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Bataille d’Imzi, du 6 au 8 mai 1960 : Le passionnant roman «Sur le chemin des sables en feu» de Brahim Sadok

par Houari Saaïdia

À La lecture du roman «Sur le chemin des sables en feu» de Brahim Sadok, on a au final cet étrange arrière-goût doux-amer. À la douceur de l’œuvre romanesque s’inspirant de faits réels se mêle l’amertume d’une sous-estimation injuste et frustrante de l’ouvrage. Le marché du livre ayant ses raisons que la raison ne connaît pas–personne n’en disconvient– on a là, à notre sens, un roman d’histoire qui mériterait bien plus d’égards en termes de promotion, de critique littéraire et, pourquoi pas, d’adaptation cinématographique.

Dans son avant-propos, le regretté historien et professeur universitaire Dr Mohamed Guentari, qui a préfacé ce livre tout en ayant été d’une aide précieuse pour son auteur de par les informations (vérités historiques, documents authentifiés, recueil de témoignages...) qu’il a bien voulu partager avec lui pour l’intérêt de l’œuvre littéraire et de la mémoire nationale, insère cette note-analyse : «L’histoire relatée dans ce récit est, certes, modeste par son volume, mais si intense et riche à travers les évènements décrits qui ont été réellement vécus durant la Révolution algérienne. Ce roman, dont l’écriture a été inspirée par des témoignages oculaires et des photos, redessine le drame algérien à travers le modèle d’une famille parmi tant d’autres». Le jugement de valeur porté sur cet ouvrage d’inspiration réaliste, basé sur des faits réels ayant eu pour cadre spatio-temporel la zone 8 de la wilaya V historique –et principalement la région d’Aïn Sefra– en fin des années 1950, prend tout son crédit lorsqu’il vient d’un chercheur éminent et historien spécialisé dans la Guerre d’Algérie, mais également un moudjahid qui avait rejoint les rangs de la glorieuse Armée de libération nationale en 1956 comme commissaire politique (mouhafedh) et membre au conseil de la zone 1 de la wilaya V historique. «Cet écrit est une mémoire vivante défiant le temps et l’espace, gardée en bonne place dans tous les recoins de l’Algérie... Cet exercice de sauvegarde de la mémoire est, en effet, exigé de chacun pour pérenniser toutes les empreintes des entraves bridant l’histoire dans la grande conscience collective en ce monde éphémère où tout, naturellement, est amené à disparaître et où Dieu seul est éternel. Cependant, il n’en demeure pas moins que le sacrifice de la femme algérienne pour sa patrie restera une école sans égale de dévouement».

SAFIA INCARNANT LA BRAVE FEMME ALGÉRIENNE EN PERSONNAGE PRINCIPAL

Le résumé en quatrième de couverture figurant au dos du roman, en format digest de 176 pages, est plutôt concis : «Safia, mère de cinq enfants, quitte contre son gré son ksar à Aïn Sefra. Offrant l’image d’une résistante hors pair fuyant les exactions coloniales, elle affronte avec courage le drame des réfugiés algériens au Maroc, contraints à la survie faite d’entraide et de sacrifice. Tiré de faits réels, ce roman lève le voile sur la sanglante bataille d’Imzi (du 6 au 8 mai 1960) qui a vu les moudjahidine résister vaillamment à l’armée coloniale». Mais pourquoi Safia, femme au foyer, et non pas Dahmane (son mari), homme au maquis, en personnage principal ? Pourquoi la femme mère de famille, désœuvrée, simple, humble et obéissante, «collée» à ses enfants du début à la fin de l’histoire, et non pas Dahmane, l’orphelin à neuf ans et depuis «père» de ses nombreux frères cadets, l’homme qui s’est essayé à plusieurs petits métiers aussi misérables les uns que les autres, a émigré en France pour nourrir sa petite famille, retourné au bled où il a bossé comme artificier dans un chantier local des Ponts et Chaussées, et qui, insurgé par l’oppression coloniale, a fini par rejoindre les maquis, occupant différents postes au sein de l’ALN avant d’être grièvement blessé dans la grande bataille d’Imzi et de rendre l’âme quelques semaines après ? Parce que, du point de vue de l’auteur a priori, et c’est le cas de le dire, sans Safia la femme, l’épouse et la mère, aimante et altruiste, fidèle, patiente, vaillante, résistante, obéissante, dévouée, Ben Taleb, (le nom de guerre de son époux Dahmane), n’aurait peut-être même pas songé à rallier la résistance ou n’aurait pu, à tout le moins, franchir le pas. Car en elle il a trouvé tout : la femme, l’ange, l’épouse, la mère de ses enfants, la confidente, la complice de vie, sur qui il pouvait toujours compter, dans la vie et après la mort.

NI MAQUISARDE NI FIDAYIA NI MOUSSABILA : SAFIA LA MÈRE AU FOYER OU L’AUTRE PROFIL ANONYME DE LA GUERRE DE LIBÉRATION

Oui, Safia, n’était certes ni moudjahida, ni maquisarde, ni fidayia, ni poseuse de bombe, ni moussabila ni propagandiste ou agent de liaison, ni hébergeuse et nourricière de fellagas, ni soigneuse au djebel, ni collectrice de fonds au village, mais simplement une femme au foyer épouse d’un moudjahid. Pieuse, dévouée et courageuse, acquise à la cause de son mari, celle de libérer la patrie. Et c’était justement ce qu’il fallait dans le contexte qui était le leur. Voilà qui expliquerait un peu ce dont pourquoi Safia est le personnage principal de l’ouvrage de Brahim Sadok inspiré d’une histoire vraie, mais aussi le point d’ancrage de sa pensée qui disqualifie les considérations gênantes, approximatives et linéaires en gardant toujours le lecteur alerte grâce à une narration fluide et captivante. Et parce qu’il fallait peut-être aussi fouler au pied l’idée préconçue présentant la guerre toujours comme une affaire d’hommes ; la guerre qui constitue dans toute culture le paradigme des valeurs viriles et participe sur le champ de bataille comme dans la littérature à l’hégémonie d’une culture masculine.

DAHMANE OU L’ESPRIT DE RÉVOLTE INDOMPTABLE

L’histoire commence par la rentrée inattendue au bled (Aïn Sefra) de Dahmane après deux années de travail en France. Dissuadé par son entourage proche, il dût vite faire une croix sur l’idée d’une nouvelle immigration, en famille. Avec ses petites économies, il acheta un troupeau de moutons dont il confia la garde à un berger. Il dégota un boulot d’artificier dans un chantier de Ponts et Chaussées dans la région. Etant père de quatre petites filles, il proposa à sa femme Safia d’aller visiter le mausolée d’un saint à Moghrar, à une demi-journée à dos de mulet de chez-eux, pour implorer sa baraka en vue d’avoir un garçon. Son souhait d’avoir une descendance masculine sera bientôt exaucé par Dieu et le nouveau-né fut baptisé Belkheïr, au nom du vénérable. Ses sentiments de vengeance et de révolte contre l’oppression de l’occupation coloniale et les exactions du caïd du douar et ses sbires finissant par avoir raison de lui, Dahmane s’engagea dans le mouvement de résistance sous la bannière du FLN. Le récit relate avec force détails l’une de ses premières missions : avec l’aide de deux compagnons, il donna un ultime avertissement à trois traîtres agents de la SAS (Sections administratives spécialisées) en glissant, de nuit et sous haute surveillance, sous les portes de leurs maisons les lettres du FLN.

EXIL FORCÉ

Dans un climat de resserrement de l’étau des forces coloniales sur Aïn Sefra, déclarée alors zone à haut risque suite à la montée au djebel de bon nombre de ses hommes, accentué par une escalade aveugle des représailles contre sa population, Safia reçut de la part de son mari, qui avait depuis peu rejoint les maquis, un message transmis par un voisin lui enjoignant de quitter le plus rapidement possible le village et de se refugier vers les frontières marocaines. A peine eut-elle le temps de faire le strict minimum de ses bagages et faire ses adieux à sa famille que les deux accompagnateurs missionnés pointèrent avec trois mulets, un pour elle et son fils Belkheïr emmitouflé dans ses bras, l’autre pour ses quatre filles et le troisième pour la charge. Au bout d’un si long voyage autant exténuant que périlleux, par monts, vaux et dunes, Safia en compagnie d’un petit groupe dont des combattants, atterrit enfin dans un petit camp de réfugiés dans l’étendue désertique marocaine de Tendrara. Un épouvantable drame secoua le campement : trois petits enfants parmi le groupe de réfugiés succombèrent, l’un après l’autre, à leur contamination dans les essais d’armes chimiques et bactériologiques de Oued Namous, au sud de Beni Ounif. Quelques jours plus tard, Safia et bon nombre de réfugiés qui étaient avec elle furent transportés à Oujda, où ils furent casés dans un petit gîte précaire. Elle ne fut pas au bout de ses peines, puisqu’elle apprit quelque temps après que son mari Dahmane se trouvait dans un état semi-comateux à l’hôpital d’Oujda. Elle fut conduite pour le voir avec son fils Belkheïr. La scène de retrouvailles est extrêmement sensible. Quatre jours plus tard, Safia apprit le décès de son mari. Le lendemain, en début d’après-midi, sous une pluie fine et froide, le martyr Dahmane, alias Ben Taleb, fut enterré au cimetière d’Oujda. Dans la maison mortuaire, dans un petit coin clair-obscur, son fils Belkheïr prolongement de Dahmane dans son giron et ses quatre filles à ses côtés, entourée de toutes parts par des femmes, qui pleure, qui gémit, qui s’apitoie, qui console, qui se tait... Safia la veuve, corps inerte, visage fermé, regard éteint, est plongée dans un autre monde.

LA BATAILLE D’IMZI : UN RÉCIT DE GUERRE CAPTIVANT

A l’évidence, «Sur le chemin des sables en feu» ne pouvait passer par la bataille d’Imzi, qui eut lieu du 6 au 8 mai 1960, sans s’y arrêter. C’en est même le fait le plus proéminent du récit, auquel il consacre un long chapitre de 19 pages. À juste titre. On sent derrière le grand effort de recherche historique déployé par l’auteur, qui a mis du cœur à reconstituer fidèlement les évènements, avec un style qui rend la scène d’affrontement visuelle, rythmée, vivante, et, à la clé, un vocabulaire précis pour décrire les faits et les émotions, tout en jouant sur le rythme des phrases pour refléter la vitesse et l’intensité de l’action. Sans forcer le trait, l’auteur prend le soin d’intercaler une précision, aux allures d’une petite mise au point d’histoire semble-il : «La mission (d’Imzi) n’était pas d’attaquer l’armée française mais seulement de franchir la ligne Morice et de pouvoir rentrer sur le territoire national en renfort et soutien pour la résistance armée». Le personnage-clé du roman, Dahmane, lui, était parmi l’élite choisie pour se frayer une brèche dans la ligne électrifiée car il était natif de la région, connaissait parfaitement les moindres sentiers, raccourcis et reliefs, et, bien plus, savait mieux que quiconque manipuler les explosifs... La chronologie des faits de la bataille, qui commença le matin du 6 mai 1960, à 5h45, est d’une grande précision et haute clarté dans l’ouvrage de Brahim Sadok. Ce livre est, à notre sens, digne d’une référence pour se documenter sur cet événement de guerre. On y apprend davantage en tout cas, et surtout plus en détail, sur cette bataille où l’armée française utilisa des armes destructrices pour commettre des crimes odieux contre l’humanité, en ayant notamment arrosé les moudjahidine avec des bombes incendiaires au napalm, internationalement interdites, ainsi que des munitions libérant des gaz toxiques, et ce dans ses tentatives désespérées d’isoler et d’assiéger les combattants de l’ALN.

LES RÉFUGIÉS ALGÉRIENS «OTAGES» DES AVIDITÉS EXPANSIONNISTES MAROCAINES

Racontant le périple de Safia et ses compagnons, qui fuirent les persécutions de l’ennemi colonial français, vers les terres marocaines pour s’y réfugier, ce roman-témoignage lève un pan du voile sur les pratiques de pression, d’intimidation et de supplice physique et moral dont furent victimes les réfugiés algériens de la part des partisans et des affidés du mouvement de la résistance marocaine, fondé par Allal El-Fassi, leader du parti Al-Istiklal. Une mouvance créée par le Makhzen expansionniste qui a toujours fantasmé sur la thèse du «Grand Maroc» qui s’étend de Tanger à Saint Louis au Sénégal. «Les militants de ce mouvement marocains n’avaient ménagé aucun effort pour chercher à plier la volonté des réfugiés algériens, dans le but de les forcer à prendre la nationalité marocaine, en les poussant à crier haut et fort leur appartenance au régime monarchique... Cependant, face au refus de ces hommes de céder à la pression de leurs tortionnaires, ces malheureux furent inculpés d’instigation, avant d’être écroués dans un centre dirigé par le mouvement, à Tendrara. Par la suite, les réfugiés avaient appris qu’ils avaient été transférés vers les localités de Bouazza, à bord de véhicules, avant d’être conduits à Erfoud et Rissani, aux environs de Tafilelt, au sud du Maroc. Ils y séjournèrent dans un calvaire épouvantable, quatre mois durant sous l’interrogatoire et la torture. Les Marocains voulaient à tout prix les convertir à leur nationalité», lit-on dans «Sur le chemin des sables en feu».