Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Que faire face au «sous-développement émergeant»?

par Kamel Daoud

«Ils ont gagné !» dit l'ami avec un sincère soupir. Eux, ce sont la génération Echourouk, les barbus au front baissé pour mieux ruser, les conservateurs, les nouveaux jeunes au gel/pantacourt, main-d'œuvre des chouyoukhs occultes, munis de fatwas en guise d'étendards, les villages fermés, le peuple assis front collé tête baissée main tendue vers le ciel, les affamés nus et serviles, les femmes qui en veulent au corps de la femme. Les autres en face ? La génération 70, son reliquat, les gens qui pensent que penser n'est pas nuire ni tuer, les enfants de la haute classe moyenne perdus entre deux mondes, les progressistes, les gens qui disent que tout le monde peut vivre à sa façon puisqu'on est tous vivants, les lettrés aux livres pluriels, les anciens qui regardent le monde s'user et les émietter. Manichéisme ? Que oui. Le monde se divise toujours en deux : ceux qui sont devant et ceux qui se tordent le cou à regarder derrière. Ceux qui tuent et ceux qui flamboient de vie ou fantasment sur ses braises. Les gens qui inventent et ceux qui piétinent. De tout temps le monde est divisé entre Caïn et Abel. Le voleur de moutons et le mouton lui-même. En Algérie, une sorte d'équilibre a prévalu à cause de l'héritage coloniale, des efforts de la nation en matière d'écoles et d'éducation et de livres et à cause des enseignants égyptiens, de l'école, des fatwas, du FIS et des conservateurs. Puis cet équilibre s'est rompu par les armes et la guerre et, enfin, par les idées qui en viennent aux mains.

De cette longue guerre entre le désir de vivre et le désir de tuer le désir, la liberté et la contrainte, le corps et le mort, il fallait qu'un vainqueur soit là à la fin : il sera le barbu, le chorouki, la femme voilée comme un crime, les chasseurs de cadenas d'amour, les intolérants, les dévoreurs des mangeurs du ramadan, les hurleurs, les chouyoukh Chemsseddine. Ceux-là ont donc finalement gagné et le pays s'en ressent. Il sent le renfermé, le malaise, l'envie de mourir vite pour éviter de collectionner plus de péchés, l'ancêtre qui se décompose à l'air libre. On le sent partout : l'Algérie intolérante, miséreuse de sens et de d'audace, vieillie et tournée de force vers la fatwa et la sunna comme mode d'emploi et posologie de l'air.

Et du coup, à cause de cette défaite de soi, on se sent seul, désemparé, avec l'envie de partir et la décision de ne pas y céder, encerclé, assiégé par la maladie du siècle, sans instruments et sans solutions.

On ne sait plus si partir c'est guérir ou si rester est résister.

Réduit à la résistance par l'émotion face aux fatwas, hurlement, meurtre, atteintes aux libertés, islamisations, fanatismes et abêtissement généralisé. Et donc selon l'ami, «ils ont gagné», comprendre nous avions perdu, nous nos livres, idées, générations, écoles, envies, espoirs et batailles et romanciers avec les livres qui les aiment et nos ancêtres. Yacine, Malek Haddad et ses gazelles, Arkoun et son fanal, les gens de Dib et les gens de scènes, les guitaristes d'autrefois et les journalistes qui écrivent encore dans leurs tombes et les autres qui les suivent et les lisent, tous nous avons perdu. Une ou deux générations vaincues par le genre Cheikh Chemssedine et ses millions de débiles. Vrai ? Oui mais ne jamais le croire. Ni se sentir coupable, ni s'en aller. Le ciel change souvent ses dieux et les leurs les mangeront à la fin. «Ils ont gagné», mais on perdra encore plus si on le leur concède et si on le leur reconnaît et si on leur cède ce qui reste et si on culpabilise et si on se défait et si on s'en va ou si on change de mode de vie. Il ne faut céder en rien de son algérianité ni de son droit de vivre ici, librement, selon ses croyances et ancêtres, ses amours et ses rêves. C'est notre pays. Le leur est un désert importé.