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Les avatars de l'Homme utile

par Brahim CHAHED

«L'homme sans principes est aussi ordinairement un homme sans caractère, car s'il était né avec du caractère, il aurait senti le besoin de se créer des principes».

Chamfort / Maximes, pensées, caractères et anecdotes

Révolue est l'époque où les gens observaient, minutieusement, leurs comportements et se faisaient un point d'honneur, à les faire correspondre à ce qu'ils sont ou mieux, constants qu'ils sont, à ce qu'ils ont toujours été. De nos jours, les principes sont un fardeau lourd à porter pour la plupart d'entre nous et un frein à nos petites ambitions, tout le temps, démesurées.

« Être ou ne pas être », phrase emblématique, certes traduite, théâtralisée, dans une œuvre éminemment artistique et extraordinairement philosophique « Hamlet », par le célébrissime William Shakespeare, a eu, pour un temps, beaucoup de sens, mais n'est désormais, ni en vogue, ni dans l'air du temps.

Conformer sa conduite, indépendamment des circonstances, à un ensemble de règles, prédéfinies par la communauté dont on fait partie, serait une définition acceptable pour atténuer, un tant soit peu, la confusion à circonscrire clairement la notion de principes ainsi que son utilité. S'il reste reconnu que les grandes choses ont été le résultat d'observance, par les Hommes, dans leur conduite et leurs actes, de principes absolus, il demeure cependant légitime de se questionner s'il est bon ou mauvais d'avoir des principes, à la fois pour l'éthique déontologique et pour celle utilitaire.

La vie diffère de la morale dans le sens où elle relève du domaine du concret, du réel, du domaine des faits et des inégalités toutes naturelles. La morale, elle, cultive les idéaux loin des situations factuelles. Les prises de position par principe ne doivent ni revendiquer la certitude ni prétendre à l'universalité. Elles doivent traduire des choix conscients au lieu de résulter de fermeture d'esprit, de pulsions et d'habitudes transmises par mimétisme.

Une vie sans morale, même difficile car la volonté n'est jamais libre, reste possible mais non souhaitable, l'homme étant un être social. La société ne peut se faire qu'ensemble, par l'acquiescement de toutes les volontés particulières pour fonder la volonté générale. Un être humain doit donc, dans sa volonté libre, vivre selon des valeurs. Mener une existence humaine c'est faire en sorte que chacune de nos actions mette en œuvre et en perspectives les valeurs pour lesquelles nous sommes au monde. L'Homme de principe n'est pas audacieux, il est humble, profond et discret. Il est constant et ne revendique pas ce qu'il est, il le vit. Il se peut que cet homme longtemps décrié, redevienne important et nécessaire. Nos semblables, les jeunes particulièrement, ressentent le besoin de se référer à des modèles, loin des stigmates de l'égoïsme, de la mauvaise foi et de la veulerie, sources de vulgarité, d'irresponsabilité, de négligence et de servilité.

La situation peut sembler paradoxale, des gens étonnamment conciliants, évitant prudemment, habillement, tout arbitrage dans les conflits et courbant prestement l'échine, sont admirés. On remarque, avec amertume parfois, que de tels individus semblent bien avoir raison puisqu'ils ont évité de se mettre dans des situations pénibles ou désagréables avec la philosophie de la sagesse-opportunisme. Mais l'Homme sans principes, qui paie d'humiliations, dissimulées des fois, revendiquées dans bien des cas, sa place dans la société, sait mieux que tout autre qu'un Homme capable de s'affirmer est seul capable d'être véritablement libre. La vie sans principes ne saurait être un idéal d'existence, les avantages qu'elle apporte ne peut donner que des satisfactions passagères. Cette tendance à faire des concessions en dépit de nos idées pour obtenir en retour soit un avantage matériel, soit un certain sentiment de sécurité, nous conduit à admettre que si les positions de principes nous coûtent cher, mieux vaut ne pas les prendre. Cette culture du retour sur investissement, ces calculs qui proposent de proportionner les moyens aux fins, négligent, importunément, la dimension essentiellement éthique de la conduite de l'Homme, même face à des puissances mieux outillées ou positionnées pour parvenir à le vaincre.

Pour réussir l'insémination des prises de positions de principes, nous devons cesser de revendiquer la vérité, de privilégier la culture de la confrontation, de prétendre à l'universalité et nous demander si nous sommes aptes à juger de manière objective. Notre jugement n'est-il pas toujours influencé par notre position. Si nous avons cru par le passé que cette insémination se fera en faisant appel soit à la vertu, soit, en rapport à la tradition libérale, à la confrontation des intérêts particuliers, il va falloir pendre conscience que la première est ardue tandis que la seconde est insuffisante.

Notre société utilitariste est obsédée par le « résultat » : tout essai qui n'est pas immédiatement couronné de succès ou de reconnaissance sociale est assimilé à un échec dramatique. En outre, l'attitude de principe ne se « capitalise » pas, elle est contestable et est tout le temps nécessaire. Mais nous le faisons pourtant nous sommes solitaires et sans victoire. Nous le faisons pourtant nous risquons la mise à l'écart, nous risquons le placard et la marginalisation.

Le monde du travail a longtemps été synonyme d'ascension sociale et d'égalité des chances, mais de plus en plus ce monde qui créait de l'autonomisation crée aujourd'hui, trop souvent, de la dépendance et ses pratiques alimentent un sentiment d'injustice. Au quotidien, des employés et cadres vivent un écart entre ce qu'ils doivent faire et ce qu'ils estiment être juste moralement. Face à ces situations, quotidiennes, ils sont nombreux à fermer les yeux, se taisent ou s'efforcent à s'adapter, tétanisés par l'illusion de l'inévitabilité et de la superpuissance, aplatis par la culture de l'interchangeable ou du substituable. En s'adonnant à ces petites concessions, il y a un prix à payer, l'érosion de l'image que nous avons de nous-mêmes et de notre capacité d'agir sur le monde, de changer la vie de nos concitoyens et la nôtre. Ces comportements correspondent à des instincts de survie. Ils entraînent naturellement des luttes entre les personnes qui ne favorisent ni l'émancipation, ni l'affrontement raisonné. Ils conduisent, au contraire, à générer encore plus de stress, de division et de déloyauté. Les valeurs deviennent volatiles pour être un référent auquel on peut se rattacher.

Mais ce fait traduit la victoire momentanée d'une dynamique qui n'est ni durable ni constante. Que la parole, même discordante, soit libérée. Que les conversations où l'on parle vrai, sans recourir à la langue de bois, où l'on se lie à ce que l'on dit, soit stimulées.

Le poids du devoir, souvent du remords, de la solitude et de l'impuissance peut facilement nous apparaître comme un fardeau qui nous empêche de vivre en paix, et de jouir sereinement de nos actions. En tant que contrainte lourde sur notre liberté d'action, la moralité peut être mal perçue et paraître comme une entrave rédhibitoire, insupportable, voire paralysante. A l'inverse, l'amoralité (pas l'immoralité) semble proposer des voies sinueuses mais réconfortantes et peut être une perspective de pouvoir, de dédouanement et de liberté attrayante.

Mais le confort n'est pas notre but et le mois de mai est présent pour dissiper nos doutes. C'est un mois chargé d'histoire de luttes pour le bien de tous, d'actions guidées par des principes moraux, de travailleurs luttant pour la justice et l'équité, de communautés diverses clamant la liberté et la dignité, d'étudiants aspirant aux valeurs de démocratie et de vivre-ensemble et enfin d'Homme de presse incarnant la liberté de la presse qui découle des libertés fondamentales de pensée déjà, de parole, d'expression et d'opinion ensuite.