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Carnet de voyages - Lettre des états-Unis d'Amérique : Couches d'histoire (Texas, Nouveau Mexique, Colorado, Arizona)

par Ignacio Villalon

C'est le matin à Palo Duro, Texas du nord.On sort de nos tentes et on traverse le site pour nous laver le visage. La nuit précédente, à une heure inconnue, on entendait les hurlements des coyotes à travers le canyon. L'air est sec et la flore est clairsemée et agressive. On arrive à l'unique bâtiment du camping, un petit édifice en forme de « M » illuminé par le soleil matinal. Ce sont des jeunes Américains mobilisés pendant les années trente qui l'ont construit ; pendant la Grande dépression, le gouvernement américain, sous Franklin D. Roosevelt, les avait mobilisés sous le nom du« Civilian Conservation Corps » (Corps de conservation civil, ou CCC), dans le double objectif de fournir des emplois et de revaloriser les espaces naturels pour les citoyens du pays.Le bâtiment devant nous est une simple salle de bain/douche. Sa forme et construction en pierre étaient conçues pour s'harmoniser avec les murs du canyon qui nous entourent. C'est une période du « Big Government » qui inspire la nostalgie chez les progressistes américains, qui essaient de mettre de la pression sur Biden pour qu'il soit plus ambitieux dans sa politique sociale et environnementale. On ouvre les robinets et on se brosse les dents.

À Santa Fe, capitale du Nouveau Mexique, c'est encore l'architecture qui nous saute aux yeux. Quasiment tous les bâtiments sont construits en « adobe », un style architectural de bâtiments en blocs couverts d'une boue brune rougeâtre, qui sert comme isolant thermique. Les maisons de l'Amérique bucolique en bois, des banlieues homogènes, le béton peint des bâtiments des chaines corporatistes, tout ça on le connait très bien-mais là il y a quelque chose de différent, une esthétique locale vraisemblablementprônée d'en bas.Dans un restaurant néomexicain, la différence locale est suffisamment riche à pouvoir se faire gouter: les plats qu'on commande-tamales, pozole, et Frito Pie-révèlent des influences mexicaines, amérindiennes, et étatsuniennes, dans l'idiome de ce grain natif au continent, le maïs.

Cette influence mexicano-espagnole et amérindienne se ressent pourtant à l'échelle officielle aussi. Par exemple, la plus vieille église aux États-Unis, celle de San Miguel, construit par des travailleurs indiens Tlaxcalan du Mexique en 1610, sous les ordresdes pères franciscains.Comme le reste de la ville, elle aussi est faite d'adobe rouge, avec une croix blanche perchée au-dessus du clocher. C'est devant le bâtiment du Capitole d'État, que nous, étrangers dans ce territoire, mais pourtant concitoyens nationaux, arrivons à comprendre quelque chose de clair sur cette ville, car ici la langue architecturale nous est plus lisible. Sa façade est plate et simple, dans le style espagnol ; pourtant, à sa gauche et droite, une ligne de colonnes blanches courbent autour de son périmètre, dans le style gréco-romain si vanté à Washington D.C. On hoche nos têtes en voyant l'insigne de l'État, car il explique clairement la hiérarchie des pouvoirs historiques: l'aigle américain au centre, sous son aile un aigle mexicain-distingué par le serpent et le cactus dans ses talons-dans le rôle du petit frère.Le devise de l'État communique l'idée d'un territoire qui accumule des couches d'histoire : cresciteundo, « il s'accroit en allant ». Une statuette d'une femme amérindienne se trouve devant.

À Santa Fe, on voit un effort de s'insérer dans le récit national: elle est fière d'avoir la plus vieille capitale étatique des États-Unis, la plus vielle milice, et la plus vieille église. Remarquons, pourtant, que tous ces « premiers » précèdent l'imposition du pouvoir étatsunien en 1848, que sa fierté en tant qu'État américain relève paradoxalement de son héritage espagnol et pré-étatsunien. À Santa Fe, donc, on voit que le récit national de l'Ouest vide est très clairement un mythe. Mais ce mythe ne meurt pas.

Je crois le voir dans ces gens qui se parlent très ouvertement et sincèrement. Quand, dans l'après-midi, on se repose dans un café en plein air, deux petits chiens s'approchent vers nous, timidement. « Ne vous inquiétez pas, ils sont très doux » affirme une jeune dame assise à une table voisine, avec ses deux amis. Des chiens, elle en a six en total, dont les deux qui se trouvent devant nous. Elle aime tellement celui-ci-un petit chihuahua avec un problème oculaire-qu'elle s'est tatoué son image sur la main droite.

Les étrangers ici se parlent très ouvertement; je l'ai remarqué dans mon dernier article, il y a quelque chose d'optimiste dans l'Ouest, ce territoire prétendument vierge où la liberté règne. Le lendemain dans le parking du Wal-Mart en « adobe », un homme âgé s'arrête pour nous recommander une série de livres de science-fiction.

On pourrait croire que notre départ pour le parc national de Mesa Verde, au sud-ouest du Colorado, est un retour à la « brousse. » Après tout, en arrivant, nous nous trouvons niché entre des montagnes verdoyantes, dans un site où les cerfs grignotent les restes végétaux laissés par les campeurs qui grillent leurs diners. Pourtant, le lendemain on voit que cet endroit porte des traces humaines beaucoup plus profondes. À partir des promontoires et des vues il est possible de voir, à travers les canyons, des constructions en pierre et briques construit dans l'espace vide sous les plateaux. Avec l'aide des binoculaires, nous voyons des murs tombés qui révèlent des espaces communs. Ces constructions furent habitées et construites entre le XIIème et XIVème siècle par le peuple « Pueblo ancestral ». L'agriculture se faisait sur les plateaux même, on descendait dans l'espace vécu en grimpant les trous creusés sur le bord.

Un petit panneau nous donne de l'information découvert par un archéologue : au départ ce peuple ramenait l'eau des sources au champs, mais plus tard il approchât les champs aux sources. On ressent le vertige de l'histoire: nous ne sommes pas dans un «nouveau monde».

Dans l'Arizona, en route pour le Grand Canyon, on s'arrête dans une station-service dans la réserve des Navajos, où, à la différence de ce qu'on a vu ailleurs, le port du masque est rigoureusement appliqué. Le lendemain, on marche sur la lèvre du canyon, sur un sentier tracé dans la terre par le même CCC. Les corbeaux circulent au-dessus de cette terre bâillante, ses vastes bords rendus bleus par la distance. C'est un espace immense-il faut loucher pour tout voir.