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Pour une refondation de la fonction publique algérienne

par Boudina Rachid*

Un mix entre système de carrière et un système d'emploi, concilier autorité et performance



Le concept de fonction publique est polysémique. Il répond à trois définitions :

Au sens formel, il s'agit d'un régime juridique.

Au sens organique, il représente les personnels de la fonction publique,

Au sens matériel, il désigne soit l'activité de ces personnels, soit les services publics tout court.

Depuis son institutionnalisation en 1966, la fonction publique algérienne demeure un édifice figé, attaché à des schémas administratifs hérités, souvent déconnectés des exigences actuelles de performance, de responsabilité et d'efficacité. Les réformes successives, y compris la grande révision de 2006, n'ont pas su dépasser les limites d'une approche strictement statutaire et bureaucratique.

Pourtant, les défis économiques, budgétaires et sociaux d'aujourd'hui imposent une refondation profonde du modèle. Celle-ci devrait reposer sur une distinction claire entre deux visages de la fonction publique : le système de carrière et le système d'emploi.

Le coût du statu quo ou la bureaucratie endémique

Même si on met en balance les grands avantages qu'il procure, le système cette carrière génère des inconvénients et des effets pervers, dont voici l'échantillon le plus représentatif :

-Une rigidité extrême et lenteur dans la gestion des carrières et des affectations, l'avancement d'échelon, l'avancement de grade ou la promotion d'une manière générale sont basés sur l'ancienneté et sur des examens professionnels qui privilégient les épreuves académiques et, qui de ce fait pénalisent et ralentit la progression des agents les plus performants ;

-il n'y a pas de place pour la négociation salariale et encore moins à la négociation individuelle ;

-la mobilité est très contrainte. Le changement d'affectation est soumis à des règles strictes, limitant la mobilité géographique ;

-la performance individuelle et les compétences acquises ne sont pas valorisées, ou le sont très peu ;

-le recrutement très balisé ne permet pas une adéquation parfaite entre le profil des lauréats et les exigences concrètes du poste ;

-Une inefficience budgétaire liée à la faible corrélation entre la performance et la rémunération ;

Les réformes statutaires sont menées au pas de charge, sans étude d'impact sur l'équilibre de la pyramide hiérarchique.

La conséquence fait que c'est une fonction publique qui perd de son énergie et de son dynamisme, où l'ancienneté supplante la compétence, où la mobilité devient synonyme de sanction, et où la motivation individuelle se dilue dans une mécanique administrative incapable de juger ou d'apprécier l'activité et le rendement des fonctionnaires.

L'héritage d'une administration sans projection : la grande oubliée de la gestion prévisionnelle

Le problème structurel de la fonction publique algérienne est son incapacité à se projeter ou à anticiper. Elle reste obstinément enkystée dans un modèle de plan de gestion, siglé PGRH, archi bureaucratique qui a permis à certains de ses dirigeants d'en tirer profit et de faire prospérer leur carrière au bénéfice d'un dispositif chronophage et papivore qui fait encore du surplace à la date d'aujourd'hui.

Le problème de notre fonction publique est son incapacité à anticiper.

Alors que la modernisation de la gestion publique, impulsée par la loi organique n°18-15 du 2 septembre 2018 relative aux lois de finances, repose sur la prévision pluriannuelle, la performance et l'évaluation des résultats. A contrario, la fonction publique algérienne demeure enfermée dans des logiques de procédures et, ignore la notion de performance, seule voie qui aligne des objectifs individuels et collectifs, qui répondent à une stratégie globale de l'organisation et qui concrétisent l'évaluation régulière par la connaissance et la reconnaissance des résultats.

La notion de gestion prévisionnelle des effectifs, des emplois et des compétences n'a pas droit de cité dans nos contrées. Lorsqu'on n'anticipe même pas les départs à la retraite des fonctionnaires et lorsqu'on ne planifie, ne serait-ce qu'arithmétiquement et en gros, les besoins futurs des administrations, on ne saurait dire qu'on fait de la gestion.

Cette absence de culture de projection crée un décalage croissant entre les exigences de la loi organique sur les lois de finances, qui impose une programmation budgétaire triennale et une gestion axée sur les résultats et la réalité d'une administration statique, davantage préoccupée par la régularité formelle, que par l'efficacité.

Trouver un équilibre entre stabilité institutionnelle et flexibilité managériale

La refondation proposée milite pour une fonction publique duale, qui permettrait de réconcilier l'État employeur avec l'État stratège. Cette métamorphose devra trouver sa configuration comme suit :

1-une fonction publique de carrière, qui garantirait la continuité, la neutralité et la loyauté du service public.

2-une fonction publique d'emploi, basé sur le contrat, qui offrirait la souplesse et la réactivité nécessaires à une administration moderne, qui s'adapte aux défis actuels, qui maitrise les méthodes de gestion efficaces, qui domine et utilise les technologies numériques, qui sait se remettre en cause pour restructurer ses procédures pour plus de fluidité et d'efficience et qui intègre les modes de management sans attendre l'improbable feu vert qui doit venir de la hiérarchie.

Au final, c'est un modus operandi qui ne vise pas à fragiliser les droits des agents, mais à restaurer une cohérence fonctionnelle entre la mission et le statut. Un agent recruté pour une mission spécifique, à durée ou à objectif déterminé, doit pouvoir évoluer dans un cadre clair, responsabilisant et adapté aux besoins du service. Inversement, l'existence un cadre d'autorité, investi de prérogatives de puissance publique, doit bénéficier de la stabilité requise pour garantir la continuité de l'Etat.

Un chantier institutionnel, urgent et structurant

La réussite d'une telle réforme suppose une volonté politique, une ingénierie juridique et une capacité d'agir de l'administration qui soit résolue et qui ne tergiverse pas pour accompagner le projet jusqu'à son terme.

Il ne s'agit pas seulement de réécrire un statut, mais de repenser le rapport entre le fonctionnaire et l'État, entre la mission publique et la gestion par la performance.

Ce chantier n'aura aucun sens :

- s'il n'intègre pas la mise en cohérence avec les principes de la loi organique n°18-15, notamment la budgétisation par programme et la gestion pluriannuelle ;

Une fonction publique à deux visages : clarifier pour mieux gouverner

La réforme à envisager doit s'articuler autour de deux modules complémentaires :

1-un système de carrière, s'appliquerait exclusivement aux emplois de direction, d'autorité et de conception, qui consacrerait la stabilité, la loyauté institutionnelle et l'exigence d'exemplarité attachées à la haute fonction publique.

2- un système d'emploi, ou dit fonction publique conventionnelle, s'adresserait à l'ensemble des autres catégories de personnels : agents techniques, administratifs, opérateurs de terrain, ou personnels de soutien. Leur recrutement, leur rémunération et leur évaluation seraient fondés sur le contrat, la performance et la mobilité professionnelle.

Le chalenge serait de bien fixer la frontière entre les deux composants pour délimiter d'un côté le périmètre de la fonction publique statutaire et, d'un autre côté, l'aire, susceptible d'être mouvante, de la fonction publique d'emploi. Celle-ci sera régie par des textes qui lui seront propres qui s'inspireront du droit du travail en vigueur, qui seront même sous son influence, mais qui garderont une certaine autonomie.

Cette vision n'est pas étrangère à notre droit. L'article 19 du statut général de la fonction publique (ordonnance n°06-03 du 15 juillet 2006) avait déjà esquissé, en son temps, cette orientation en prévoyant la possibilité d'un régime contractuel présentant de larges indices de convergence avec le droit du travail. Mais les concepteurs de l'époque n'ont pas osé aller au bout de cette logique, limitant la contractualisation aux seuls emplois de maintenance, d'entretien et de service.

Pour mémoire, on rappellera que la contractualisation de ces emplois intervenue à la faveur du décret présidentiel n° 07-308 du 29 septembre 2007, comme un mécanisme d'appoint destiné à répondre à des besoins spécifiques ou temporaires, s'est soldée par une dérive sans nom. Le principe même du contrat a été carrément dévoyé pour des motifs de pure opportunité, qui ont conduit à un recours massif aux contractuels des suites d'un grand nombre d'opérations d'intégration, non pas comme fonctionnaires, mais sous le régime d'une contractualisation « cédéisée ». Il faut dire que ces opérations, à rebours du fonctionnariat, visaient à absorber les employés de tous bords régis, par des textes issus de processus successifs visant à soutenir et favoriser l'insertion professionnels des jeunes diplômés. La finalité du dispositif n'est pas à blâmer, loin s'en faut, ce qui l'est par contre, c'est qu'il a été improvisé au-delà de ce que pouvaient autoriser les articles 19 à 25 du statut général. Dans la rigueur des principes, ces opérations renouvelées et ayant pour but de conférer un minimum de protection sociale à cette catégorie de personnels et même à les fonctionnariser auraient nécessité une législation clairement assumée.

Cette tentative, d'apparence inoffensive, était vouée à l'échec par le fait que, d'une part, les concepteurs qui devaient lui tenir la main n'étaient plus aux manettes, que d'autre part, l'opposition syndicale, notamment celle de l'UGTA, était farouchement opposée au modèle de fonction publique d'emploi, vite perçu, sans vraiment le connaitre et sans l'avoir étudié, comme non protecteur des fonctionnaires et des travailleurs en général.

- s'il n'est pas accompagné d'une instance de prospective qui aidera à évaluer les étapes de sa mise en œuvre et à analyser les besoins en compétences et pour, conséquemment, mettre à jour les modalités du recrutement dans ses deux variantes ;

-Et enfin, il faudrait que les concepteurs de cette double réforme intériorisent la nécessité du management public comme discipline stratégique au sein de l'État.

Conclusion : oser la réforme, sans demi-mesure

L'Algérie a besoin d'une fonction publique à deux vitesses, mais à un seul esprit : celui du service de l'intérêt général, dans l'efficacité et la responsabilité.

Le statu quo n'est plus tenable ne peut pas tenir lieu de politique. La modernisation de l'État ne se décrète pas, elle se construit sur des fondations administratives solides et lucides. Les concepteurs d'un système donné n'ont pas le pouvoir de décision, mais ils ont la responsabilité de guider et d'orienter, après quoi ils doivent mettre en place l'ingénierie et la conception technique qui convient.

Le moment est venu de franchir le pas que les pionniers précédents n'avaient pas osé faire.

Refonder la fonction publique, c'est redonner souffle à l'Etat. C'est aussi redonner confiance à ses serviteurs.

*Inspecteur en chef de la fonction publique retraité