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Ahmed Wahbi - Le Maître de l’Oranité

par Laâla Bechetoula

Il y a des voix qui ne quittent jamais un pays, même lorsque les années passent et que les mémoires se transforment.

Des voix qui ne cherchent pas la lumière, mais qui éclairent. Des voix discrètes, secrètes, essentielles. Celle d’Ahmed Wahbi fait partie de ces voix qui ne meurent jamais. Elles veillent.

Une naissance entre deux rives

Son histoire commence à Marseille, le 15 novembre 1921, dans les bras d’un père algérien musicien, le chanteur Dader, membre de l’ensemble S’hab El Baroud – également appelé Banda Zahouaniya – et d’une mère française d’origine italienne. Une naissance romanesque, comme un prologue de cinéma. Puis le destin frappe : sa mère meurt lorsqu’il n’a que quatre mois. Orphelin, le petit Ahmed est ramené vers l’autre rive, vers une ville qui n’était pas la sienne mais qui deviendra son port intérieur : Oran.

Dans les bras de son grand-père, accompagné de sa sœur aînée, il arrive à Mdina Jdida, ce quartier populaire où chaque ruelle murmure une histoire. Là, parmi les odeurs de pain chaud, les voix andalouses qui glissent des balcons, les rires d’enfants et les cafés où la musique naît spontanément, Wahbi grandit sans bruit. Il observe plus qu’il ne parle. Il écoute plus qu’il ne répond. Il absorbe l’humanité des lieux comme d’autres absorbent la lumière. Et, sans le savoir encore, la ville le façonne doucement, lui offre cette élégance simple qui deviendra sa signature.

Les veillées de Misserghine

En 1937, à seize ans, il rejoint les Scouts musulmans d’Oran, le groupe En-Najah, aux côtés de Hamou Boutlélis et Kada Mazouni. Les veillées de Misserghine marquent un tournant. Sous un ciel profond, éclairé par les flammes d’un feu de camp, il chante pour la première fois devant d’autres. Il reprend Mohamed Abdelwahab avec timidité, mais sa voix surprend. Elle n’est pas puissante, elle n’est pas démonstrative. Elle est sincère.

Elle vient d’un lieu intime. Elle porte une émotion pure qui fige ceux qui l’écoutent. Inspiré par Abdelwahab, il emprunte même son nom d’artiste : Wahbi. À partir de là, il ne sera plus jamais un chanteur de performance, mais un chanteur de vérité.

Le champion avant l’artiste

Avant la reconnaissance musicale, Ahmed Wahbi brille en athlétisme. Champion du 110 mètres haies, il excelle sur les pistes. Mais la musique finit par l’appeler plus fort.

Mobilisé durant la Seconde Guerre mondiale sur les fronts de Tunisie, du Rhin et du Danube, il profite d’une permission pour se produire à l’Opéra d’Oran avec l’orchestre de Blaoui Houari. Leur collaboration marquera l’histoire de la musique algérienne.

Sa première apparition publique officielle se tient en 1946 à la salle Atlas d’Alger, aux côtés de figures comme Rouiched, Keltoum et Abderrahmane Aziz.

Le co-fondateur du style El Asri

Avec Blaoui Houari, il crée le style El Asri, le moderne, né dans l’Oran des années 1940. Ce nouveau genre mêle la noblesse orientale – héritée des maîtres égyptiens comme Abdelwahab et Farid El Atrache – aux rythmes et à la poésie oranaise, les qacidas du terroir.

Wahbi lui donne sa finesse : une élégance faite de douceur, de maîtrise, de retenue. Il aurait été le premier artiste algérien à introduire le luth dans la chanson moderne.

« Ce garçon ne chante pas… il ressent », confiera un ancien scout. Sa voix ressemble à une fin d’après-midi oranaise : lente, chaude, lumineuse, sans effort. Un baryton-basse rare.

L’exil parisien

L’essentiel de son œuvre naît en exil. De 1947 à 1957, Wahbi vit à Paris et chante au cabaret El-Djazaïr, rue de la Huchette. Toujours impeccablement vêtu, lunettes d’écaille, moustache fine, il évoque l’allure des chanteurs égyptiens des années 1940.

En 1949, il enregistre son premier 78 tours. En 1950, il immortalise Wahran Wahran chez Pathé-Marconi, ode déchirante à son père Dader qu’il n’a jamais connu.

En 1955, il rencontre Cheikh Abdelkader Khaldi, auteur de Bakhta, qui lui ouvre les portes du bédouin oranais. De cette collaboration naîtront ses plus beaux chefs-d’œuvre. Il travaillera aussi avec Cheikh Mostefa Benbrahim, Cheikh Saïd el Mamouni et Cheikh Benkablia.

Plus tard, avec le parolier Saïm Hadj, il créera 19 œuvres majeures.

Le combattant de l’ombre

En août 1957, Wahbi rejoint la base de Ghardimaou et devient l’un des piliers de la troupe artistique du FLN à Tunis, qu’il contribue à fonder. Il chante pour les Djounoud, pour les blessés, pour les exilés, pour les peuples amis. Son art devient arme morale, souffle, réconfort.

C’est également à Tunis qu’il se marie.

L’homme de dignité

En 1967, une scène illustre son caractère. Un homme puissant, entré au cabaret El-Djazaïr, lance une remarque raciste blessante. Wahbi, cet homme d’une douceur presque timide, pose calmement son oud, s’approche et lui assène une droite silencieuse mais éclatante.

Cet acte d’honneur lui coûtera cher. Mais il restera fidèle à lui-même : un homme qui ne plie pas l’échine.

Le retour à Oran

Après l’indépendance, il retourne à Oran. Il dirige la radiotélévision locale avec Blaoui Houari, puis devient directeur musical du Théâtre régional d’Oran. Plus tard, il assume deux mandats de secrétaire général de l’Union Nationale des Arts Lyriques.

Il quitte Oran uniquement pour deux séjours : Paris de 1965 à 1967, puis le Maroc de 1969 à 1971. À la fin de sa vie, il rêve de fonder un institut dédié à la chanson oranaise. Le projet n’aboutira jamais.

Les dernières années sont marquées par le décès de son épouse, puis par la perte tragique de son fils Dader.

En mai 1992, il reçoit la médaille Achir sur son lit d’hôpital. Il s’éteint le 28 octobre 1993. Il est enterré à Sidi Yahia, à Alger.

Un héritage immense

Auteur, compositeur, interprète, Wahbi laisse plus de huit cents chansons, dont Wahran Wahran, Fat elli fat, Ya Touil Erragba, Aâlache Tloumouni, Cha’lat la’youne, Yemna, El Ghezal, Lesnamia et tant d’autres.

En 1975, il remporte un prix prestigieux à Abou Dhabi.

En 1999, sa voix renaît grâce au groupe 113 avec Harguetni Eddamaa dans Tonton du Bled. On l’entend aussi dans Omar Gatlato.

L’élégance incarnée

Il avançait dans son quartier avec une sérénité qui imposait le respect. Toujours soigné, toujours courtois, toujours humble.

Il disait que la beauté n’a pas besoin d’être grande, elle doit être vraie.

Il laisse une élégance, une émotion, une manière de chanter la nostalgie sans pathos, l’amour sans exhibition, la douleur sans plainte.

Surtout, il laisse une leçon : la grandeur n’a pas besoin de bruit.

Chaque fois qu’un vieux transistor diffuse Wahran Wahran, que dans un café un homme murmure Fat elli fat, Oran retrouve son maître.

Ahmed Wahbi n’a jamais voulu être célèbre. Il a voulu être exact.

Et c’est pour cela qu’il demeure, encore et toujours.

Parce que sa musique est humaine. Parce que sa voix est honnête. Parce que son élégance touche jusque dans le silence.

Ahmed Wahbi, le maître de l’Oranité, l’homme qui transforma la mélancolie en lumière.

En 2007, un conservatoire d’Oran portera son nom.