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RÉCIT... DE VUE (S)

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

La joie ennemie. Récit de Kaouther Adimi. Editions Barzakh, Alger, 2025, 239 pages, 1.200 dinars - Photo de couverture : Ahmed Adimi (le papa), Annaba 1992



On dit qu'il ne faut jamais juger un livre à sa couverture. La couverture, c'est comme les titres en Une d'un journal. Ça doit attirer, susciter de la curiosité, accrocher. Eh bien, la couverture de l'ouvrage présenté répond parfaitement à la définition. Elle est simple, instantanée, chargée d'émotion et d'amour... la naïveté artistique naturelle d'un papa pour sa toute jeune progéniture. Naïveté et spontanéité chargées de couleurs... correspondant très parfaitement à l'œuvre de Baya... visitée en solitaire et de nuit par l'auteure à l'Institut du monde arabe (Paris), un «endroit lugubre» et il y fait froid. Quatre ans plus tôt, elle avait accepté d'être enfermée au musée Picasso et sa nuit avait été «cauchemardesque» et le texte «s'était dérobé». Une expérience déjà expérimentée par un autre auteur algéro-français, mais transcrite différemment. Si celui-ci s'était laissé aller à nous rapporter ses connaissances en matière d'art, celle-là aborde son sujet autrement. Non pas en disséquant les qualités artistiques de Baya (la peinture et la poésie, à mon avis, sont les genres les plus difficiles à juger... même par les spécialistes) mais en mettant en valeur son parcours..., parcours d'une encore enfant livrée à la curiosité (en partie malsaine) d'une société franco-parisienne à la recherche de dépaysement. On était alors en pleine gloire coloniale.

Mais, aussi, et c'est ce qui fait la force du récit, c'est la «confession» de l'auteure elle-même qui nous raconte son enfance et sa jeunesse, en France puis en Algérie... durant les années de terrorisme islamiste. «Je voulais écrire sur elle, et pourtant, je n'écrivais que sur moi» , avoue-t-elle. Résultat final : un texte puissant où l'art est un contrepoint lumineux à l'obscurantisme.

L'Auteure : Née en 1986 à Alger. Etudes de littérature. Vit et travaille à Paris. Déjà auteur de plusieurs ouvrages dont le remarquable «Nos richesses» (Prix Renaudot des Lycéens, Prix du Style et Prix Beur Fm, en 2017), «Les Petits de Décembre (2019), «Au vent mauvais» (2022. Prix Montluc Résistance et Liberté 2023), «Des ballerines de papicha» (2010). Tous parus, aussi, en Algérie. Kaouther Adimi est aussi nouvelliste avec «Le Chuchotement des anges» et «Le Sixième œuf». A son actif aussi deux pièces théâtrales intitulées : «Le dernier quart d'heure» (2009) et Le quai des fleurs (2022)... Voir fiche documentaire in www.almanach-dz.com/culture/édition

Extraits : «Nous grandissons dans la crainte des bulletins médiocres et la croyance que, en plus de Dieu, toute l'Algérie nous observe et nous juge» (p 24), «Le portrait du radicalisé est impossible à établir, ou peut-être que si, il y a tout de même quelque chose : la fureur, la grande fureur, celle qui vous avale et vous transforme en monstre» (p 36), « L'Exposition coloniale ne se cantonne pas à Paris, un peu partout en France des manifestations sont organisées. Ainsi, à Clermont-Ferrand, une affiche annonce simplement : «Les noirs sont arrivés» ( p51), «Le temps de la réparation (note : voiture en panne), nous nous restaurons dans une auberge; au menu, des brochettes d'agneau, des frites et une glace à moitié gelée, moitié fondue. Et cela ressemble bien à l'Algérie des années 90, moitié debout, moitié foutue» (p 115), «L'arabe, martèle à nouveau mon père, n'est pas une langue étrangère, c'est votre langue maternelle». Pourtant, la seule langue de mes pensées, de mes rêves, des histoires que j'invente est le français. Il ne disparaît pas, mais il devient clandestin. Plus mon père insiste et plus mon imaginaire lui résiste. C'est un territoire dans lequel il ne peut pas pénétrer» (p 149), «Je ne désirais qu'une chose pour ma part : partir, vite, loin, sans me retourner. Courir le monde, me perdre dans le mouvement, vivre dans l'ivresse de la vie, laisser derrière moi les souvenirs des bombes et des tirs, au moins pour un temps» (p210).

Avis - Une forme assez originale de récit alternant, avec art, le présent et le passé, le sujet central chargé de beauté et des souvenirs d'enfance et de jeunesse souvent tragiques.

Citations : «Écrire exige de vagabonder... Écrire, c'est performer. Les écrivains marchent quand ils écrivent, écrivent quand ils marchent» (p 113), «Dans l'Algérie paranoïaque des années 90, le soupçon devient certitude » (p 127), «Pouvoir» signifie avoir la possibilité de faire quelque chose. «Devoir», c'est être tenu à quelque chose» (p 177), «L'écrivain est toujours misérable lorsqu'il force les confidences de ses proches, lorsqu'il insiste et espère une vérité qu'on ne veut peut-être pas lui donner» (p194), «Il n'y a pas d'archive sans destruction, on choisit, on ne peut pas tout garder. Là où on garderait tout, il n'y aurait pas d'archives. L'archive commence par la sélection, et cette sélection est une violence. Il n'y a pas d'archive sans violence» (p207, Jacques Derrida cité, in «Trace et archive»).



Au vent mauvais - Roman de Kaouther Adimi, Editions Barzakh, Alger 2022, 280 pages, 1.000 dinars (Fiche de lecture déjà publiée en septembre 2022. Extraits pour rappel. Fiche complète in www.almanach-dz.com/bibliothequed'alamanach/histoire)



Il y a un village perdu quelque part en Algérie, El Zahra.

Nous sommes en 1922 et il y a trois gamins : Tarek, Saïd et Leïla qui s'amusent et grandissent ensemble. Les deux premiers frères de lait (tous deux nourris au sein de Safia, une nourrice) mais les deux déjà secrètement amoureux de Leïla. Un peu plus tard, Tarek, orphelin très tôt, après avoir été berger, un berger timide et discret, s'en ira participer (contre son gré comme beaucoup de jeunes Algériens mobilisés de force) à la 2e Guerre mondiale, Saïd, après des études universitaires à l'étranger (fils d'imam quelque peu nanti) sera, lui aussi, mobilisé et Leïla sera mariée, contre son gré, à un homme bien plus âgé qu'elle.

Démobilisé, Tarek va connaître la solitude et les difficultés de l'exil (dont le racisme). De retour au pays, il épousera (enfin !) Leila depuis un certain temps divorcée. Il rejoint, par la suite, la lutte pour l'indépendance, puis participe, comme chauffeur, décorateur, acteur, etc., au tournage de «La Bataille d'Alger», sous la direction de G. Pontecorvo, avant de repartir travailler dans une usine, en région parisienne (...).

En définitive, à travers les destins croisés de trois personnages, Kaouther Adimi dresse une grande fresque de l'Algérie, sur plus de sept décennies : l'occupation coloniale, mai 45, la guerre de libération nationale, le tournage de La Bataille d'Alger et le coup d'Etat du 19 juin 1965, le (Festival) Panaf 1969, les débuts de la décennie rouge, l'assassinat de Mohamed Boudiaf... Une belle histoire d'amour du fond d'Histoire !

L'Auteure : Voir plus haut

Extraits : «Ce n'est pas parce qu'on a combattu pour la France et qu'on porte un uniforme français qu'on n'est pas des étrangers, hein ? Ah, les gens sont mauvais partout» (Un soldat arabe à la fin de la 2e Guerre mondiale, p 51), «A chaque fois qu'un événement grave se produit, la télévision algérienne suspend tous ses programmes pour diffuser pendant des heures des documentaires animaliers. C'est leur façon à eux, aux gens du gouvernement je veux dire, de gérer la crise» (p 246).

Avis - Un rythme d'écriture très rapide. Affolant même. Certainement pour éviter tout «remplissage» pratiqué par bien de nos romanciers. C'est ce qui donne à son «Histoire» de l'Algérie, à partir des années 20 et jusqu'au début des années 90, une grande épaisseur.

Citations : «Ce n'est pas une mauvaise chose de mourir pour son pays» (Frantz Fanon cité, p 78), «Une minute suffit à faire basculer une vie. Une minute et tout ce qu'on a construit patiemment peut être détruit» (p 132), «Ce que vous permet l'art, c'est d'avoir le sentiment d'être à la fois éternel et mortel, c'est quelque chose d'effrayant et de douloureux mais aussi un sentiment extraordinaire. Admirer une œuvre, c'est repousser la mort, c'est permettre à la vie de gagner. Posséder ce genre d'œuvres d'art, c'est être béni des dieux» (p 161), «C'est donc ça être écrivain ? Couper, monter, imaginer des souvenirs et fouiller dedans ? Créer une histoire à partir de petits bouts ? Changer les dates, mélanger les événements ? Créer à partir de rien ? (p 201), «Une fille vous met face à vos contradictions, contrairement à une épouse qui veut bien feindre de ne pas les voir. Une fille ne vous pardonnera rien, n'accepte aucune faiblesse de la part d'un père, n'est jamais compréhensive» (p 270).