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Travail décent et emplois précaires

par Hamiani Med Toufik*

Toute personne dans le monde devrait pouvoir avoir un emploi lui permettant de mener une vie digne répondant à ses besoins essentiels. A cette fin, l'emploi est un facteur fondamental. C'est pourquoi, il conviendrait d'exhorter toutes les politiques à se consacrer davantage à la création d'emplois, et pas seulement de tout emploi, mais bien d'emplois décents pour tous.

Dans de nombreux cas, on affirme que les pays ne peuvent se permettre des salaires équitables ni de meilleures conditions; toutefois, les bénéfices à long terme prédomineront rapidement sur les coûts à court terme. C'est pourquoi le travail décent est la meilleure manière de lutter contre la pauvreté mondiale. Pour la majorité des personnes dans le monde entier, l'insuffisance d'emplois est synonyme de pauvreté. On croyait provisoire et conjoncturelle la précarisation que la crise avait générée... On avait tort. Un problème pesant sur presque toutes les têtes, elle oblige chacun à « faire avec ». Autant que faire se peut. Stagiaires, CDD, chômeurs de longue durée, travailleurs pauvres, suppléants, vacataires,..., autant de personnes qui vivent dans l'incertitude, contraintes de vivre au jour le jour. Or voilà déjà beaucoup de temps que la précarisation de notre société est pointée. Mais si le constat est bien établi, l'analyse du phénomène, elle, a changé. Des pauvres, des exclus, il y en a certes toujours eu, mais l'échec de la croissance et de l'Etat providence a introduit une véritable rupture et la question sociale a pris un autre visage. Dans le temps, la pauvreté était tenue pour résiduelle, appelée dans une société d'affluence à diminuer et disparaître peu à peu. Dans les années quatre vingt et quatre vingt dix, en pleine crise, le constat est tout autre et insiste sur l'exclusion de certaines franges de la population, liée à un contexte économique défavorable. Elle ne frappe plus seulement des cas sociaux ou des individus au bas de l'échelle sociale. Le cadre lui-même, s'il perd son emploi, peut voir sa vie basculer. De plus en plus de personnes ont alors besoin de l'aide publique et de diverses structures pour survivre. C'est du reste dans l'espoir de faire face à cette nouvelle pauvreté que le filet social et d'autres dispositifs ont été mis en place pour tenter de maintenir à flot une population fragile, sans parvenir à juguler le phénomène. Les sociologues multiplient les analyses de la situation et font apparaître que la précarité, comme la pauvreté, est multidimensionnelle et se caractérise par un cumul de handicaps. Les différentes analyses l'ont défini comme « l'absence d'une ou plusieurs sécurités, notamment celle de l'emploi ? Ou, pourrait-on ajouter, la disposition d'un emploi ne procurant pas des ressources chroniquement suffisantes ?, permettant aux personnes et aux familles d'assumer leurs obligations professionnelles, familiales ou sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. » La précarité a donc différents visages : la précarité de l'emploi, la précarité conjugale et familiale, la précarité du logement ou la précarité affective qui malheureusement vont souvent de pair. Aujourd'hui, c'est l'opposition exclusion/ inclusion qui apparaît contestable, car son dualisme rend mal la complexité du réel. Car ce qui frappe, c'est précisément tout le dégradé de situations qui va d'une position professionnelle un peu précaire au cumul de presque tous les handicaps. Il y a bien sûr les mal-logés, avec la figure extrême du sans domicile fixe vivant d'expédients, cherchant chaque jour un abri. Mais il y a également le recruté en contrat à durée déterminée qui ne sait pas ce qu'il fera dans six mois, le suppléant ballotté de mission en mission, la mère divorcée en sous-emploi qui boucle avec peine ses fins de mois, le jeune adulte qui fait stage sur stage sans parvenir à décrocher un premier emploi... De plus en plus rares sont les personnes à pouvoir se sentir définitivement à l'abri. Et il ne suffit pas d'avoir un emploi pour être protégé. Une part importante des salariés en contrat à durée indéterminée vit dans la peur de se retrouver au chômage, et accepte des conditions de travail dégradées et des rémunérations insatisfaisantes. Et le cas des travailleurs pauvres montre que travailler ne suffit pas nécessairement pour échapper à l'insuffisance des revenus. Même si presque tous sont menacés, les disparités sont encore fortes. La précarité de l'emploi touche ainsi bien plus les ouvriers et les employés que les cadres, les femmes que les hommes ...

 Le constat semble établi : la précarité n'est plus un phénomène simplement conjoncturel. Mais quels changements entraîne cette nouvelle configuration sociale ? La précarité de l'emploi a sans doute induit de nouveaux comportements par rapport au travail, que les sociologues appellent des pratiques ou des tactiques précaires. Le travail temporaire peut ainsi permettre à un vacataire de se faire un CV, d'éviter un certain type de subordination, de diversifier ses compétences. Ces comportements peuvent marquer un autre rapport au travail : certains jeunes salariés ont ainsi un emploi insatisfaisant et précaire et mènent en parallèle une activité culturelle, ludique ou sportive dans laquelle ils s'épanouissent mais dont ils ne peuvent vivre. C'est le cas aussi de certains cadres précaires qui acceptent des statuts dévalorisés et parfois des tâches ingrates pour pouvoir à côté s'adonner à des activités peu rémunératrices mais intellectuellement plus satisfaisantes.

Reste que la précarité peut rarement être considérée comme un véritable choix. C'est ce que notent les sociologues qui ont la même analyse concernant les intellectuels précaires : « Non, les intellectuels précaires n'ont pas choisi la précarité contre le salariat, la liberté contre la contrainte. Ils ont appris à vivre autrement. A «faire avec» les offres de travail qui leur sont proposées ». Ces salariés vivent avec difficulté des situations de travail qu'ils jugent insupportables et qu'ils n'ont pas vraiment choisies. Ils n'en sont pas moins actifs et cherchent à construire des projets.

L'illusion du choix

S'il est donc absurde de tenter de réenchanter la précarité, l'analyse des pratiques et des tactiques mises en œuvre a le mérite de montrer que les précaires restent des acteurs, même lorsqu'ils cumulent les handicaps et se retrouvent dans des situations particulièrement difficiles. « Etre chômeur, ce n'est pas seulement avoir perdu un revenu et se retrouver au plus bas de l'échelle sociale, c'est être confronté à des doutes sur son existence et sur son identité. Ces chômeurs restent néanmoins des acteurs. Se donner une contenance, sauver la face, maintenir sa dignité sont des activités qui demandent de l'énergie, des tactiques, des ressources. » Le précaire ne doit pas seulement être appréhendé comme un être passif face à des contraintes qu'il subit : il se débat, il lutte, il agit et tente de se débrouiller dans un contexte difficile et un horizon limité. Quelles sont les perspectives ? Sommes-nous entraînés vers une infernale et inéluctable spirale de la précarité ? Le retour à l'âge d'or des années glorieuses (sans doute idéalisées) n'est probablement pas concevable. Mais la précarité et les souffrances qu'elle génère ne sont pas acceptables pour autant. Face à la nouvelle configuration sociale, c'est sans doute le système de protections qu'il s'agit de repenser pour que discontinuité professionnelle et mobilité ne riment pas forcément avec précarité ou avec pauvreté.

La précarité du travail se normalise

Le marché du travail s'est métamorphosé, au profit de la précarisation et du chômage de mase qui ont font frappé beaucoup de pays, malgré la mise en œuvre de plusieurs dispositifs de lutte contre la pauvreté. Tout a été essayé pour lutter contre le chômage ? Pas encore, mais les gouvernements ont adoubé le concept de précarisation, en acceptant la flexibilité. Ce qui était une exception dans les années dites glorieuses est aujourd'hui un état de fait : la précarité au travail est devenue une valeur constante de l'économie de beaucoup de pays. Le nombre de CDD (contrats à durée déterminée) a doublé ces derniers temps. Ce contrat court est devenu la norme. Plus de 85 % des embauches s'effectuent par ce biais. Aujourd'hui, les CDD et la vacation sont devenus une norme, principalement pour les jeunes travailleurs même dans la fonction publique en commençant par les gardiens, les femmes de ménage et autres , ce qui laisse penser que même les cadres vont avoir le même type de recrutement dans un futur proche. Les chômeurs de longue durée ? les non qualifiés- constituent le noyau dur du chômage. Gouvernement après gouvernement, personne n'est parvenu à réduire durablement leur nombre. La souplesse, appelée de toutes ses forces par les pouvoirs publics dans le traitement du chômage, existe déjà. Les transformations de l'économie font que beaucoup d'entreprises ont été rachetées par des groupes qui suivent une stratégie de flexibilité de la main-d'œuvre : ils engagent des employés pour un temps limité. L'intérêt de l'actionnaire prévaut sur celui de l'employé. Le gouvernement compte démêler en temps record une situation qui empire depuis plus d'une décennie. On comprend l'ampleur de la tâche.

 Espérons que - moins de chômeurs, mais plus de précarité- ne dure pas longtemps car les bilans sont à la fois rassurants et inquiétants. D'abord le constat: le chômage a baissé. Mais à y regarder de plus près, il s'agit essentiellement d'emplois temporaires et précaires.

Dans la législation actuelle, le recours aux CDD n'est possible que pour le remplacement des absents, pour des surcroîts temporaires d'activité Il est d'une manière générale interdit de recourir à l'emploi précaire pour « pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise ». Dans les faits, la loi est massivement violée quotidiennement par des milliers d'entreprises qui ont fait du recours au travail précaire mode de gestion permanent ou est-ce que sécuriser durablement l'emploi et la formation des précaires nécessite cependant une nouvelle législation ? A ce titre peut-on convertir les emplois précaires en emplois stables ou continuer à comptabiliser l'emploi précaire dans nos bilans ?

*Cadre du secteur de l'emploi-Mascara-.