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Fête interdite

par Abdou B.

«Dans tous les partis, plus un homme a d'esprit, moins il est de son parti» Stendhal.

Comparée à de nombreux pays du bassin méditerranéen, ce berceau de tant d'épopées, d'Ulysse à l'Emir Abdelkader, de l'Agora antique à la djemaa ancestrale, de Garcia Lorca à Yacine Kateb excommunié au seuil de sa tombe, l'Algérie est sûrement la contrée la moins festive. Mais sûrement celle où le cadre urbain ressemble à une séquence filmée de Enki Bilal et où la saleté arrive aux portes des demeures, de ministères et des palais de justice. La tristesse grand format de tout ce qui construit, en dépit du bon sens, au mépris d'une esthétique basique, la violence ambiante des intolérances formatent sans répit la société. Cette dernière, dès la crèche accepte une saleté de tous les espaces, l'effritement des murs et des enceintes les plus représentatives de l'Etat. Les mairies, la daïra, la wilaya, la poste, les impôts, les enceintes des hôpitaux sont repoussants à l'intérieur et à l'extérieur. Dès la naissance, l'environnement est intériorisé, «normal», il va de soi puisque le gosse dès sa sortie première du domicile voit des ordures jusqu'à l'entrée de son école, de la boue, des trottoirs défoncés et des quartiers et cités populaires oubliés par Dieu et les hommes.

 Sur des routes préhistoriques qui défigurent les quartiers, le beggar triture sa moustache, sa longue barbare de taliban et fait rugir son 4x4 devant un bunker commercial au dessous d'une villa R+4 proche de la forteresse médiévale, barreaudée du sol au sommet, peinte aux couleurs d'un enfer surréaliste. Les pays de la Méditerranée, parmi les destinations touristiques les plus prisées au monde (Tunisie, Grèce, Italie, Turquie, Malte, Espagne, l'ex-Yougoslavie?) au-delà de leur longue histoire, se distinguent dans leur majorité par des expressions culturelles, des urbanismes singuliers, des couleurs bien de la Méditerranée, le sens du beau et de la fête. Au-delà des rites religieux, des régimes politiques, ces pays gardent leur élites sinon les voient évoluer dans un espace communautaire, laissent la création artistique s'exprimer, des médias privés s'épanouir et la fête s'organiser là où veulent ceux qui veulent faire la fête. L'Algérie qui a cependant une place économique et stratégique en Méditerranée est la plus austère, la plus «moustachue», la plus barbue, de noir vêtue, qui laisse partir des médecins, des créateurs, des chercheurs, des enseignants de la taille de Arkoun, des écrivains de l'envergure de Dib, Sansal, M. Alloula etc. Ceux qui sont restés au pays pour divers motifs sont casés dans l'administration, enseignent dans des amphithéâtres stades, réduits au silence à domicile. Le 1er Novembre, l'Aïd et toutes les autres fêtes passeront inaperçues au plan festif. Mais les villes seront désertes et fermées car les jours fériés sont, pour des raisons systémiques, de la plus grande tristesse. Un couvre-feu de plusieurs jours. Assurément, on fait des Algériens le peuple le plus triste, le plus agressif et le plus stressé. Et les attentats terroristes n'arrangent pas les choses.

 M'hamed Benguettaf aurait pu être, dans un pays de fêtes, dans une autre dimension le A.Quinn du cinéma et du théâtre de son pays. Merzak Allouache, le contestataire talentueux dans son art aurait pu être, dans un pays de fête et de tolérance le W.Allen d'Algérie. Sous des dehors un peu timides et surtout introvertis il en a les capacités créatrices. F.Beloufa, celui qui n'a fait qu'un documentaire censuré et charcuté, engagé et plutôt de gauche (impardonnable dans son pays) après un seul film de fiction de grande qualité a toujours rêvé de mettre à l'écran le chef d'œuvre «Le pain nu» de l'écrivain marocain M.Choukri. Les deux noms ne disent strictement rien à nos doctes personnages allergiques aux livres et aux images. Meddour, parti trop tôt, B.Hadjadj les chantres d'une culture originelle, première authentique?Omar Sekhoum, Chouaki le poète musicien, Fellag, magicien du rire, Safy Boutella diplômé aux USA pour la musique de films, B.Sensal au texte libre, simplement libre et pas du tout coranique? Amine Zaoui, aussitôt marginalisé, aussitôt la B.N muette, stérile est rentrée dans l'Ordre administratif. H.Bouabdellah celui qui a fait «Barberousse, mes sœurs'», où est-il? Khaled fait des apparitions sporadiques pour s'en retourner là où il peut dans sa liberté gérée comme il l'entend. Biyouna ne cesse de faire des pieds de nez aux fonctionnaires censeurs? ailleurs...

 On peut multiplier et aligner les noms algériens qui réussissent parfaitement à l'étranger, dans les arts, les sciences, la médecine, l'entreprise, la communication, l'enseignement et la recherche. Reconnus par leurs pairs, honorés et distingués dans le monde où les tolérances, l'expression des diversités et des altérités caractérisent les grandes nations, ces citoyens sont d'illustres inconnus. Ils le sont pour des ministres qui ne brillent ni par leur esprit scientifique ni pour leur curiosité et brillance intellectuelles. C'est aussi pour cela que le sens de la fête est complètement éteint, que les sexes sont définitivement séparés depuis la chasse à la mixité, au plaisir et l'enfermement de tous à la nuit tombée.

 Les jeunes qui ressemblent à ceux d'autres pays, seraient heureux de voir dans les villes, les campus et les quartiers, la renaissance de la fête et de la joie. Des associations, des APC, des wilayate, des ministères peuvent, au gré des fêtes nationales, du printemps, des cerises organiser des bals, des concerts dans les places, dans les villages, les campus, les stades?l'état d'urgence, l'obscurité, le délabrement des murs et des esprits, la bigoterie, la négation de la vie, le déni des plaisirs de la vie font que la fête n'est plus qu'un lointain souvenir de personnes âgées tant les morosités des «tutelles» et des institutions ont transformé en mosquées les espaces quotidiens où la fetwa sur tout et rien oriente l'espace public.

 Au lieu et place de la fête, alors que le calendrier national est parmi les plus riches en jours fériés et payés, les citoyens rencontrent des soucis impensables, inimaginables, incongrus, hors de question, relevant de l'impossible sous d'autres cieux, dans d'autres pays, quelles que soient les croyances, incroyances, horaires de jour comme de nuit. Comment en effet faire la fête dans un pays où le règne du «la yadjouz» est appliqué avec rigueur et vigueur aux quatre coins du pays. Comment faire la fête lorsque l'Etat est absent, totalement, dans les principales rues et artères de toutes les villes où simplement que les lieux publics (cafés, restaurants, fast-food, mairies, daïrate, wilayate) dont l'existence même est liée à une fréquentation n'ont pas de toilettes propres, qui ferment de l'intérieur? C'est dans ces endroits que les cahiers des charges et les sanctions ont une pertinence, pas pour quelques salles de cinéma dont personne ne connaît le volume de fréquentation, les horaires et les tarifs.

 Les jeunes, en Algérie et partout dans le monde aiment faire la fête, chanter et danser lors des dates importantes de l'histoire. Alors offrez leur des fêtes pour qu'ils se souviennent de vous, honorent vos noms qui seront liés à des fêtes. Prenons des exemples: les Algériens qui ont aujourd'hui entre vingt et trente ans n'ont jamais assisté à de grandes fêtes lors du 1er Novembre, du 5 Juillet, pour le petit ou le grand aïd, pour la fête des cerises des abricots ou les escargots acrobates. Les Australiens, les Français, les Américains, les Chinois, les habitants des pays nordiques, l'Angleterre, le Japon et tant de grands pays connaissent la fête. Pour des fêtes nationales, des dates marquantes de leur histoire, pour des fêtes religieuses, laïques, pour les organisations d'homosexuels, de grands peuples cultivent le sens de la communion, de la fête fédératrice des différences toutes normales; de grands peuples ont érigé la danse, les concerts sur les places publiques, les gigantesques défilés pour une armée, des syndicats, des commémorations qui lient les uns aux autres, au-delà de l'âge, du sexe, de la croyance, de l'origine première, des pratiques attendues et célébrées. Les Algériens qui ont aujourd'hui entre vingt et trente ans, et plus loin en arrière ignorent, à part le foot et ses dépassements sauvages, le fait de vivre ensemble de jour comme de nuit, une fête collective sur tout le territoire, une commémoration symbolique? Les dates du 1er Novembre et du 5 Juillet, les Aïds, la fête du printemps peuvent être vécues comme de grandes communions sur les places publiques, les campus, dans les quartiers et les stades, à l'air libre. Très vite, tous les sociologues et psychologues l'expliquent, les violences baissent parce que la société et la jeunesse respirent, des liens et des liants se tissent, qui deviennent des rendez-vous permanents. En Algérie, la fête, le bonheur, la joie de vivre, la rencontre ne figurent pas dans le cahier des charges des institutions, des services publics ou des partis. L'alignement quantitatif de ce qui se construit dans le désordre et la précipitation est la seule finalité officielle.