|
![]() ![]() ![]() ![]() Le
30 avril 1975 marquait la chute de Saïgon et la fin
de la guerre du Vietnam. Une guerre qui, avec ses trois millions de morts, ses
villages dévastés par le napalm et l'agent orange, et ses soldats américains
brisés, a symbolisé la première grande défaite de l'empire américain. Cette
défaite n'était pas seulement militaire: elle fut
morale, politique et sociétale. Elle a entraîné une rupture durable entre la
jeunesse américaine et le pouvoir de Washington.
Le soulèvement des campus : d'hier à aujourd'hui À cette époque, les étudiants américains se soulevaient sur les campus, dénonçant les mensonges d'État, la brutalité coloniale et le cynisme d'une guerre présentée comme une croisade contre le communisme. C'est dans ce climat qu'est né le concept moderne de « deep state » ou État profond, cette impression que le peuple était trompé par une machine étatique opaque et autonome. Une méfiance qui persiste aujourd'hui encore dans la conscience américaine. Ce refus collectif de la guerre fut porté par de puissants mouvements civiques, des artistes, des intellectuels, mais aussi des figures historiques. Les chansons de Joan Baez et Bob Dylan, comme «Blowin' in the wind» ou «Wherehave all the flowersgone?», étaient devenues les hymnes d'une génération insurgée contre l'injustice. Martin Luther King, dans un discours prononcé en 1967 contre la guerre, martelait : «Le moment vient où le silence devient trahison.» Et Mohamed Ali, champion du monde de boxe, refusait d'être enrôlé, déclarant : «Aucun Vietcong ne m'a jamais appelé nègre.» Ces paroles ont résonné comme un coup de tonnerre, soulignant l'absurdité d'envoyer des jeunes Noirs mourir au Vietnam pour une Amérique qui les discriminait encore chez eux. Aujourd'hui, un demi-siècle plus tard, l'Histoire bégaye. Les étudiants américains occupent de nouveau leurs campus, cette fois pour Gaza. Et comme en 1970, ils sont à nouveau frappés, matraqués, expulsés. Leurs appels à la justice sont accueillis par la répression, leurs tentes démantelées, leurs paroles criminalisées. Même courage, même solitude, même lucide rejet de la violence d'État. Gaza : Colonialisme et impérialisme contemporains La guerre contre Gaza est une guerre coloniale pour Israël, mais elle est également une guerre impérialiste pour les États-Unis, qui fournissent les armes, les vetos, le discours. Elle révèle une fois encore l'hypocrisie des puissants et la brutalité de l'ordre international. L'enseignement fondamental de la guerre du Vietnam, c'est que dans les guerres asymétriques, ce n'est pas la puissance militaire ou économique qui détermine l'issue. C'est la légitimité du combat, la détermination face à l'injuste, la soif de liberté qui finit toujours par prévaloir. À Saïgon, les hélicoptères américains s'enfuyaient en hâte, laissant derrière eux des alliés trahis et un pays en ruines. Il n'est pas impossible qu'un jour, les images de Tel Aviv vidée dans la panique, les sionistes fuyant comme autrefois les colons français d'Alger ou les marines de Saïgon, surgissent dans notre actualité. Algérie-Vietnam : une solidarité forgée dans la lutte Pour l'Algérie, qui sortait alors fraîchement de sa propre guerre anticoloniale contre une France revancharde, elle-même humiliée à Diên Biên Phu en 1954, l'identification avec le combat vietnamien était évidente. L'Algérie indépendante a soutenu sans équivoque le Vietnam du Nord. En mars 1974, notre regretté président Houari Boumediene entreprend une visite d'État au Vietnam, dans un contexte historique lourd de symboles. Le pays venait tout juste de sortir d'un long conflit contre les États-Unis, qui s'était officiellement terminé avec les Accords de Paris en 1973, mais le Vietnam restait alors divisé entre le Nord (République démocratique du Vietnam) et le Sud (République du Vietnam, soutenue par Washington). Le processus de réunification était encore à venir, et les tensions militaires restaient vives. La visite de Boumediene, à la tête d'une importante délégation politique, diplomatique et médiatique, visait à affirmer la solidarité indéfectible de l'Algérie avec le peuple vietnamien. Elle devait également préparer le terrain à une coopération renforcée entre Alger et Hanoï dans le cadre du Mouvement des non-alignés. Mais cette visite fut marquée par un drame. Le 8 mars 1974, un avion affrété pour transporter une partie de la délégation algérienne, principalement des journalistes, techniciens et accompagnateurs, s'écrase à l'approche de l'aéroport de Hanoï, dans la commune de Mai Dinh, district de Soc Son. Il n'y eut aucun survivant : 27 personnes périrent, dont 15 journalistes algériens et 9 journalistes vietnamiens. L'émotion fut immense, à la mesure du sacrifice. En quelques jours, les autorités vietnamiennes, mobilisées au plus haut niveau, le Premier ministre Pham Van Dong en personne supervisa les opérations, identifièrent les corps, organisèrent une cérémonie funèbre solennelle, et coordonnèrent avec Alger le rapatriement des dépouilles. Celles-ci furent acheminées à bord de l'avion présidentiel algérien, spécialement renvoyé pour cette mission. À Alger, l'arrivée des cercueils fut accompagnée d'un hommage national rendu par le Président Boumediene lui-même, en présence des familles endeuillées et de tout le corps de presse. Ces journalistes furent célébrés comme des martyrs de la solidarité internationale, morts sur une terre amie, dans l'exercice d'une mission de vérité et de fraternité. L'émotion populaire fut telle que certains disaient : «Mourir à Hanoï, c'est mourir en terre sainte.» Cette catastrophe, loin d'éloigner les deux pays, a renforcé leur lien. Elle a scellé dans le sang une fraternité politique, mémorielle et humaine que rien n'est venu démentir depuis. Les leçons de Maître Giap Cette même fraternité fut célébrée quelques mois plus tard lors de la visite historique du général Võ Nguyên Giáp en Algérie, du 4 au 10 janvier 1976. Ministre de la Défense du Vietnam et vainqueur légendaire de Diên Biên Phu, Giáp fut accueilli à Alger en héros. Il prononça un discours solennel au Palais du Peuple, aux côtés du Président Boumediene. Dans cette allocution marquante, il évoqua la lutte anticoloniale commune entre les deux peuples, et rendit hommage à la Révolution algérienne. C'est à cette occasion qu'il prononça la phrase restée célèbre : « L'impérialisme est un mauvais élève qui n'apprend jamais les leçons de l'histoire. » Par ces mots, il dénonçait l'obstination des puissances coloniales à reproduire les mêmes erreurs : la France, battue au Vietnam en 1954, s'était empressée de relancer une guerre en Algérie. Et plus largement, ces propos visaient tous les impérialismes, y compris américain, incapables de tirer les leçons des défaites infligées par les peuples colonisés. L'histoire lui a donné raison : les États-Unis se sont encore fourvoyés en Irak et en Afghanistan, fuyant Kaboul comme jadis Saïgon. Avant eux, l'Union soviétique avait envahi l'Afghanistan, détruisant ses structures traditionnelles et conduisant à l'émergence de forces obscures, destructrices comme les Talibans, Al-Qaïda, et les djihadistes en général, dont nous avons subi le retour des flammes lors de la décennie noire. Aujourd'hui, l'agression contre Gaza vient tristement confirmer la persistance des mêmes erreurs : une puissance coloniale qui refuse la légitimité de l'autre, un impérialisme qui croit encore que la force militaire peut étouffer un peuple, et un Occident incapable d'apprendre de ses défaites passées. Gaza, comme hier le Vietnam ou l'Algérie, devient ainsi le miroir d'une obstination impériale à nier le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. L'introspection américaine, le silence français Contrairement à la France, les États-Unis ont amorcé une véritable introspection sur la guerre du Vietnam. Sans excuses officielles, certes, mais avec des reconnaissances publiques et documentées : le Winter Soldier Investigation en 1971, le rapport Peers sur le massacre de Mù Lai, les témoignages de soldats, les enquêtes internes du Pentagone. John Kerry, vétéran devenu sénateur, évoquait alors les viols, tortures et meurtres de civils comme actes « tolérés par la hiérarchie ». Des figures majeures comme Robert McNamara, artisan de la guerre du Vietnam en tant que secrétaire à la Défense, ont reconnu la faute morale : « Nous avions tort, terriblement tort. » Les présidents Bill Clinton, puis Barack Obama, ont exprimé leur regret pour les souffrances infligées, en saluant les millions de victimes vietnamiennes. Cette lucidité a aussi traversé la culture américaine : des films comme Apocalypse Now, Platoon ou Full Metal Jacket ont exposé la brutalité de cette guerre. Rien de tel en France. À cinq ans près des 200 ans de la colonisation de notre pays, le silence, l'effacement, le déni et parfois une posture belliqueuse dominent encore la mémoire officielle de la guerre d'Algérie. Aucune reconnaissance de la destruction quasi systématique de notre société, de sa culture, laissant en 1962 près de 90 % de la population analphabète ou à peine alphabétisée. Des crimes que l'on pourrait, aujourd'hui, qualifier de génocide n'ont déclenché aucune introspection, comme si une population entière n'avait été que des ombres sans voix. Ce n'est pas seulement une omission morale : c'est un refus politique et juridique de nommer les crimes, parfois constitutifs de crimes contre l'humanité, voire de génocide. Tant que ce refoulement durera, la fracture mémorielle entre l'ancienne puissance coloniale et notre peuple restera béante. Là où l'Amérique vacille mais s'interroge, la France se tait et persiste. Une mémoire active Cinquante ans plus tard, le souvenir de Saïgon tombant aux mains des Vietnamiens reste un symbole. Non pas celui d'une victoire militaire, mais celui de la dignité d'un peuple, de la défaite de l'arrogance impériale, et de l'espoir que la solidarité entre les peuples peut triompher des armes les plus puissantes. Ce souvenir nous oblige. *Dr. |
|