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Du rêve à la désillusion : les idéologies arabes sont-elles arrivées à leur fin ?

par Khaled Chebli*

La fin des idéologies arabes : une page tournée ou un cycle en attente de renouveau ?

Depuis plus d'un demi-siècle, les idéologies ont constitué la boussole de la pensée et de l'action politique dans le monde arabe. Trois grands courants, successivement, ont porté les espoirs des peuples : le nationalisme arabe, la gauche progressiste, puis l'islam politique. Chacun s'est imposé dans son temps comme une promesse d'unité, de libération et de justice sociale. Mais, l'un après l'autre, ces projets ont échoué, laissant derrière eux un paysage fragmenté, des sociétés désenchantées et un horizon politique en quête de repères. La question se pose alors avec acuité : assistons-nous réellement à la mort des idéologies arabes, ou à une phase de recomposition silencieuse en attente d'un nouveau souffle ?

Le rêve brisé du nationalisme arabe

Dans les années 1950 et 1960, le nationalisme arabe, incarné par la figure de Gamal Abdel Nasser, s'est imposé comme l'idéologie dominante. Il promettait la libération de la Palestine, l'unité arabe et le dépassement des héritages coloniaux. Le projet s'est matérialisé dans des expériences concrètes, comme l'éphémère République arabe unie (Égypte-Syrie). Mais la défaite de 1967 face à Israël a révélé les failles d'un système autoritaire et centralisateur, davantage préoccupé par la consolidation du pouvoir que par la concrétisation des aspirations populaires. L'échec de l'unité, combiné à la montée des régimes militaires, a signé la fin du rêve panarabe.

La gauche arabe : entre ambition sociale et marginalisation

Dans le sillage des mouvements de libération, la gauche marxiste et socialiste a tenté d'offrir une alternative. Elle a porté des combats pour la justice sociale, la redistribution et la libération des classes populaires. Mais elle a souffert de plusieurs contradictions. D'une part, ses élites intellectuelles sont restées souvent éloignées des masses. D'autre part, la gauche arabe s'est retrouvée coincée entre deux forces : des régimes autoritaires qui se réclamaient déjà du socialisme, et des sociétés de plus en plus travaillées par la montée de la religiosité. L'effondrement de l'Union soviétique dans les années 1990 a fini d'achever l'influence de ces courants, déjà fragilisés par la répression et l'exil de leurs militants.

L'islam politique : de l'espérance à la désillusion

À partir des années 1980 et surtout après la révolution iranienne de 1979, l'islam politique s'est imposé comme la nouvelle force idéologique. Il prétendait réconcilier authenticité culturelle et modernité politique, en promettant un modèle alternatif face à l'échec du nationalisme et de la gauche. Dans plusieurs pays, des mouvements islamistes sont parvenus à occuper le devant de la scène, que ce soit par l'action sociale, la prédication ou l'engagement électoral.

Mais là encore, la réalité a vite rattrapé les promesses. Là où les islamistes ont accédé au pouvoir – comme en Égypte après 2011 ou en Tunisie –, ils se sont heurtés aux réalités de la gouvernance, aux contraintes économiques et aux résistances institutionnelles. Rapidement, leur discours s'est révélé incapable de répondre aux attentes de sociétés jeunes, connectées et en quête de libertés concrètes plus que de slogans identitaires. Les divisions internes, les dérives autoritaires et l'incapacité à articuler un projet économique viable ont fini par éroder leur crédibilité.

Le vide idéologique et la montée du pragmatisme

Aujourd'hui, force est de constater que l'espace idéologique arabe est marqué par un vide. Ni le nationalisme, ni la gauche, ni l'islam politique ne parviennent à séduire les nouvelles générations. Les révoltes de 2011 ont montré une volonté populaire de rompre avec les vieilles idéologies au profit d'aspirations plus concrètes : dignité, liberté, justice sociale et bonne gouvernance. Mais faute de cadres idéologiques solides, ces mouvements ont rapidement été récupérés ou réprimés.

Le résultat est une montée du pragmatisme politique : les régimes privilégient désormais la stabilité sécuritaire et économique à tout prix, souvent au détriment des libertés. Les populations, elles, oscillent entre désenchantement, émigration et recherche de solutions individuelles, loin des grands récits collectifs.

Vers un nouvel horizon ?

Peut-on pour autant parler de la mort définitive des idéologies arabes ? L'histoire montre que les idéologies ne disparaissent jamais totalement, elles se transforment. De nouvelles formes de mobilisation apparaissent déjà : écologie, droits numériques, féminisme, revendications citoyennes locales. Ce sont peut-être les germes d'un nouveau paradigme, encore diffus et inorganisé, mais porteur d'une redéfinition du politique.

Ainsi, la fin des idéologies classiques ne signifie pas la fin du politique dans le monde arabe. Elle marque plutôt la clôture d'un cycle et l'ouverture d'une période d'incertitude où de nouvelles idées sont appelées à émerger. La jeunesse arabe, majoritaire, instruite et connectée, demeure la clé de ce renouveau. Reste à savoir si ses aspirations trouveront le chemin d'une traduction idéologique et institutionnelle, ou si elles resteront prisonnières du cercle de la désillusion.

*Chercheur en droit public