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Les bourrasques insurrectionnelles sans lendemain

par Dr Mohamed Belhoucine

«Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.» Article 35, Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, 6 Messidor an 1 (24 juin 1793).

L'indignation est le morceau brut de la révolte et de la rébellion. Dans notre plus pure tradition arabe, l'indignation est une saine colère (El Instinkar Oua Tandid Ala El Hak Hallal). Spinoza dans L'Ethique nous le rappelle, c'est dans l'indignation que nous retrouvons notre pouvoir d'agir contre l'oppression et de contester les causes de notre souffrance collective. La force et la résistance qui naissent de l'indignation face aux abus et aux injonctions du pouvoir peuvent sembler immédiates et spontanées, et donc naïves. L'indignation se manifeste toujours comme un phénomène singulier en réponse à une violation ou un obstacle particulier. Selon la définition de Spinoza, «l'indignation est une haine envers quelqu'un qui a fait du mal à un autre» [Ethique, «de l'origine des affections», Paris Garnier Flammarion 1965, Explication, troisième partie, p.104]. Dès lors, une stratégie de l'indignation est-elle possible ? L'indignation peut-elle conduire à un processus d'autodétermination politique ?

Dans l'histoire des mouvements politiques modernes, les grands exemples de rébellions auto-organisées, nées de l'indignation, ont souvent été appelées jacqueries, le dictionnaire culturel le Robert les définit : «révoltes des classes pauvres de la paysannerie, soulèvement féroces des paysans européens aux XVIe et XVIIe contre les seigneurs», mais cette définition s'est étendue aux révoltes ouvrières spontanées des XIXe et XXe siècles, des insurrections anti-coloniales aux émeutes raciales, aux différentes formes de rébellion urbaine, aux émeutes en cas de pénuries alimentaires, etc. La violence de la jacquerie déborde la mesure du raisonnable et semble détruire les objets de sa colère sans discernement : règlements de comptes, destructions urbaines, incendies des biens publics et privés. [Violence et civilité, Etienne Balibard, édit Galilée, 2010].

Selon l'observation, la spontanéité de la jacquerie ne laisse derrière elle aucune structure d'organisation, aucune institution légitime qui pourrait servir d'alternative au pouvoir déchu.

La jacquerie s'éteint d'un coup et disparaît. Malgré leur brièveté et leur discontinuité, la réapparition constante de ces jacqueries détermine en profondeur non seulement les mécanismes de répression mais aussi les structures du pouvoir lui-même. [Voir C.B Macpherson, La théorie politique de l'individualisme possessif, Paris Gallimard 2004 ; et Karl Marx, critique du droit politique hégélien, Paris éditions sociales 1980].

L'indépassable outillage marxiste définit les jacqueries en relation avec les rapports de production contre lesquels elles luttent. Marx poussait et encourageait les rébellions ouvrières industrielles entre 1840 jusqu'à la défaite cuisante de la commune de Paris en 1870, à se déployer vers le sabotage du capital fixe et de la machinerie. [Karl Marx, Manuscrits 1861-1863, Editions sociales, 1980, p.146]

Les émeutes de Bejaia visent à nourrir un projet local réactionnaire et non l'appropriation des moyens de production à l'échelle nationale, se sont vite éteintes car elles se sont déferlées autrement, en se concentrant sur les écoles, les palais de justice et les moyens de transport publics et privés, c'est-à-dire en handicapant les conditions de la mobilité et de la division sociales essentielles à l'exploitation urbaine de la force de travail sociale, sans toucher aux machineries des oligarques propriétaires des industries locales. [ S.Beaud, violences urbaines, violences sociales, Paris Fayard 2003].

Les revendications identitaires et leurs structures de subordination locales entravent la révolution, créées par la domination de la propriété pour maintenir les hiérarchies [ Mario Tronti, Ouvriers et Capital, édit. Christian Bourgeois, 1977, p.322].

L'identité est la propriété. Les théories de la souveraineté de l'individu et de la propriété individuelle aux origines de l'idéologie bourgeoise au XVIIe et XVIIe siècle font de l'identité une propriété au sens philosophique : «Chacun garde la propriété de sa propre personne», écrit John Locke (deuxième traité du gouvernement p.19 et 63, Paris, édit. Vrin, 1985).

L'identité est un titre et une possession, avec donc un pouvoir d'exclusion et de hiérarchisation. L'identité est une arme de la république de la propriété, mais une arme qui peut se retourner contre elle. Le projet de l'abolition de l'Etat. Frantz Fanon écrit avant le déclenchement de la lutte armée algérienne que «nous ne tendons à rien de moins qu'à libérer l'homme de couleur de lui-même» [ F. Fanon Peau noire, masques blancs, Editions du seuil 1952, p.10, édit. ].

Cette libération de soi-même est l'auto abolition de l'identité ne se contente pas de détruire la hiérarchie sociale mais vise à supprimer aussi la race telle que nous la connaissons et permet donc, selon les termes de Fanon, de créer une nouvelle humanité. Aussi paradoxal que cela soit, l'identité affaiblit la capacité de la politique identitaire à révéler l'oppression sociale et à la combattre et sert à masquer les hiérarchies. [ Axel Honnet, Ce que social veut dire, T1 le déchirement social, Gallimard 2013].

La révolution n'est pas pour les âmes sensibles. Elle est faite pour les monstres. Vous devez perdre ce que vous êtes pour découvrir ce que vous pouvez devenir. [ E. Balibar, la crainte des masses, Paris, Galilée, 1997, p.57-101 ; voir aussi Ernesto Laclau, La raison populiste, Paris, Seuil, 2008, p.180].

La révolte, la destruction de la richesse et le sabotage des structures et des organisations du pouvoir sont depuis toujours des écoles d'organisation. La terreur suscitée par les jacqueries correspond à l'énergie de libération contenue en elles quand elles sont bien dirigées. [W.Benjamin, Réflexions sur la violence, Paris éditions du Trident, 1987].

A cet égard, la révolution russe pourrait être considérée comme un modèle de jacquerie urbaine (accompagné d'action dans les campagnes), et la révolution chinoise comme un modèle de jacquerie nomade et rurale, jusqu'à la longue marche. En progressant dans mon analyse, je constate, les jacqueries combinent ces deux caractéristiques en une nouvelle figure organisationnelle, en particulier dans l'espace de nos villes en rapide expansion. A contrario, le patriote allemand Carl Schmitt pense que les jacqueries sont des évènements conservateurs qui légitiment et défendent les pouvoirs établis contre les transformations promues par les mouvements révolutionnaires (Carl Schmitt, La notion de politique. Théorie du partisan. Calman-Lévy 1972).

Dans le même sillage, le philosophe Slavoj Zizek se pose la question «La jacquerie est-elle apte à déclencher une action politique cohérente ; ses actions sont-elles progressistes et libératrices ?» [Slavoj Zizek, La parallaxe, p. 321-322, édition Fayard 2008].

Zizek accuse la jacquerie de soutenir le pouvoir capitaliste, la jacquerie n'est pas une figure politique, parce qu'elle ne construit pas un «peuple». Zizek explique que les jacqueries «sont des mouvements de masse petits-bourgeois qui réclament bruyamment le droit de profiter sans rien faire, tout en prenant soin d'éviter toute forme de discipline. Alors que nous savons que la discipline, dans tous les domaines, est la clef des vérités». «La jacquerie est une rêverie hallucinée». «Elle porte le nom de la résistance, mais n'est qu'une composante du progrès du pouvoir lui-même».

En gros Zizek accuse «la jacquerie d'imiter et de soutenir la domination du capital sous couvert de la contester».

Dans la tradition révolutionnaire communiste et marxiste, le processus révolutionnaire se déroule avant tout dans le champ de la production économique. [Sur la production économique, Karl Marx, Capital, livre 1, p.112-119, PUF 1993].

[Il faut soigneusement distinguer entre le communisme comme idée, projet philosophique et social, et le communisme comme expérience historique, menée par les régimes qui se sont réclamés de ce nom.

Que ce soit Lénine ou Mao, à la fin de leurs vies, on retrouve chez tous les deux l'idée que le «mouvement communiste» ne peut-être confié à l'appareil d'Etat, qu'il est nécessaire que des mouvements de masse indépendants, et même des organisations populaires distinctes du Parti, se créent dans la dynamique de l'Histoire, y compris s'il le faut dans la forme du soulèvement. Le communisme a été «dénaturé» par le fait qu'il s'est confondu avec l'Etat.

Il faut pointer du doigt une monstruosité dialectique : le marxisme-léninisme qui est une invention de Staline, prétend réaliser les fins dites «communistes» par les moyens d'un Etat coercitif, à son tour justifié par la nécessité «transitoire» d'une dictature du prolétariat destinée à briser les appareils répressifs du vieux monde. Or un communisme étatisé, est un oxymore, une aberration insoutenable du point de vue de Marx lui-même, dont le projet fondamental implique le dépérissement de l'Etat et qui, en ce qui concerne la société communiste, parle de la «libre association». Marx a parfaitement mis en lumière le caractère nécessairement absurde et chimérique de l'idée d'une réalisation de l'appropriation collective des moyens de production, d'une construction de la nouvelle société, par les seuls ressorts de l'Etat despotique. Sur cette question, Lénine a une part de responsabilité dans la mesure où il édifie l'Etat à l'image du parti militarisé. Cependant, sur le fond, il est d'accord avec Marx. L'inanité d'un communisme délégué à l'Etat est explicitement affirmée dans « L'Etat et la révolution». Le livre rédigé en 1917 s'en prend directement à la figure étatique comme maléfice qui menace la révolution, et dont il s'agit d'opérer la destruction. Lénine dénonce l'impuissance de l'Etat à servir le dessein initial du communisme. La dégénérescence du régime est imputable à la bureaucratie qu'il qualifie de chiennerie. Lénine envisage alors de contrôler du dehors de l'Etat, par la création d'un corps d'inspection ouvrière et paysanne, et par la réanimation des organisations populaires «hors parti». Autant de projets extrêmement difficiles à mettre en œuvre, comme il l'accorde lui-même.

Le régime marxiste-léniniste (une invention de Staline) se présente toujours lui-même comme un organe de transition. Il ne se donne pas comme la réalité achevée de l'Histoire mais comme le point de passage qui, via la dictature du prolétariat instaurée, va permettre de diriger l'ensemble de la société vers le communisme. Ce point est capital : le régime se définit comme un moyen, non comme un aboutissement. Les divisions maintenues ou accentuées entrent dans ce schéma général : elles sont considérées comme autant d'étapes, de conditions nécessaires pour aboutir au communisme et à l'unité du peuple tout entier ! Un mal présent pour un bien futur, en somme. Les différences sont creusées au nom même de la totalité harmonieuse qui demeure toujours l'objectif affiché du régime.

En URSS, de manière générale, un hiatus grandissant apparaît entre la doctrine et la réalité effective. Le fossé entre le discours officiel et les faits bruts va devenir de plus en plus flagrant et insurmontable. L'appropriation collective des moyens de production était censée supprimer les divisions sociales (entre patrons, exploiteurs et exploités..). Or c'est l'inverse qui se produit : on recrée une forme d'inégalité inédite, avec l'émergence d'une couche privilégiée, la bureaucratie. S'y ajoute, deuxième phénomène crucial, une gestion parfaitement irrationnelle de l'appareil global de production, pour des raisons qui tiennent à la fois des circonstances et du fonctionnement spécifique d'une économie centralisée telle que l'URSS. Progressivement, le régime se retrouve en porte-à-faux avec ses prémisses égalitaires et «scientifiques» fondamentales. L'incurie économique et le décalage par rapport au but qui justifie l'entreprise sont violemment manifestes. Dans ces conditions, le problème est de se maintenir au pouvoir en dépit des objections cruelles que la réalité apporte à la doctrine officielle. Le régime se voit obligé de mentir continuellement sur ce qu'il est pour masquer ce qu'il devient. De plus, le parti n'a d'autres solutions que d'éliminer les ennemis, y compris «internes» (appartenant à la bureaucratie d'Etat, voire à l'appareil même du parti), lesquels constatent quotidiennement ses défaillances. Potentiellement, tous ceux qui appartiennent de près ou de loin à la bureaucratie peuvent être épinglés comme des parasites, puisque cette nouvelle classe dominante n'a pas d'existence légitime dans l'idéologie du régime et qu'au contraire la classe dominante est censée avoir disparu. La double spirale infernale du mensonge et de la terreur est inéluctable et ne cesse de s'auto entretenir. La révolution fut cruellement détournée.]

La nouveauté pour ce XXIe siècle, avec l'émergence de la société numérique, les lieux de la production économique sont répandus dans tout l'espace social, et la production de valeur économique est de plus en plus difficile à distinguer de celle des relations sociales et des formes de vie [Yann Moulier Boutang, Le capitalisme cognitif, Paris Amsterdam, 2007].

En termes quantitatifs, l'histoire mondiale a récemment franchi un seuil : pour la première fois la majorité de la population de la planète vit dans des aires urbaines. Pour des générations d'ouvriers, l'usine a été le lieu où leurs corps étaient brisés, empoisonnés par les produits chimiques et tués par des machines dangereuses. La ville et ses ramifications urbi orbi sont des lieux menaçants et nocifs, surtout pour les pauvres. Mais c'est justement pour cette raison qu'elle est aussi comme l'usine, le lieu de l'antagonisme et de la rébellion. Puisque la production biopolitique exige une autonomie, le capital devient de plus en plus extérieur au processus productif et, ainsi, tous les biais par lesquels il exproprie la valeur forment des obstacles et détruisent ou corrompent ce qui nous est commun ; [Richard Forida, soutient que la «classe créative» se développe dans une société caractérisée par sa tolérance, son ouverture et sa diversité ; voir The rise of the creative class, New York, Basic Book, 2002] .

C'est dans la ville que les mouvements sociaux et les masses pauvres montent des piquets, bloquent les rues, brûlent des pneus, arrêtent le trafic, bloquent les autoroutes qui relient nos villes. Ces rébellions n'ont pas seulement lieu dans la ville mais aussi contre elle, c'est-à-dire contre sa forme, contre ses pathologies et ses corruptions. La ville produit avant tout de la rente, la captation de la rente et de la richesse par le capital, plus précisément via les valeurs de l'immobilier urbain et de l'appropriation des assiettes foncières. [C.Vercellone, finance, rente et travail dans le capitalisme cognitif, Multitudes, n°32, mars 2008, p.27-38].

La ville est un lieu de convoitise pour le capital, parce qu'il ne l'organise et ne l'aménage pas, il ne peut que capturer et exproprier la richesse biopolitique commune produite. Nos populations ne gèrent pas librement et dans le calme l'organisation de notre ville, ce rôle est dévolu aux actions maléfiques de l'Etat et de la spéculation par le capital qui phagocyte toute la richesse immobilière et foncière. Quand la production dans nos villes est prise tout entière dans la valorisation capitaliste, les soulèvements urbains présentent des éléments originaux qui annoncent de nouvelles formes d'organisation, à l'instar des premières grèves ouvrières industrielles qui avaient à l'origine des épidémies de sabotage contre les usines et leurs machines. Il y'a une relation directe entre les mouvements sociaux de la ville et la capture de la rente et de la distribution des richesses.

La rente des valeurs immobilières et foncières désocialisent les communautés de la ville et les pauvres, privatisant entre quelques mains la richesse commune produite et consolidée dans la ville. [André Orléans, Le pouvoir de la finance, Paris, Odile Jacob, 1999].

La rente et les valeurs immobilières sont des appareils omniprésents de segmentation et de contrôle qui circulent avec fluidité à travers le paysage urbain, configurent des dispositifs d'exploitation sociale, reproduisent et maintiennent les hiérarchies et les inégalités dans la ville. [M. Nussenbaum, Juste valeur et actifs incorporels, Revue d'économie financière, n° 71, août 2003, p.71-85].

Lénine a su très bien formuler la connexion matérielle entre la lutte contre l'exploitation d'une part, et les expressions d'indignation face à la corruption de l'ordre social (Lénine, l'Etat et la révolution, Paris Editions de l'Humanité 1925, p.43], voir aussi «Que faire ?» Et «Les questions brûlantes de notre mouvement», éditions Moscou). Lénine insiste sur ce point avec raison, c'est le lien entre l'indignation éthico-politique et l'enchaînement ininterrompu d'actes de violence, d'expropriation, de sabotage contre les symboles du pouvoir que les jacqueries expriment.

Lénine ajoute dans Que Faire ?

«que le problème central est de savoir comment traduire chaque mouvement d'insurrection en un moment de gouvernement, comment rendre l'insurrection durable et stable, c'est-à-dire comment rendre la jacquerie efficace».

Les anciennes solutions socialistes et communistes ne répondent plus aux conditions du monde actuel ou la production économique s'enchevêtre avec les formes de vie et la vie sociale. Pour P. Foucault (Deux essais sur le sujet et le pouvoir, Gallimard 1984, p.42), «Il est de plus en plus difficile de traduire la lutte contre l'exploitation et pour le bien-être et la survie en terme monétaires et salariaux. Dès lors, comment stabiliser l'action insurrectionnelle dans cet espace dit biopolitique».

L'expression de l'indignation et de la révolte dans les jacqueries est essentielle au processus de transformation, mais elles ne peuvent y parvenir sans organisation. En d'autres termes les jacqueries ne sont pas suffisantes mais elles sont nécessaires. Pour développer une théorie de la «biopolitique révolutionnaire» (Milles Plateaux, Editions de minuit, 1980, Deleuze et Guettari) et explorer de nouvelles réponses à cette question, il faut à présent se tourner vers une anthropologie politique de la résistance, c'est-à-dire les conditions d'obéissance et de résistance (Felix Guettari, Rhyzome, Edition Minuit, 1976).

C'est contre le souverain et les oligarques que l'indignation se soulève et contre eux que la révolte doit être dirigée. A notre époque, la productivité biopolitique des pauvres, des sans-parts, des sans-propriété, des miséreux, les travailleurs précaires ou en exode, déborde toujours les mécanismes de l'exploitation capitaliste. Pour rappel, la tradition marxiste se concentrait sur deux divisions temporelles fondamentales : la division entre le temps de travail nécessaire (durant lequel la valeur nécessaire pour reproduire le travailleur est produite) et le temps de surtravail (durant lequel la valeur expropriée par le capitaliste est produite) [Karl Marx, Grundrisse, Paris Anthropos 10-18, 1968, p.354] ; la division entre le temps du travail et le temps de la vie.

Aujourd'hui, ces deux divisions temporelles ne tiennent plus dans la production biopolitique, car le temps de travail nécessaire et le temps du surtravail ne s'enchaînent plus mais se chevauchent. C'est-à-dire la productivité biopolitique des pauvres déborde toujours les mécanismes de l'exploitation capitaliste. C'est pourquoi l'ordre global de la gouvernance à notre époque se caractérise nécessairement par l'instabilité et l'insécurité de façon endémique.

Le problème politique surgit quand les pauvres, les précaires et les exploités veulent se réapproprier l'espace et le temps de la ville. Donc, il faut passer de la résistance à la proposition et de la jacquerie à l'organisation, mais c'est une tâche très ardue. A contrario, sans la rébellion des exploités et les jacqueries des pauvres, il n'existe aucune possibilité de pensée critique ni de projet d'organisation pour démarrer un nouveau projet de société. [Mario Tronti, Ouvriers et capital, op.cit]

Marx réinterprète l'évolution des sociétés humaines par le primat et la transformation des structures économiques (primitif, esclavagiste, féodal, capitaliste, communiste et fin de l'Histoire (fin de la lutte des classes)).

Marx faisait une confiance excessive dans les forces générales de l'histoire, lesquelles feront advenir naturellement le projet du communisme et accoucher de l'histoire véritable avec l'abolition de la propriété privée, l'appropriation collective des moyens de production, le dépérissement de l'Etat et la dictature du prolétariat. [ K.Marx, Grundisse, op.cit, 10-18, 1968].

C'est ici qu'intervient Lénine. Celui-ci estime qu'aucun déterminisme ne conduit à la révolution. Pour lui, la rupture n'est pas «naturelle» ; elle doit être forcée, instruit par le bilan de tout l'échec de l'insurrectionnalisme en Europe entre 1840 jusqu'à la défaite en 1870 de la Commune de Paris. Lénine estime qu'aucun déterminisme ne conduit à la révolution contrairement à Marx, où tout est comme annoncé et programmé.

De l'échec de la commune, Lénine pointe l'irresponsabilité des meneurs (flagrante, il est vrai) et conclut à l'absence dramatique d'organisation du mouvement. Sur cette base, il émet, lui, l'hypothèse qu'une insurrection peut encore être victorieuse si elle est conduite par un appareil spécialisé, militarisé et extrêmement discipliné. Comme il le dira plus tard en 1920 dans «Le gauchisme, maladie infantile du communisme, Edit. du Progrès Moscou, 1979] : «La politique ne se confond pas avec la science de l'économie et de l'Histoire, elle est une pensé-pratique indépendante». Sur cette base couronnée de succès, la révolution de 1917 triomphe, qui donne le coup d'envoi à son tour «aux révolutions prolétariennes» victorieuses, c'est ce que l'on a appelé le marxisme léninisme. A la fin des années 60, où on s'arrachait le Manuel d'insurrection qu'on diffusait et étudiait du temps de la troisième Internationale. Si la «réalisation» du projet communiste s'est soldée, en URSS, par son complet abandon dans les faits, cela tient à des problèmes politiques non résolus dans l'étape postérieure à la prise de pouvoir, et non à ce projet lui-même

Lénine, dans «L'Etat et la révolution (op.cit), reconnaît que la nature humaine telle que nous la connaissons n'est pas capable de mettre en place la démocratie. Dans leurs habitudes, leurs routines, leurs mentalités et dans les millions de pratiques diffuses de la vie quotidienne, les gens sont liés à la hiérarchie, à l'identité, à la ségrégation et, en général aux formes corrompues du commun. Ils ne sont pas encore capables de se gouverner de manière démocratique sans maîtres, ni chefs ou représentants. Lénine propose donc une transition dialectique composée de deux négations. Une période de dictature doit commencer par nier la démocratie afin de guider la société et de transformer la population. Une fois qu'une nouvelle humanité a vu le jour, capable de se gouverner elle-même, la dictature doit alors être rejetée et une nouvelle démocratie réalisée. Lénine, en stratège révolutionnaire, pose le problème en termes clairs et dialectiques, mais hélas, l'Histoire ne lui donne pas raison.

Non seulement les dictatures «de transition» s'accrochent obstinément au pouvoir et résistent à l'inversion dialectique de la démocratie (le cas de l'Algérie d'octobre 1988 à nos jours, le pouvoir est toujours aux mains de l'état-major de l'armée), mais surtout parce que les structures sociales de la dictature n'encouragent pas l'apprentissage de la démocratie participative nécessaire pour construire les implacables acteurs que sont les masses et les mouvements sociaux.

Au contraire ! les dictatures enseignent l'asservissement et la démocratie ne s'apprend qu'une fois instaurée. Il faut abandonner les illusions réformistes qui insistent sur le changement graduel et reportent toujours la révolution à un avenir indéterminé. Non, la rupture avec le pouvoir et ses dirigeants doit être radicale et il ne s'agira plus de pinailler pour savoir si le verre est à moitié vide ou à moitié plein.

L'insurrection ne suffit pas, il faut parfaitement gouverner la transition qui doit sans cesse renouveler la force de l'insurrection qui ne sera consolidée que par un processus institutionnel de transformation qui apprend aux masses et aux mouvements sociaux la prise de décision démocratique. Il faut veiller pour lever cette impasse et éviter le risque que cette transition soit récupérée et contrôlée par une identité sociale, groupe d'avant-garde ou dirigeant, ce qui affaiblit la fonction démocratique que la transition doit servir.

La notion de «révolution passive» d'Antonio Gramsci et ses limitations nous aident à mieux comprendre ce mystère de la transition [A.Gramsci, cahier 10, Carnets de prison Tome III, Paris, Gallimard 1978 p.16-35 sur la révolution passive].

Gramsci explique que la révolution passive est une révolution sans révolution, c'est-à-dire une transformation des structures politiques et institutionnelles sans que naissent un processus fort de production de subjectivité [bien avant Foucault, Gramsci a fait de l'usage du concept de Dispositifs, c'est-à-dire les mécanismes matériels, sociaux, affectifs, d'images de code, de communications et cognitifs à l'œuvre dans la production de subjectivité dans des architectures institutionnelles, le discours psychanalytique, les appareils d'Etat, mais sans célébrer ni déplorer que la subjectivité est produite par des appareils de pouvoir].

Gramsci considère que la production de subjectivité comme un terrain fondamental des luttes politiques. Sur le même registre P. Foucault insiste que «Nous devrons intervenir dans les circuits de production de subjectivité, échapper aux appareils de contrôle et construire les bases d'une production autonome» [A cet égard, voir P. Foucault, «Le pouvoir psychiatrique», in Dits et écrits, Paris, Gallimard 1994, T.II , p.281-295 et 686].

La production biopolitique est très fragile et instable, a lieu et ne peut avoir lieu que sur le terrain du commun. La production biopolitique est un orchestre qui reste en rythme malgré l'absence du chef et il s'arrêterait de jouer si quelqu'un montait sur l'estrade. La politique n'a jamais été séparable du domaine des besoins et de la vie mais, aujourd'hui, la production biopolitique vise constamment et de plus en plus à produire des formes de vie. D'où la pertinence du terme «biopolitique».

Gramsci applique aussi le terme de «révolution passive» aux mutations structurelles de la production capitaliste qu'il repère avant tout dans le développement du système industriel américain des années 1920 et 1930 [sur l'américanisme et le fordisme, cahier 22, ibid, tome V, 173-213]. L'«américanisme» et le «fordisme» désignent ce que Marx appelle le passage de la «subsomption formelle» à la «subsomption réelle» du travail sous le capital, c'est-à-dire la construction d'une société véritablement capitaliste [Karl Marx Le Capital, livre 1, chap.15 , annexe 5 PUF 1993].

Gramsci s'interroge : comment pouvons-nous faire la révolution dans une société soumise au capital ? La seule réponse que Gramsci entrevoit est relativement «passive» : une longue marche à travers les institutions de la société civile.

Il ne faut perdre de vue que toutes les idées fondamentales de la politique de Gramsci -y compris la guerre de position, l'hégémonie et la révolution passive- visent à inventer une activité révolutionnaire pour une époque non révolutionnaire, mais elles sont néanmoins orientées vers l'horizon de la révolution active. Ce retour vers Gramsci nous permet de rassembler des courants de sa pensée à première vue divergents. Nous ne sommes pas face à une alternative -soit l'insurrection soit la lutte institutionnelle, la révolution passive ou active. Au contraire, la révolution doit simultanément être une insurrection et une institution, une transformation structurelle et super-structurelle.

Gramsci distingue les différents types de force et d'armes appropriés à chaque situation, distingue «guerre de mouvement (il cite l'exemple de l'insurrection armée, de l'assaut du palais d'Hiver à Saint-Pétersbourg) de «guerre de positions» (qui implique généralement une lutte prolongée et non armée dans les sphères politique et culturelle) possible [Sur la distinction entre la guerre de mouvement et la guerre de position, voir Gramsci, Cahier 13, carnets de prison, tome III, p.364, op.cit].

Par principe, Gramsci n'a rien contre la lutte armée ; simplement les armes ne sont pas toujours les plus efficaces. La meilleure arme contre les pouvoirs dirigeants -les fusils, les manifestations pacifiques, l'exode, les campagnes médiatiques, la grève, le silence, l'ironie ou bien d'autres encore- dépend de la situation. [Gramsci, Cahier 22, Carnets de prison, Tome, p.183,op.cit].

Louis de Saint-Just, écrivant à Thomas Jefferson en 1793, insiste sur la fonction révolutionnaire des institutions : «La terreur peut nous débarrasser de la monarchie et de l'aristocratie. Mais qui nous délivrera de la corruption ? Des institutions» [Saint-Just, «Institutions républicaines», in Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, «Folio», 2004, p.1135.]

Saint-Just affirme donc que la lutte armée -et plus encore la terreur- est efficace et souhaitable dans le combat contre les pouvoirs dirigeants et leurs hiérarchies sociales. Saint-Just ajoute et précise que la lutte exige non seulement de détruire les institutions corrompues mais aussi d'en construire de nouvelles. Il faut de nouvelles institutions pour combattre la corruption non pas en unifiant la société et en créant une soumission à des normes sociales, mais en facilitant la production de formes bénéfiques du commun.

Beaucoup de questions se posent pour guider et réguler les mouvements insurrectionnels, sachant que les formes et les structures gouvernementales établies sont des obstacles à la révolution. L'idée directrice, c'est de prendre le pouvoir au sens de s'approprier la machinerie étatique toute prête de la classe dominante. Ensuite créer un «contre-pouvoir» homologue aux structures étatiques existantes et enfin créer les mécanismes qui enferment le développement du pouvoir constituant dans les structures d'un pouvoir constitué. Nous sommes pourtant tout à fait conscients que le processus révolutionnaire n'est pas spontané et doit être gouverné.

Comment inventer une forme démocratique d'autorité qui convienne au processus révolutionnaire ? Elle devra être démocratique non pas au sens mensonger dont nous abreuvent tous les jours les médias avec leur prétendue représentativité, mais une autorité active autonome que l'ensemble des groupes sociaux (et non les partis !), prendront dans leur ensemble et s'imposeront à eux-mêmes.

Tout comme l'insurrection doit devenir institutionnelle, la révolution doit, elle aussi, devenir constitutionnelle à sa manière, s'appuyer lutte après lutte sur des niveaux successifs qui débordent sans relâche tout équilibre systémique, vers une démocratie du commun.

Alors que la révolte et l'insurrection peuvent être épisodiques et de courte durée, une volonté d'institution et de constitution traverse le processus révolutionnaire.

Je rappelle que tout mouvement sérieux doit avoir une base théorique, claire, solide et rigoureuse ; le moindre écart ou dérive par rapport à ces fondations, de tout militant dirigeant, doit se voir exclu du mouvement, vu que celui-ci doit être doté d'une rigueur militaire; sans discipline dans les idées, pas d'efficacité dans l'action ; des fondations théoriques claires sont indispensables : voir l'enseignement de l'inefficacité criante et palpable de tous les partis algériens, sans exclusive, tient à cette propension de discourir et de s'auto désintégrer de façon cyclique, récurrente et permanente par clans interposés ; un clan, l'un après l'autre, chasse, éjecte et remplace un autre clan ; des luttes d'appareils d'une contingence absolue, vouées à une inefficacité inouïe qui découlent de l'absence d'une théorie de l'Histoire humaine et des potentialités humaines scientifiquement démontrable, sans laquelle aucun mouvement sérieux n'est possible ni durable. On peut dire que tous nos partis (des fonds de commerce pour l'intérêt de quelques groupes et amis) réagissent au moindre appel du doigt pour venir se prosterner à genoux et prêter allégeance à l'état-major de l'armée ; ceci est imputable essentiellement à l'inefficacité, la carence et l'indigence de leurs fondations intellectuelles bancales posées par les «zaïms» sans talent de théoriciens rigoureux. Mieux vaut des principes exacts sans mouvement qu'un mouvement sans principes exacts, quitte à sacrifier les partis ou les mouvements ; car un vrai mouvement ne sera construit que sur des principes exacts ; nous l'observons chez tous les partis algériens qui reposent sur l'opportunisme sans méthode, le compromis avec les ennemis sur des objectifs à court terme ou, pire, sur une fausse doctrine, est bâti sur du sable. Ces partis gaspillent en vain la moelle et le sang des hommes, et ses défauts inévitables affaiblissent toute ardeur de vaincre.

Tout mouvement politique doit être implacablement établi sur de solides fondations, à défaut il faut y renoncer. Il faut une organisation dotée d'une doctrine claire et intransigeante qui ne suscite pas simplement l'assentiment intellectuel ou la coopération de facto, mais par un langage passionné, à la fois concret et évocateur, typique d'un maître, qui stimule et galvanise la foi et mobilise ce qui était non rationnel autant ce qui était rationnel. Avec les masses il faut un langage simple et même trop simple, accompagné de formules concrètes, c'est-à-dire des indications précises sur des tâches à accomplir, indications utiles à des agitateurs et propagandistes, indications efficaces sans qu'il soit nécessaire d'être au niveau intellectuel des fondateurs ou des leaders. La chose essentielle à ne pas perdre de vue, c'est d'identifier le mouvement ou un parti avec les luttes et les revendications des mouvements sociaux.

Pour aboutir en final à un système constitutionnel dans lequel les «Sources du Droit» et leurs moyens de légitimation se fondent uniquement sur le pouvoir constituant (et non le pouvoir constitué) et la prise de décision démocratique.