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13 novembre 2025 : un jeudi ordinaire dans le calendrier du dérèglement

par Laâla Bechetoula

Ce jeudi-là, au-dessus des collines de Tipaza, la fumée a remplacé les nuages. Le vent soufflait à près de soixante kilomètres à l'heure, soulevant des braises comme on jette des étincelles sur une nappe d'essence. Dans les villages de Hadjret Ennous et des communes voisines, des familles ont été évacuées à la hâte, les flammes encerclaient les maisons, et dans les appels de détresse revenait la même phrase, incrédule : « Ce n'est pas normal… pas en novembre. » Pourtant, ce 13 novembre 2025 marque précisément cela : la nouvelle normalité. Un pays qui brûle hors saison, un climat qui avance sans demander la permission, et une société encore surprise par ce qui, désormais, relève de la logique de notre temps.

La Protection civile a confirmé ce jour-là dix-sept incendies dans huit wilayas, du centre jusqu'à l'est du pays. Des feux simultanés, éclatant dans un contexte décrit comme caniculaire pour un mois de novembre, aggravé par des rafales violentes. Ce n'étaient pas des taches rouges sur une carte : c'étaient des villages, des familles, des terrains agricoles, des collines familières englouties par un bruit que l'on reconnaît trop bien. Tipaza a été l'épicentre. La nuit du 13 au 14 a vu se déplacer sur place le Premier ministre Sifi Ghrieb, accompagné du ministre de l'Intérieur et du ministre de l'Agriculture. Les évacuations se sont faites en urgence. Les images montraient des fronts de flammes anormaux, presque irréels pour un mois censé être humide et frais. Ce qui frappe dans ces scènes n'est pas seulement l'ampleur, mais la date. Juillet, août, septembre… nous avons intégré que le feu rôdait à ces mois-là. Novembre ? C'était l'impossible. Il faut désormais accepter que l'impossible est devenu banal.

Pourtant, l'Algérie n'est pas seule dans cette dérive climatique. Ce même jour, en Australie, l'État de Victoria décrétait un « Total Fire Ban », une interdiction absolue d'allumer le moindre feu en extérieur tant les conditions de chaleur, de sécheresse et de vent étaient explosives. En Afrique du Sud, le district du Cape Winelands publiait un bulletin alertant sur plusieurs foyers d'incendie simultanés. Dans d'autres régions du monde, la même combinaison de chaleur anormale, de sécheresse prolongée et de vent violent créait les conditions d'une journée de feu. Trois continents brûlaient en même temps, sans coordination, sans lien apparent, mais poussés par un même moteur silencieux: un climat qui a perdu ses repères. La Méditerranée, dont notre pays est une pièce centrale, est aujourd'hui l'un des hotspots climatiques les plus sensibles de la planète. Elle se réchauffe vingt pour cent plus vite que la moyenne mondiale, avec des vagues de chaleur plus longues, des sécheresses plus sévères, et une végétation qui passe d'un écosystème vivant à un combustible permanent. Ce feu n'est pas une anomalie : c'est un symptôme. Un symptôme d'un monde où les saisons ont cessé d'être un calendrier et sont devenues un pari.

Ce 13 novembre révèle aussi une autre réalité, moins visible mais plus grave encore. Une étude mondiale montre que, sur les vingt dernières années, l'exposition humaine aux incendies a augmenté de quarante pour cent. Et quatre-vingt-cinq pour cent de cette exposition se trouve en Afrique. Ce ne sont plus seulement les hectares qui brûlent : ce sont les vies, les maisons, les vergers, les troupeaux, les souvenirs, les villages perchés sur les collines. L'Algérie, à la croisée de l'Afrique et de la Méditerranée, se retrouve au cœur de cette zone de risque où se cumulent les vulnérabilités du continent et les tensions climatiques de la mer.

Face à de tels incendies, la tentation est grande de chercher un coupable unique. Les réseaux sociaux se chargent du récit : « C'est criminel », « C'est orchestré», « On nous fait du mal ». Oui, certains feux sont volontaires. Oui, il existe des actes de malveillance, des négligences graves et parfois des intérêts sordides. Mais réduire dix-sept feux simultanés, attisés par une chaleur anormale et des vents violents, à une seule main invisible, c'est se tromper d'ennemi. Le véritable adversaire est systémique. Une végétation ultra-sèche qui agit comme un carburant, un sous-bois jamais nettoyé, des décharges sauvages en lisière de forêt, des maisons construites trop près des arbres, des brûlages agricoles qui relèvent d'un autre temps, et surtout un climat qui ne joue plus selon les règles d'hier. Ce système transforme une simple étincelle-qu'elle soit criminelle, accidentelle ou naturelle-en catastrophe.

Ce qui doit changer dépasse la réaction immédiate. Il nous faut apprendre à vivre dans un pays où l'incendie n'est plus un visiteur, mais une menace permanente. Il devient urgent de cartographier le risque au lieu de seulement déplorer les dégâts, d'intégrer l'interface forêt–habitat comme une zone stratégique qu'il faut gérer, protéger, aménager, de renforcer nos services forestiers et la Protection civile, de moderniser les pistes, les pare-feux, les moyens d'intervention, de former des équipes mixtes professionnelles, de créer une culture populaire du risque où chaque citoyen, comme il apprend à traverser la route, apprend aussi à reconnaître un jour de danger. Il est temps aussi de faire de la diplomatie climatique une diplomatie pour nos villages. Quand l'Algérie parle à la COP, ce ne sont pas des abstractions : ce sont les collines de Tipaza, les maisons de Béjaïa, les oliveraies de Jijel, les familles de Médéa. Il faut réclamer technologies, financements, coopération, non pour le prestige, mais pour protéger ce qui est irremplaçable : la vie. Le 13 novembre 2025 ne doit pas devenir une simple ligne dans un bulletin de la Protection civile. Il doit devenir un repère moral. Le signe que nous sommes entrés dans un siècle où le feu ne respecte plus les saisons et où l'inattendu devient structurel. Nous n'avons pas choisi le dérèglement climatique. Mais nous pouvons choisir de ne pas y répondre par l'improvisation, le déni ou les explications faciles. Si, la prochaine fois, un 13 novembre s'écrit en lettres de fumée dans notre ciel, nous devrons pouvoir dire : cette fois, nous savions. Et cette fois nous avions agi.