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Grandeur et déchéance

par Remmas Baghdad *

« Le silence est l'expression la plus parfaite du mépris.» George Bernard Shaw

«L'écrivain écrivant des écrits vains emportés sans un cri par le vent » n'était plus de mise ce jeudi 11 novembre à Saida. L'AMMS, une association qui contribue grandement pour le rayonnement de Saida dans les différents domaines, a tenu à honorer en partenariat avec la Chambre du Commerce de Saida, plus d'une trentaine d'écrivains saidéens et saidéennes. Un regroupement aussi viable ne pouvait s'imaginer n'était-ce la volonté et l'esprit valorisateur prôné par la Chambre du Commerce de Saida envers les gens du livre et de la culture en général. Une première dans ce type de partenariat. Poésies et proses s'entremêlaient dans une atmosphère conviviale rehaussée par la présence des autorités locales. Nos sculpteurs de paroles dont certains étaient quasiment méconnus de l'assistance n'en revenaient point. Les écrits de cette constellation d'auteurs locaux étaient étalés dans la féerique salle de l'Hôtel des Eaux Thermales.

Une charge émotionnelle amplifia l'ambiance lorsque le doyen des écrivains M. Nedjadi révéla à l'assistance que cette initiative a permis de dépoussiérer d'abord le patrimoine scripturaire de la ville puis l'opportunité de connaître ceux qui ont porté et continuent de porter l'amour d'une ville dans le cœur et le corps de leurs écrits. Le sacre de « nos bonnes plumes » est une sublimation qui restera longtemps ancrée dans les dédales mnémoniques des conviés grâce à l'abnégation de cette association qui œuvre inlassablement pour l'épanouissement culturel de la ville.

Cette féconde entreprise coïncide malheureusement avec les tristes disparitions de Rezkellah Djilali, dit Djilali Raina Rai, le leader emblématique du groupe phare des années 80 en Algérie et la doyenne des actrices algériennes Keltoum. Elle met indéniablement sous les feux de la rampe la situation de l'écrivain et de l'artiste en général dans une société comme la nôtre.

La reconnaissance de nos talents qu'ils soient littéraires ou artistiques est un devoir sociétal. La prise en charge de ces derniers à travers une couverture sociale et un accompagnement doit être un devoir étatique.

La société civile doit veiller sur ces hommes de culture. Le destin tragique de tant de talents n'est plus à prouver. La perte dans l'indifférence et la précarité de nombreux artistes, qui ont marqué la scène théâtrale, cinématographique ou musicale de par leur dévouement à l'art auquel ils se sont donnés corps et âme pendant toute une vie vient nous rappeler cette amère vérité.

 Nos artistes, nos écrivains, qui continuent d'occuper une place de choix dans l'imaginaire de plusieurs générations en contribuant indéniablement à la construction de notre personnalité ou à l'entretien de moments forts de bonheur de tant de générations ne méritent nullement de mourir dans l'indécence ou dans l'anonymat. Que la précarité et la décrépitude qui guettent nos illustres plumes, hommes de théâtre, cinéastes ou artistes en général ne soient plus « la déchéance du futur » de ces vecteurs de culture et d'éducation. « L'écrivain conçoit la littérature comme fin, le monde la lui renvoie comme moyen et c'est dans cette déception infinie que l'écrivain retrouve le monde » [1]. En absorbant radicalement le « pourquoi du monde « dans « un comment écrire «, l'écrivain ne peut oblitérer le dévolu de sa passion. C'est à la société de veiller sur son parcours. Le produit de son imaginaire éprouve moult difficultés à trouver « preneur ». Des sommes mirobolantes lui sont devisées chez les maisons d'édition. La double valeur esthétique et marchande de son œuvre lui insuffle qu'une survie. Il doit recourir à des activités complémentaires pour avoir des revenus suffisants. Cette situation l'expose à la précarité matérielle.

Dans la chaîne du livre, l'auteur est le maillon faible et vit un paradoxe : source d'inspiration mais nullement source de bien-être. Sublimé et décrié comme tous les talents artistiques, il est menacé par l'anonymat ou la déchéance, il paie au prix fort sa survivance.

L'écrivain ou l'artiste en général est attaché à son indépendance, il crée des mondes, c'est un démiurge.

L'invention et l'originalité coulent dans son espace artistique. Juge des rois et visionnaire, résistant à la persécution du vulgaire à son encontre, cet esthète de l'art ne meurt jamais car la pérennité de ses écrits et de son talent marquera l'histoire à jamais. Si les hommes sont mortels, l'art et le savoir, eux, ne le sont pas; c'est pourquoi ceux qui créent la pensée et ceux qui produisent dans le domaine des arts sont immortels. Ils le demeurent tant que subsistent dans le monde des vivants, des admirateurs ou des lecteurs de leurs œuvres. A.Malraux n'affirmait-il pas que l'art est un antidestin. Hélas chez nous la plupart de nos créateurs si ce n'est l'ensemble n'échappe pas à la fosse de l'oubli de leur vivant même ou une fois la fièvre de l'inhumation clôturée. Tout va se tasser et le train-train quotidien reprendra tous ses droits. Comment expliquer cette fâcheuse amnésie collective ?

Une première raison d'ordre structurelle est facilement cernable. Elle concerne la sénilité des institutions culturelles qui tardent à prendre en charge les préoccupations de nos créateurs. Une seconde raison concerne l'immobilisme sidéral de la vie associative. Aucun regroupement d'écrivains ou d'artistes n'est envisagé, planifié ou programmé ce qui explique notre apathie vis-à-vis de nos hommes de culture.

Une véritable politique volontariste de la valorisation du talent endogène est incontournable car elle peut être un moyen de conjurer le spectre de l'amnésie ou l'abandon dans la précarité et l'indifférence de nos génies créateurs, artistes ou savants.

* Universitaire ?Saida Références bibliographiques [1] Roland Barthes, « Ecrivains et écrivants » in Essais critiques. 1ère édition : Seuil, Tel Quel, 1964.