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Une mécanique implacable

par M. Saadoune

Une mécanique implacable s'est mise en marche après la destitution du pré-sident Mohamed Morsi par le chef des armées, le général Al-Sissi, le 3 juillet dernier. Cette intrusion de l'armée, même si elle se drape d'un appel de la société civile et du soutien de très nombreux manifestants dans la rue, a littéralement tué la politique. Elle a créé une bipolarisation totale entre l'armée et les Frères musulmans, les autres acteurs politiques ne pouvant plus que s'agréger derrière eux. Or, l'Egypte avait besoin de plus de politique pour faire bouger les lignes et non pas d'un acte brutal qui rend la politique inopérante.

Les langues se délient et on sait un peu comment a été scénarisée l'intrusion de l'armée avec le soutien de la «société civile», officiellement pour éviter au pays de sombrer dans la guerre civile. Des manifestations de rue massives pour justifier la destitution d'un président élu et un discours incroyable contre la «dictature des urnes». Sauf qu'à la prétendue dictature des urnes se substituait une dangereuse dictature de la rue, paravent passager d'une vraie restauration du régime. Un coup d'Etat qui se dote d'une apparence civile n'en est pas moins un coup d'Etat. Et quand le général Al-Sissi, ministre de la Défense, agit en «chef de parti» en appelant à des manifestations de rue pour en «finir» avec l'autre camp, on n'est pas dans la politique. On bascule déjà dans une optique de répression à large échelle qui plonge l'Egypte dans l'irréparable.

Quand à quelques heures de la fin d'un ultimatum adressé à une autre «rue» de l'Egypte le carnage survient, on sait qu'on a déjà un pied dans la guerre civile. Les images terribles de ces dizaines de personnes tuées ou blessées par balle sont en train de marquer l'Egypte qui ne porte pas les portraits du général Al-Sissi mais ceux du président emprisonné. Le ministre de l'Intérieur égyptien prétend que la police n'a pas tiré de balles réelles. Qui donc a tiré ? Des baltaguis ? Pourquoi les a-t-on laissés accomplir un tel carnage ? Les arguments avancés par le ministre de l'Intérieur - trop souriant lors de sa conférence de presse du déni - ne tiennent pas la route. Même si les manifestants se sont approchés d'une route que les autorités voulaient laisser ouverte, tirer sur eux à balles réelles est une riposte insensée.

Ce massacre du monument au mort est un tournant tragique et grave dans la crise égyptienne. Il peut être le signal d'une plongée dans la guerre civile dans un pays où la politique a totalement disparu et où il ne reste plus que les démonstrations de rue. Et désormais et de plus en plus où il ne reste plus que le recours à la violence. L'armée ne peut plus compter sur la défection de la direction du parti salafiste Nour pour prétendre qu'elle a aussi des islamistes de son côté. Cette direction se fait petite, sa base, elle, est aux côtés des manifestants. La paix civile est désormais menacée. La fracture n'est plus seulement politique, elle traverse la société égyptienne en profondeur. L'engrenage fatal sera-t-il stoppé à temps ? Des intellectuels ont lancé, hier, une initiative épousant la légalité constitutionnelle pour tenter d'arrêter la descente aux enfers. Elle sonnait, presque, comme un cri de désespoir.