Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Ici mourra Kaci !

par Rachid Brahmi

Déclaré ou enfoui, l'état d'esprit contestataire, une inclinaison souvent positive, est un trait type du caractère de l'Algérien, que celui-ci soit simple citoyen ou non, instruit ou pas, chef ou subalterne.

Mais quand la contestation devient systématique, attribuant toujours la faute à autrui, cela relève de cet entêtement malsain appelé le «Taghennènte », que des adages bien de chez nous traduisent par « Ehna imoute Kaci !» ou encore « une chèvre même si elle s'est envolée! ». A propos de ce dernier dicton, feu Kada Boutarène, dans son recueil de citations populaires, note qu'il découlerait de l'anecdote suivante : « Un corbeau est aperçu au loin par deux hommes dont l'un était au service de l'autre. L'homme fort soutient qu'il s'agit d'une chèvre, son compagnon pense que c'est un corbeau. Vive discussion. Sur ces entrefaites, le corbeau s'envole.

 L?entêté bafouille, mais maintient son point de vue, contre l'évidence. D'où le sens de la formule pour exprimer l'entêtement doublé de la tyrannie et du caprice ». Le « Taghennènte », forme d'intolérance observable dans nos différents espaces, peut déboucher sur l'invective, jusqu'à aboutir aux crachats, aux poings occasionnant ainsi des points (de suture), ou à une violence encore plus affreuse.

 Tout cela, parce que chacun d'entre nous juge qu'il est le seul à détenir l'absolue vérité, les clefs de celle-ci, ses serrures, ses portes, parce que nous gérons et digérons mal nos divergences et parce que nous repoussons la diversité ou la différence censée être une source de richesse. Les exemples fourmillent pour constater la triste tare citée plus haut, qui n'est assurément pas d'ordre génétique. Par ailleurs, il suffit d'assister à une discussion autour d'un thème donné ou encore une simple causette pour s'apercevoir que le détenteur de la parole, barricadé dans ses certitudes, hermétique, refuse d'écouter l'autre, en l'empêchant d'exposer clairement ce qu'il a à dire.

 Le débat serein et ordonné laisse donc place à un chassé-croisé de soliloques simultanés, où tout le monde parle et où personne n'écoute. À la fin, bien évidemment, peu auront compris, certains seront stressés et beaucoup seront déçus. Exténués. La communication est un processus d'échanges où il s'agit de convaincre par les arguments et non de vaincre par la palabre. Dans ce sens, un proverbe africain recommande : « Il vaut mieux convaincre que vaincre, parce que, ce qui est convaincu est d'office vaincu, alors que ce qui est vaincu, n'est pas du tout convaincu. »

 D'autre part, si les germes de l'intolérance peuvent souvent apparaître au sein de la cellule familiale, il n'en demeure pas moins qu'ils naissent aussi et éclosent partout ailleurs, notamment dans le système éducatif. Ainsi, sous l'œil d'un personnel éducatif (enseignants, conseillers d'éducation, agents ?) aux nerfs à fleur de peau, nos bambins contraints de nicher dans des classes surchargées, astreints à un programme « bourratif », ont-ils la possibilité d'analyser, d'argumenter, de soumettre leurs avis ? En dehors des écoles et chez les adultes, l'exemple d'intolérance le moins moche, le plus raffiné, vise certains qui savent lire et écrire, lors de débats réglés, non pas à coups de sabre, mais de « plume » ou de clavier. Certains qui ont un niveau d'instruction. Il s'agit des passagers de la toile qui consultent des sites, pour s'informer, et se défoncer par la même occasion. A cet effet, il suffit de jeter un coup d'œil sur les commentaires de lecteurs, sur divers articles, pour s'en convaincre.

 Chacun devient analyste en économie, expert politique, spécialiste footballistique, stratège militaire, diplomate aguerri, mufti autoproclamé, psychologue diplômé, critique confirmé?? Passons si chacun se prend pour ce qu'il croit être. Mais pourquoi refuser l'avis contraire, sans argumentaire, tout en méprisant ou injuriant celui qui pense autrement ? D'un lieu de débat constructif, utile, un espace se métamorphose en un ring de combat explosif, débile. De plus, le commentateur confortablement installé face à son écran d'ordinateur, déploie sa verve, en scellant son écrit par un pseudonyme.

Quelle bravoure ! Et pour ficeler le tout, de tels dérapages écrits noir sur blanc sont autorisés par le modérateur, celui qui est censé défendre la crédibilité du site où l ? on assiste à cette bataille numérique rageuse qui fait probablement crépiter les claviers et palpiter les cœurs.

Que dire d'un débat non virtuel en présence de personnes concernées ? Enfin, la tolérance, vertu cardinale, valeur universelle qui consiste par définition, au respect des opinions, des différences et de la liberté d'autrui, a-t-elle sa place dans nos espaces, nos systèmes et nos schèmes ? Sinon comment l'incruster dans nos méninges ? Alors pour un brin de tolérance, donc pour plus de moments tolérables et moins embrasés.