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Quand la conscience s'exporte et la dignité se défend

par Laâla Bechetoula

Réponse à l'article de La Vie Littéraire signé Anaïs Dray (11 novembre 2025)



«Les journalistes Abed Charef, Ghania Mouffok, Saïd Djafer, les écrivains Yasmina Khadra, Rachid Boudjedra, Akli Tadjer et tant d'autres ont, eux aussi, traité Sansal de traître. Indirectement, ils ont justifié son envoi à l'échafaud. Ils ont cautionné l'inacceptable. Cette opposition-là n'en est plus une. Elle est devenue le reflet inversé du pouvoir qu'elle prétend combattre. »

L'article publié le 11 novembre 2025 par La Vie Littéraire sous la signature d'Anaïs Dray se présente comme une défense de la liberté et de la conscience universelle. À y regarder de plus près, il s'agit d'un texte qui, sous couvert de défendre un écrivain, porte atteinte à l'intégrité de toute une génération d'intellectuels algériens. Plus troublant encore, il réactive une grille de lecture paternaliste qui juge notre débat public de l'extérieur, caricature nos penseurs et réduit notre espace intellectuel à une opposition binaire entre pouvoir et soumission.

Le texte s'en prend nommément à des journalistes et écrivains algériens dont l'indépendance d'esprit et le courage ne devraient faire aucun doute : Abed Charef, Ghania Mouffok, Saïd Djafer, Yasmina Khadra, Rachid Boudjedra, Akli Tadjer. Tous sont accusés d'être des « reflets inversés » du pouvoir, d'avoir « justifié l'échafaud », d'avoir « cautionné l'inacceptable ». Ces accusations sont graves. Elles méritent une réponse claire.

Ces intellectuels incarnent précisément ce que l'Algérie a de plus précieux : une conscience critique forgée dans l'épreuve, une voix indépendante qui ne s'est jamais tue face aux dérives du pouvoir. Leurs œuvres, leurs prises de position et leurs carrières témoignent d'une fidélité constante à la vérité et au débat démocratique. Ils ont payé le prix de leur liberté de pensée. Prétendre qu'ils ont appelé à la mort de quiconque relève d'une distorsion inacceptable de leurs positions. Ce qu'ils ont exprimé, c'est un désaccord politique profond avec les déclarations de Boualem Sansal. Cela s'appelle un débat, pas une condamnation à mort.

Rappelons les faits. Boualem Sansal est né algérien. Il a vécu, écrit et publié en Algérie durant des décennies. En 2024, il a acquis la nationalité française, quelques mois avant son arrestation à Alger. Ses déclarations récentes sur « les frontières artificielles » de l'Algérie et son prétendu « manque d'histoire » ont profondément heurté la mémoire collective d'un pays dont les frontières ont été établies au prix de plus d'un million de martyrs. Que ces propos relèvent ou non de la liberté d'expression - question légitime -, ils touchent à des blessures encore vives, à une identité nationale construite dans le sang et le sacrifice.

Ce qui interpelle dans l'article de La Vie Littéraire n'est pas tant la défense de Sansal - démarche légitime - que la manière dont elle se construit : en inversant les rôles. L'écrivain devient un martyr de la pensée libre, ceux qui contestent ses propos deviennent des bourreaux. Cette rhétorique manichéenne ne rend service ni à Sansal, ni au débat sur la liberté d'expression, ni à la compréhension de ce qui se joue réellement en Algérie.

Le texte confond systématiquement désaccord et complicité, critique et appel à la violence. Il reproduit ainsi un schéma que nous connaissons bien : celui de la leçon de morale dispensée de l'extérieur, par ceux qui s'arrogent le monopole de la « conscience universelle ». La « servitude algérienne » évoquée par l'auteure ignore une réalité pourtant évidente : l'Algérie possède un débat intellectuel vivant, parfois violent, toujours passionné. Nos penseurs ne sollicitent l'approbation de personne. Notre production intellectuelle existe de manière autonome, même si elle ne correspond pas toujours aux attentes de certains cercles parisiens.

Ce qui transparaît dans cet article, c'est un double standard désormais familier. Lorsqu'un écrivain algérien valide certaines lectures occidentales de son pays, on le célèbre comme conscience universelle, on lui décerne prix et reconnaissance. Dès qu'un intellectuel algérien défend la souveraineté ou la mémoire de son pays, on le renvoie à l'obscurantisme, au nationalisme étroit, à la « servitude ». Cette asymétrie en dit long sur la nature du dialogue qu'on nous propose.

L'article cite des écrivains enracinés dans leur société, ayant fait leurs preuves sur le terrain, pour leur opposer un auteur dont la notoriété internationale a été largement construite par les circuits éditoriaux français. Cela ne retire rien au talent de Sansal, mais cela interroge sur la manière dont certaines voix sont amplifiées tandis que d'autres sont réduites au silence ou caricaturées. Boualem Sansal est devenu une figure promue par des médias et des jurys qui façonnent les réputations littéraires selon leurs propres grilles de lecture, pas nécessairement selon la pertinence ou la profondeur des œuvres.

Cette affaire révèle également une tendance problématique : certains médias ne défendent la liberté d'expression que lorsqu'elle correspond à leurs propres narratifs géopolitiques. L'indignation sélective pour Sansal coexiste avec le silence face à d'autres situations tout aussi préoccupantes. Cette sélectivité interroge sur la sincérité de l'universalisme invoqué. L'Allemagne, par exemple, a formulé un appel humanitaire à la clémence en faveur de Sansal, sans transformer cette démarche en procès de toute une nation. La Vie Littéraire, elle, fait de cette question un réquisitoire contre l'Algérie entière, réduisant notre société à la « servitude ». C'est là que réside la violence symbolique du texte.

Et que dire du style lui-même ? Pour un journal qui se veut littéraire, ce texte manque singulièrement de nuance et d'élégance. Pas de souffle, pas de complexité, pas d'amour pour la langue : seulement des formules accusatoires et des sentences définitives. La littérature authentique exige de la profondeur, une certaine générosité même dans la critique.

Ce texte ne connaît que le jugement moral et la supériorité assumée. Ce n'est pas une plume qui cherche à comprendre, c'est un doigt qui accuse.

L'Algérie n'a pas besoin de donneurs de leçons en matière de conscience. Elle possède ses propres voix critiques, forgées dans l'épreuve historique et la lucidité face aux défis contemporains. Ce que La Vie Littéraire interprète comme « servitude » est souvent fidélité à une souveraineté durement acquise. Ce qu'elle nomme « haine » n'est que le refus légitime de la condescendance. Ce qu'elle qualifie de « silence complice » est parfois dignité et refus de l'instrumentalisation. Les Algériens n'ont jamais cessé de penser, d'écrire, de débattre. Ils le font de manière autonome, sans chercher une validation extérieure, sans subventions conditionnelles, sans bénédiction des capitales étrangères. Nos intellectuels signent de leur nom, assument leurs positions, prennent des risques. Pendant qu'ils s'exposent ainsi, d'autres jugent depuis des positions confortables et distribuent les bons et mauvais points.

Non, l'Algérie n'est pas en état de servitude intellectuelle. Elle vit, avec ses contradictions, ses débats internes, ses conflits d'idées. Ses journalistes, ses écrivains, ses penseurs constituent le visage vivant de sa capacité critique, même dans un contexte politique difficile. Face à certains médias qui sélectionnent leurs victimes et leurs héros selon les modes du moment, l'Algérie maintient une certitude : sa dignité n'est pas négociable, et son droit à définir elle-même les termes de son débat public ne dépend d'aucune reconnaissance extérieure. La véritable question soulevée par l'article de La Vie Littéraire n'est donc pas celle de la liberté d'expression de Boualem Sansal - cause qui peut légitimement mobiliser -, mais celle du droit qu'on s'arroge de juger, depuis l'extérieur, la totalité du champ intellectuel algérien à travers le prisme d'une seule affaire. C'est cette prétention à l'universalité unilatérale, cette difficulté à reconnaître la légitimité d'autres perspectives, qui révèle les limites d'un humanisme qui se veut universel mais demeure profondément partial.

L'Algérie ne demande pas qu'on se taise sur ses difficultés ou ses contradictions. Elle demande simplement qu'on respecte l'intelligence et l'intégrité de ceux qui, sur son sol ou depuis l'exil, continuent de penser, d'écrire et de débattre. Elle demande qu'on ne transforme pas chaque désaccord en procès moral, chaque critique en trahison. Elle demande, en somme, qu'on la traite en égale, non en élève à sermonner.

La conscience ne s'importe pas. Elle se forge dans l'expérience, dans la confrontation aux réalités de son propre pays, dans la fidélité à des principes qui ne varient pas selon les latitudes. Les intellectuels algériens que La Vie Littéraire prétend juger incarnent cette conscience-là : une conscience qui n'a pas besoin de visa intellectuel, qui ne quémande aucune approbation, qui existe par elle-même et pour elle-même. Face à la condescendance, nous opposons la dignité. Face aux leçons de morale, nous opposons l'exigence d'un dialogue d'égal à égal. Face à ceux qui voudraient nous réduire au silence ou à l'approbation servile, nous opposons la vitalité d'un débat qui nous appartient.

C'est cela, la vraie liberté : pas celle qu'on nous concède du bout des lèvres quand nous validons les récits qu'on attend de nous, mais celle que nous exerçons pleinement, y compris - et surtout - quand elle dérange.