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Communes algériennes : sortir de l'impuissance

par Toufik Hedna*

Entre absence de vision, faiblesse des maires et chevauchement constant entre politique et technique, la gouvernance municipale en Algérie s'enlise.

Or, c'est à ce niveau que se joue l'avenir des villes: transparence, écologie, innovation et confiance citoyenne.

Une démocratie locale sans souffle

La commune est censée être la première marche de la démocratie, l'espace où se décide le quotidien des citoyens. En Algérie, elle est trop souvent réduite à un théâtre d'ombres : un maire sans vision, un conseil municipal passif, une administration piétinée.

Entre improvisation politique et confusion des rôles, la gouvernance locale tourne à vide, incapable de transformer la loi en projet ni le discours en action. La gouvernance municipale, sur le papier, obéit à un schéma simple: un maire élu, un conseil qui débat, une administration qui exécute et des citoyens qui contrôlent. Mais dans la réalité, cet équilibre est faussé.

La commune, cellule de base de la République, se trouve réduite à une institution fragile, ballottée entre promesses électorales et improvisations. À chaque élection, le scénario se répète : des candidats surgissent sans programme, promettent des ruptures spectaculaires, puis replongent la commune dans les mêmes travers. Le citoyen, lassé, voit défiler des visages différents, mais des pratiques inchangées.

La personnalité du maire, talon d'Achille de la commune

Le problème, au fond, n'est pas seulement électoral. Il est structurel, mais aussi personnel. Le maire, censé être la figure centrale de la commune, se révèle trop souvent fragile: manque de charisme, absence de compétences, incapacité à s'imposer comme leader local. Dans certains cas, il s'enlise dans des dérives ou se voit éclaboussé par des affaires douteuses qui entament sa crédibilité. Faute d'incarner une autorité respectée, il devient une proie facile : affaibli par sa propre faiblesse, il est utilisé par plus habile que lui, instrumentalisé par des réseaux partisans ou administratifs qui l'orientent à leur guise. La question n'est donc pas seulement celle des textes ou des moyens, mais d'abord celle de la personnalité du maire. Sans intégrité, sans compétence et sans vision, le premier magistrat de la commune ne dirige pas: il subit. Et la commune, privée de capitaine, dérive dans l'improvisation.

Le conseil municipal, un cercle sans âme

Le conseil municipal devrait être l'espace de la délibération, de la représentation et de la construction collective. Dans la pratique, il fonctionne comme un cercle concentrique. Au premier rang, quelques élus influents monopolisent les décisions. Autour d'eux, une majorité silencieuse se contente d'approuver, parfois sans même comprendre. Plus loin encore, une périphérie de conseillers absents parachève ce décor, donnant l'impression d'une institution où certains sont payés à ne rien faire.

Le citoyen, censé voir dans le conseil l'expression de sa voix, n'y perçoit qu'un vide institutionnel. Les séances se réduisent à des formalités administratives, rarement à des débats de fond. La démocratie locale s'y dilue dans la routine et l'indifférence.

La confusion politique et technique

Le cœur du problème réside dans la confusion permanente des rôles. Le maire s'improvise ingénieur, les élus se croient gestionnaires, et l'administration, paralysée, n'ose plus rien entreprendre. Chaque mandat commence par effacer le précédent, chaque projet est stoppé ou relancé selon les humeurs. Comment parler de vision quand la stratégie se limite à inaugurer une rue ?          

Comment parler de compétence quand la nomination obéit davantage aux réseaux qu'au savoir-faire ? Comment parler de continuité quand la première décision d'un nouveau conseil est souvent de faire table rase ? Ce chevauchement détruit toute cohérence : le politique empiète sur le technique, le technique se replie dans la peur, et la commune s'enfonce dans une gestion par inertie.

L'administration piétinée

Pourtant, l'administration municipale devrait être la colonne vertébrale de la commune. Ses cadres (ingénieurs, urbanistes, comptables, responsables de secteurs…) portent le savoir-faire et garantissent la continuité. Mais à chaque élection, ils sont déplacés, marginalisés, instrumentalisés.

L'administration devient l'otage d'élus éphémères qui confondent autorité et arbitraire.

Un ancien administrateur le disait avec amertume : à force de dérives, l'administration devient des meubles, et les élus de la poussière. D'un scrutin à l'autre, la poussière change de couleur, les meubles sont déplacés, parfois renvoyés à la casse. Mais au bout du compte, ce sont toujours les mêmes, usés, qui supportent le désordre. Cette instabilité ronge le système de l'intérieur. Au lieu de renforcer l'administration, on l'affaiblit. Au lieu de s'appuyer sur son expertise, on la soupçonne. Au lieu de l'impliquer, on la contourne. Résultat : la machine municipale tourne au ralenti, incapable de planifier, réduite à exécuter des décisions fragmentées.

Les conséquences d'un système en panne

Cette vacance de gouvernance a des effets visibles : des projets arrêtés, des infrastructures mal entretenues, des services publics inefficaces. Elle éclate surtout en période de crise : inondations mal gérées, déchets qui s'accumulent comme ce fut récemment le cas à Sétif, incapacité à anticiper ou à réagir. Peu à peu, la confiance s'érode. Le citoyen ne croit plus en ses élus, l'abstention progresse, la défiance s'installe, et la commune se réduit à une façade institutionnelle. Le plus grave est ailleurs : cette situation prive les villes de toute capacité de projection. Alors que les défis du XXIe siècle exigent anticipation, planification et innovation (urbanisation croissante, transition écologique, révolution numérique), nos communes s'enlisent dans le bricolage quotidien. L'Algérie locale vit au jour le jour, incapable de se projeter sur dix ans.

Pour une refondation de la gouvernance locale

Cette crise n'est pas une fatalité. Elle appelle des ruptures, car persister dans l'existant, c'est condamner nos communes à l'immobilisme. La première rupture consiste à clarifier les rôles : aux élus, la vision, la stratégie, la représentation politique ; à l'administration, la compétence technique et la mise en œuvre. Une commune ne peut pas fonctionner si chacun empiète sur le domaine de l'autre. La deuxième rupture est culturelle : il faut valoriser la compétence et l'intégrité au-dessus des réseaux et du clientélisme. Un maire doit être choisi pour sa capacité à orienter et à représenter, non pour sa loyauté à un parti ou son habileté électoraliste. Un conseil municipal doit être évalué à l'aune de ses propositions et de ses débats, non de sa capacité à voter sans broncher. La troisième rupture est managériale. Une commune ne peut pas se gouverner à vue, sans méthode, sans planification ni évaluation. Gouverner localement, ce n'est pas improviser : c'est définir des objectifs clairs, les traduire en programmes, suivre leur exécution et rendre compte. Cela suppose une organisation interne solide, un management participatif et des outils de pilotage. Trop souvent, nos municipalités fonctionnent au coup par coup, sans tableau de bord ni indicateurs, sans mémoire institutionnelle. Introduire une véritable culture managériale planification (évaluation, reddition des comptes) est la condition pour transformer les intentions en résultats.

La quatrième rupture est technologique. La numérisation, l'intelligence artificielle et l'open data ne sont pas des gadgets : ce sont des outils indispensables pour moderniser la gestion locale, donner de la transparence et rétablir la confiance des citoyens. Publier un budget en ligne, suivre en temps réel l'avancée d'un chantier, permettre aux habitants de signaler un problème via une application : autant de mécanismes qui responsabilisent élus et administration, tout en rapprochant la commune de ses habitants. La cinquième rupture est écologique et économique. Une commune qui adopte l'économie circulaire, qui transforme ses déchets en ressources, qui valorise ses espaces verts et qui développe des filières locales attire financements, investisseurs et talents. Mais elle ouvre aussi de véritables gisements d'emplois durables : dans le recyclage, la gestion des eaux, la reforestation urbaine, la maintenance énergétique ou encore le tourisme vert. Le maire qui ose porter une telle vision fait de sa ville un acteur de développement et d'innovation. Celui qui se contente de colmater les fuites condamne sa commune à la résignation et au déclin. Enfin, la sixième rupture concerne la société civile. Les associations, longtemps marginalisées, doivent devenir partenaires à part entière de la gouvernance locale.

Elles connaissent le terrain, souvent mieux que la municipalité elle-même : elles voient les besoins, comprennent les urgences, savent où agir. Elles innovent, elles mobilisent. Les ignorer, c'est se priver d'une énergie indispensable. Or, elles sont aujourd'hui réduites à néant ou cantonnées à un rôle décoratif, alors qu'au contraire, plus elles sont nombreuses, plus elles stimulent une saine émulation par la compétitivité ; et plus elles sont diverses, plus elles se complètent en couvrant des champs différents : environnement, solidarité, culture, jeunesse, urbanisme. C'est dans cette pluralité que le fardeau de la gestion s'allège et que la commune retrouve souffle.

Une gouvernance encore à inventer

La gouvernance municipale en Algérie ne souffre pas d'un manque de lois, mais d'un manque d'hommes et de femmes capables de les incarner. Aucun code communal, aussi modernisé soit-il, ne donnera vision et compétence à ceux qui en manquent. Le vrai défi est ailleurs : il est dans la capacité à concevoir un projet, à l'assumer et à le mettre en œuvre avec méthode.

Tant que les élus continueront à improviser, que les conseils se réduiront à des cercles passifs et que l'administration sera piétinée au gré des mandats, la commune restera condamnée à l'impuissance. La démocratie locale ne retrouvera souffle que lorsqu'on comprendra enfin qu'une ville ne se gouverne pas avec des discours ni avec des bricolages, mais avec une vision claire, une compétence assumée et une continuité respectée.

Car une ville sans gouvernail entraîne toute la société dans sa dérive. Réformer la gouvernance municipale n'est pas seulement une question d'efficacité administrative : c'est une question de démocratie, de compétence, de confiance et d'avenir.

*Conseiller en Architecture Urbaine