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Le Cordon Sanitaire monétaire de l'Europe

par Simon Johnson * Et Peter Boone **

Le ministre allemand des finances Wolfgang Schäuble critique à l'envi les autres gouvernements, y compris celui des Etats-Unis, pour leurs politiques « irresponsables ». Ironiquement, ce sont pourtant les propos inconséquents du gouvernement allemand qui ont amené l'Europe au bord d'une nouvelle crise de la dette.

Les Allemands, en réponse à la compréhensible véhémence de la réaction de l'opinion publique face au renflouage des banques et des pays endettés financé par les contribuables, en appellent à juste raison à des mécanismes qui permettraient de « mieux répartir le fardeau » - ce qui impliquerait des pertes pour les créanciers. Pourtant, leurs nouvelles propositions, qui bizarrement impliquent que les défauts ne peuvent advenir qu'après mi-2013, défient les principes économiques de base des défauts de dettes.

Les Allemands devraient pourtant se rappeler le dernier épisode de défaut souverain généralisé, en Amérique Latine dans les années 70. Cette expérience a montré que les pays font défaut lorsque les coûts sont inférieurs bénéfices. Les récentes déclarations allemandes ont poussé certains des principaux pays européens très proches de ce point.

Les coûts d'un défaut de paiement dépendent de l'état de délabrement de la situation au moment de l'interruption des paiements. Quelles sont les difficultés légales ? Combien de temps dure cette situation de cessation de paiement avant que le pays ne parvienne à un accord avec ses créanciers ? Combien doit-il payer en plus afin de retrouver un accès ultérieur aux marchés de la dette ?

Les bénéfices d'un défaut sont les économies effectuées par le gouvernement sur les paiements futurs ? surtout ceux aux non-résidents, qui n'ont pas le droit de vote. Cela dépend évidemment en partie du montant de la dette en suspens, du taux d'intérêt, et des perspectives de croissance du pays s'il continue de payer.

Les pays qui en arrivent au point où le fait de «ne pas payer » se traduit par «on ne paiera pas » ont des taux d'intérêt élevés par rapport aux gouvernements dont la dette est dans la fourchette dite « sûre », parce que même de petits chocs peuvent convaincre les décisionnaires de se mettre en défaut de paiement.

Mais ces écarts entre les taux d'intérêt augmentent les bénéfices du non-paiement, ce qui fait que les mêmes chocs peuvent rapidement entrainer un pays en situation de défaut.

De ce point de vue, il est facile de comprendre comment les mécanismes de restructuration de la dette proposés par le gouvernement allemand ont immédiatement fait basculer les pays les plus faibles de la zone euro vers le défaut. Tandis que la Chancelière Angela Merkel et ses collègues font la promotion de leur plan si bien défini ? qui vient s'ajouter à un plan de financement provisoire pendant la période de cessation de paiement ? le coût de la dette chute. En outre, les bénéfices augmentent, parce que les clauses de restructuration exigées pour une nouvelle dette, associées aux efforts visiblement importants de l'Allemagne pour éviter que d'autres pays soient renfloués, approfondissent les écarts de taux d'intérêt que les pays les plus faibles doivent aujourd'hui payer.

Les participants du marché obligataire tentent naturellement désormais de calculer les « valeurs résiduelles » - ce qu'obtiendront les créanciers si des pays se mettent aujourd'hui en cessation de paiement. La dette grecque, par exemple, y compris le nécessaire financement provisoire du FMI, devrait atteindre 150% du PNB en 2014 ; une grande part de cette dette est externe. Si un pays peut soutenir une dette se montant à 80% du PNB (une règle empirique difficile mais raisonnable), alors il faut une «coupe» d'approximativement 50% sur cette dette existante et sur celle à venir (la réduisant à 75% de sa valeur nominale).

Cependant, sur ces 150% du PNB, la moitié au moins sera d'une manière ou d'une autre officielle. Si elle est totalement protégée, et il semble que cela sera le cas (le FMI se fait toujours intégralement rembourser), alors la « coupe » sur la dette privée explose à un ahurissant 90%. Et cela ne prend pas en compte les dépenses publiques qui pourraient être nécessaires pour une recapitalisation ultérieure des banques grecques.

Pour l'Irlande aussi, la dette souveraine, financement provisoire compris, devrait atteindre près de 150% du PNB d'ici 2014, et elle est majoritairement externe. Mais un défaut souverain demanderait un renflouement des banques plus important qu'en Grèce, laissant potentiellement la valeur de la dette privée quasi-nulle si la dette officielle a priorité. Historiquement, les coupes totales ont été rares ? excepté à la veille des renversements communistes ? mais il est difficile d'imaginer que les créanciers privés ne subiront pas de lourdes pertes en valeur nette actuelle.

Compte tenu de cela, nous devrions nous attendre à ce que les rendements de la dette grecque augmentent plus encore, malgré le plan du FMI. De même, un programme du FMI pour l'Irlande ? qui semble de plus en plus probable ? ne réduira pas le rendement des obligations irlandaises ni ne rouvrira l'accès aux marchés du crédit à l'emprunteur irlandais.

Si les gens commencent à penser de la sorte, le Portugal, dont la dette déjà élevée et en augmentation est détenue majoritairement par des non-résidents, est lui aussi un candidat au défaut de paiement. Et dans ce cas, il n'y a aucun sens à détenir la dette espagnole non plus, qui est aussi largement externe.  L'exposition financière de l'Espagne au Portugal et sa récession résultant de la crise immobilière n'améliorent en rien la situation. Et si l'Espagne risque fortement un défaut de paiement, la solvabilité des gouvernements est aussi menacée dans l'ensemble de la zone euro ? excepté en Allemagne. L'Italie peut peut-être s'en sortir, parce qu'une grande partie de sa dette est détenue à l'intérieure, ce qui limite le risque de défaut. Mais la taille de la dette italienne - comme celle de la Belgique - est inquiétante.

Compte tenu de la vulnérabilité de tant de pays de la zone euro, il semble que Mme Merkel ne saisisse pas les implications immédiates de son programme.         Les Allemands et d'autres Européens insistent sur le fait qu'ils octroieront d'autres financements officiels aux pays insolvables, préservant ainsi les détenteurs d'obligations, tout en créant simultanément un nouveau régime après 2013 par lequel toute cette dette pourrait être facilement restructurée. Mais, comme aime à le rappeler le président de la Banque Centrale Européenne Jean-Claude Trichet, les acteurs du marché sont très bons à penser à l'envers : s'ils arrivent à voir où une chaine type Ponzi les mène, tout se dénoue.

 Dans les faits, l'Union Européenne et la BCE sont maintenant obligées de reconsidérer un généreux soutien aux pays les plus faibles ? y compris en rachetant toutes leurs dettes si nécessaire. Dans le cas contraire, une fuite des liquidités pourrait créer des problèmes de solvabilité pour tous les gros débiteurs de la zone euro.

 Il faut agir de manière draconienne pour éviter que ne s'assèchent les marchés obligataires européens.

 Trichet a déclaré à moult reprises que les interventions actuelles de la BCE ne visent pas les taux d'intérêt. La BCE devrait donc décider quels sont les pays qui sont intrinsèquement solvables, et les protéger contre un resserrement de liquidités avec de nouvelles interventions à grande échelle qui elles, cibleraient effectivement les taux d'intérêt.

 Au minimum, la BCE devra probablement égaler le trillion de dollars annuels de facilités quantitatives des Etats Unis, et en avancer la majeure partie. L'euro chutera, et Trichet ratera son objectif d'inflation. Mais l'Allemagne prospèrera.

 A ce stade, les Européens devront compléter leur cordon sanitaire : une restructuration en bon ordre de la dette dans tous les pays où le poids de la dette est trop lourd pour être restructuré de manière crédible par le nouveau régime de Mme Merkel.

* Ancien chef économiste du FMI, est co-fondateur de l'un des plus éminents blogs économiques.

** détenteur de la chaire d'intervention effective du Centre de Performance Economique de la London School of Economics, est directeur de Salute Capital Management Ltd.