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Le 11 février 1957, à l’aube, la lumière grise d’Alger se glisse à peine dans la cour de la prison de Barberousse. Le froid est sec, tranchant comme la lame qui attend dans l’ombre.
Un homme marche, sans trembler. Il s’appelle Fernand Iveton, trente ans, ouvrier tourneur à la Société nationale du gaz. Il sait qu’il va mourir, mais il avance comme on avance vers sa vérité. Dans quelques instants, la guillotine s’abattra, et avec elle un symbole trop dérangeant pour la France coloniale : celui d’un Européen d’Algérie qui a choisi le camp des opprimés, le camp de la justice, celui de l’Algérie. «Ma vie, je l’ai donnée à mon pays, à l’Algérie. Elle sera libre un jour.» -Lettre de Fernand Iveton à sa femme, Hélène, février 1957. Né en 1926 à El Madania, quartier ouvrier sur les hauteurs d’Alger, Fernand Iveton est ce qu’on appelait alors un Pied-noir du peuple. Son père, ouvrier d’origine européenne, travaille dur, sans privilèges. Fernand grandit parmi les enfants arabes du quartier. Il parle leur langue, partage leurs jeux, leurs repas, leurs rêves. Pour lui, il n’y a pas deux mondes, seulement une même misère et une même dignité. Dans son atelier de la Société du gaz d’Alger, le bruit des machines couvre la hiérarchie coloniale. Les ouvriers, musulmans et européens, y sont égaux devant la fatigue et la chaleur du métal. Fernand les regarde, écoute leurs colères, comprend leur colère. Peu à peu, il voit ce que beaucoup refusent de voir : la colonisation n’est pas seulement une domination politique, c’est une fracture morale. «Nous, les ouvriers, on savait bien que c’était eux, les Arabes, qui portaient l’usine sur leurs épaules. Fernand, lui, l’a dit à haute voix.» -Témoignage d’un ancien collègue cité dans les archives du PCA. La fraternité de l’atelier Militant syndical, membre du Parti Communiste Algérien, Fernand lit Marx, mais aussi Voltaire et Zola. Il ne sépare jamais la justice sociale de la justice humaine. Dans les réunions du PCA, il défend une idée simple : l’indépendance politique sans égalité sociale serait une illusion. Mais la guerre d’Algérie a déjà commencé, et les certitudes s’effritent. Le 1er novembre 1954 a retenti comme un coup de tonnerre. Fernand comprend que l’heure des discours est passée. L’Algérie qu’il aime est en train de brûler. Et lui, fils d’Alger, ne peut rester spectateur. «L’injustice coloniale, disait-il, c’est l’usine où l’Arabe travaille pour le pain et le silence. Moi, je ne peux plus me taire.» - Propos rapportés par Albert Smadja, son avocat. Le choix de la dignité En 1956, Fernand Iveton prend une décision irréversible : il rejoint les rangs du FLN. Ce choix, pour un Européen, équivaut à une condamnation anticipée. Il sait qu’il sera traité comme un traître par les siens, un suspect par les autres. Mais il s’en moque. Il choisit la vérité. Il croit que l’Algérie peut être une patrie de toutes ses âmes - arabes, berbères, juives, européennes - unies non par le sang mais par le souffle de la justice. «L’Algérie sera libre quand elle appartiendra à ceux qui y travaillent, pas à ceux qui la possèdent.» - Fernand Iveton, note retrouvée dans ses papiers personnels. L’acte - 14 novembre 1956 Ce jour-là, à l’usine du gaz d’Alger, Fernand dépose une bombe dans un local technique. Mais il règle le minuteur pour qu’elle explose après les heures de travail. Son objectif : aucune victime, aucun sang versé. Il veut frapper le symbole, pas les hommes. Le destin en décide autrement. Un contremaître découvre l’engin avant l’explosion. La police coloniale intervient. Fernand est arrêté, torturé, brisé physiquement mais jamais moralement. Le commissaire qui l’interroge écrit dans son rapport : «Il n’a pas renié son acte. Il disait que c’était un geste pour la justice.» Il sera jugé en procès expéditif, sans réelle défense, en présence d’un jury colonial tout désigné. Le verdict tombe comme la lame : la mort. La France qui s’indigne La nouvelle de sa condamnation ébranle les consciences. Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Emmanuel Roblès, Germaine Tillion, Pierre Vidal-Naquet, des prêtres, des syndicalistes, des artistes - tous demandent la grâce de Fernand Iveton. Mais rien n’y fait. Le ministre de la Justice, François Mitterrand, donne un avis défavorable. Le président René Coty entérine la décision. «Il n’a tué personne, mais il sera tué.» - Jean-Paul Sartre, Les Temps modernes, 1958. L’ironie tragique de l’histoire veut que ce même François Mitterrand abolira la peine de mort en 1981. Mais il n’a jamais prononcé un mot sur Iveton. Le silence de l’État français restera plus lourd que la guillotine elle-même. L’aube du 11 février 1957 À l’aube, Fernand Iveton écrit une dernière fois à sa femme, Hélène. Sa lettre, simple, bouleversante, résume toute sa vie : «Ma chère Hélène, ne sois pas triste. Je meurs pour un idéal juste. Dis à mes amis que je les aime. Dis à ceux d’Alger que je n’ai voulu de mal à personne. L’Algérie sera libre, je le sais.» Son avocat, Albert Smadja, témoin de la scène, racontera : «Il monta les marches sans trembler. Il embrassa le bourreau. Il dit seulement : «Vive l’Algérie !» avant que la lame tombe.» Un symbole plus fort que la mort L’affaire Iveton marque une fracture. Elle révèle la peur viscérale du pouvoir colonial : la peur de la trahison intérieure, celle qui vient du cœur, pas de la race. Iveton dérangeait parce qu’il incarnait la fraternité possible. L’écrivain Emmanuel Roblès, lui aussi pied-noir, dira plus tard : «Fernand a été exécuté deux fois : par la guillotine, et par l’oubli.» Mais la mémoire n’oublie jamais tout à fait les justes. Dans les ateliers, dans les montagnes, dans les prisons, le nom de Fernand Iveton circulait en chuchotement. Il était devenu un Algérien du cœur. Fernand Iveton n’était pas seul. À ses côtés, d’autres Européens ont fait le même choix de conscience. Henri Maillot, le 4 avril 1956, déserte l’armée française avec un camion d’armes pour les remettre au FLN. Il mourra au combat deux mois plus tard. Maurice Audin, jeune mathématicien, arrêté en juin 1957, torturé à mort par les parachutistes du général Massu. Il avait 25 ans. Jacqueline Guerroudj, Raymonde Peschard, Lucien Hanoun, les époux Chaulet - médecins, enseignants, avocats - ont risqué leurs vies pour défendre la cause de l’indépendance. «L’Algérie libre ne fut pas l’œuvre d’un peuple seul, mais d’une idée partagée : celle de la dignité humaine.» - Pierre Chaulet, entretien, 1988. Après 1962, l’Algérie indépendante n’a pas toujours su rappeler leurs noms. La guerre laissa trop de blessures pour que l’on puisse tout honorer à la fois. Mais aujourd’hui, à la lumière du temps, il faut réhabiliter ces consciences françaises qui ont fait le choix algérien. À Alger, une rue porte le nom de Maurice Audin. Une autre devrait porter celui de Fernand Iveton, l’enfant d’El Madania. Car son histoire appartient aux deux rives. Elle parle à la France qui veut comprendre, et à l’Algérie qui veut se souvenir. Il n’était ni soldat ni héros, simplement un homme droit. Un homme qui refusa de détourner le regard. Un homme qui, dans une époque de haine, osa la fraternité. Quand la lame tomba à Barberousse, elle ne coupa pas seulement une tête : elle scella une vérité. L’Algérie avait déjà gagné une part de sa liberté - dans le courage d’un homme né de l’autre côté. «La vie d’un homme, la mienne, compte peu. Ce qui compte, c’est l’Algérie, son avenir. Et elle sera libre demain.» - Fernand Iveton, dernières paroles rapportées par son avocat. Et elle le fut. Mais dans le grand livre de cette liberté, entre les noms de Ben M’hidi et d’Audin, de Maillot et d’Iveton, une même phrase s’écrit : La justice n’a pas de couleur. La dignité n’a pas de frontière. Hommage à Fernand Iveton, ouvrier d’Alger, homme juste, frère d’humanité. |
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