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Le 3 Septembre 2025 à Pékin

par Djamel Labidi

Ce 3 septembre 2025 à Pékin restera probablement dans la mémoire des hommes comme un tournant, et peut-être même un point de bascule dans l'histoire des relations internationales et de l'évolution du rapport de forces mondial.

Le monde émergent marche autour de XiJin Ping et Poutine. Il y a quelque chose d'impressionnant dans cette marche. Elle est lente, ample, elle rend quasiment visuel l'émergence de ce monde. Les chefs d'Etat qui y participent semblent sentir la gravité du moment. Une sorte de fierté d'y être , d'appartenir à un grand ensemble qui se forme, et, sur leurs visages, de la résolution, de la détermination. Certes, il manque à la marche le premier ministre de l'Inde mais il était là aussi, un peu avant,à la Conférence de coopération de Shanghai (OCS). 4 milliards d'hommes sont représentés dans cette conférence et par ces dirigeants qui avancent, face aux caméras du monde.Ils semblent déjà annoncer, anticiper la fin de l'hégémonie occidentale, la raconter.

Xi Jin Ping mène la marche. Il est comme à son habitude, modeste, sans tapage, sans fanfaronnade. Son visage, placide et mystérieux, incarne celui d'une Chine quatre fois millénaire; Il est celui d'une force tranquille. Marchant à ses côtés,il y a Poutine. Celui-ci est détendu. Il n'a plus son air sérieux et sévère.Il sourit. Il se»lâche» même; il est en confiance, il est d'évidence avec ses amis, les siens, son monde, le monde multipolaire comme il le nomme. On amême surpris le président Chinois lui donner une tape amicale dans le dos pour l'inviter à avancer avec lui. Le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, sent, comme d'habitude, l'événement. Il est au premier rang et il bombe le torse. Le président de la Corée du nord, Kim Jong-Un est lui aussi en première ligne, et apparemment tient à le montrer. Ils sont tous certainement nationalistes, patriotes, et c'est l'heure de l'émergence des nations, étoufféestrop longtemps par «le nationalisme occidental», mais quid de la démocratie et des libertés dans beaucoup de ces pays? La question ne peut être éludée.

Mais poursuivons. Le défilé (1) qui suit est encore plus impressionnant. Brusquement, la Chine apparait comme une puissance technologique majeure, la première peut-être: ses canons au laser qui relèvent de la science-fiction, ses robots soldats qui marchent derrière les chars, ses missiles hypersoniques, ses drones sous-marins, ses navires sans pilotes et bien d'autres nouveautés. Ils ont travaillé, ils n'ont rien dit, dans le silence et soudain ils surgissent forts, très forts.

Dans ce défilé, il y aussi, et c'est peut-être le plus important, l'aspect non militaire: il y a ces milliers de beaux visages juvéniles, jeunes gens et jeunes filles qui chantent en chœur.Il y a aussi, et surtout peut être, l'aspect esthétique, la beauté du défilé, comme si on avait cherché à adoucir les armes. Plus qu'un défilé, c'est un spectacle. La même impression de perfection qu'on a lorsqu'on regarde les spectacles chinois. C'est à couper le souffle. Les qualificatifs manquent pour ce ballet impeccable, réglé au millimètre, comme un mouvement d'ensemble. Le design des tenues des soldats est de toute beauté, une sorte de synthèse, entre les uniformes de l'historique armée populaire de libération et la modernité, notamment dans les tenues des détachements féminins.

On ne peut s'empêcher de faire la comparaison avec le défilé étrange, hétéroclite, désordonné et débridé, qui avait eu lieu à Washington devant le président Trump le 14 juin 2025.(2)

Une délicieuse atmosphère de déclin

Sur les plateaux mainstream occidentaux, on regarde en silence, impressionnés, l'évènement. On sent qu'il se passe quelque chose ce 3 septembre à Pékin sur la place de Tien An Men. Les commentaires de la presse du lendemain exposent des sentiments divers: tout à la fois admiration, appréhension, crainte, désarroi.

Sur la chaine française, LCI, véritable baromètre des medias mainstream, on peut entendre des commentaires inédits en forme d'aveux : «L'URSS s'est épuisée à rattraper les Etats Unis techniquement, aujourd'hui ce sont les Etats Unis qui vont s'épuiser à rattraper la Chine qui est loin devant.»» L'Occident n'est plus le centre du monde». Certains murmurent même que «l'Occident a perdu la partie».D'autres proposent ni plus ni moins que l'Europe devienne «non alignée», ni alignée sur les Etats Unis, ni sur la Chine et la Russie.

On sent parfois, sur des plateaux moroses, comme le parfum de ces délicieuses atmosphères désenchantées de déclin. On devine en effet chez certains, à leur ton, qu'ils trouvent une sorte de plaisir mélancolique, de soulagement à cette fin de règne annoncée.

Il est vrai que le bilan global n'est guère propice à l'hégémonisme occidental. Il n'y a pas que l'aspect militaire, et les forces militaires conjuguées de la Chine et la Russie qui désormais équilibrent le rapport de puissances dans le monde ,il y a aussi le rapport de force économique . La Chine est d'évidence aujourd'hui la première puissance économique: elle est le premier partenaire économique de 150 pays.En, 2024 les BRICS représentaient déjà plus de 35% de l'économie mondiale contre 30% pour les pays du G7.

De plus, la situation se détériore pour l'Europe en termes géopolitiques.

L'aventure en Ukraine évolue décidément bien mal. L'Europe voulait faire payer à la Russie les dommages de la guerre. Maisc''est désormais les Etats Unis qui lui présentent la facture, non seulement celle la guerre en Ukraine mais aussi pour leur protection à venir, s'ils veulent la conserver. Ils leur impose dc consacrer 5% du PIB à l'armement, et l'achat des armes aux Etats Unis, y compris celles destinées à l'Ukraine. Exactement comme ils avaient présenté la facture des deux guerres du Golfe aux monarchies arabes et qu'ils continuent de «racketter» aujourd'hui les Etats du Golfe en échange de leur protection.

Les tentatives des dirigeants européens, notamment de la France et du Royaume' uni, de maintenir les Etats Unis dans une opposition frontale avec la Russie, après les avoir entrainés dans la guerre en Ukraine, marquent le pas. Ce n'est pas un hasard si ces deux pays, France et Angleterre sont actuellementceux qui poussent le plus à la confrontation avec la Russie. Leurs dirigeants sont confrontés à une grave crise intérieure, à la fois politique, économique, et morale.Ils peuvent être tentés, d'en rechercher la sortie par la guerre.

Maintenir Zelinsky au pouvoir

Ils ont insisté bizarrement, depuis des mois,avant même d'ailleurs la perspective d'un cessez le feu ou d'un accord de paix, sur la nécessité de forces armées européennes sur le sol ukrainien.. C'est d'autant plus bizarre qu'un accord de paix a justement pour objectif d'en finir avec la guerre et d'assurer la sécurité réciproque. Dès lors, la manœuvreapparait clairement: ces troupes étrangères n'auraient d'autre mission que de maintenir en place Zelinsky et le pouvoir ukrainien actuel, et de les protéger contre toute velléité de changement, qu'elle soit populaire ou autre. Qui pourrait mieux défendre ces nouvelles marches de l'Occident européen que Zelinsky ? Il en a, en effet, fait la preuve, avec une habilité et une ténacité qu'il faut lui reconnaitre, et qui était inattendue au départ vu son parcours.

Les dirigeants européens guettent, avec angoisse chaque signe d'énervement de Trump à l'égard de Poutine, chaque indice qu'il serait prêt à revenir lesprotéger sur le front ukrainien; mais en vain. L'Europe n'est ni un Etat, ni une nation, ni une armée. Ils sont comme ils le disent eux-mêmes «400 millions de consommateurs». Pire, comme toujours dans l'Histoire, les difficultés, les échecs aussi bien économiques que militaires, ne feront immanquablement que la diviser toujours plus, réveillant des divisions ancestrales, exacerbant les identités et les nationalismes de chacun. Les nations européennes sont trop différentes, par la langue, la culture, l'Histoire. L'Europe a été un chaudron de haines. Il y a trop de souvenirs de guerres, trop d'intérêts différents pour qu'elles puissent s'unir. Forte et dominante, l'Europe n'a pu s'unir, comment le pourrait-elle affaiblie. De la même manière que la prospérité et la domination sur les autres l'avait unie, les difficultés économiques vont la diviser. Les nations veulent d'ailleurs déjà reprendre leur liberté étouffée, leur avenir confisqué par une bureaucratie supranationale.

Les Etats-Unis, la Chine, la Russie

Trump avait probablement compris que les choses avaient changé dans le monde bien avant les autres dirigeants occidentaux. Ses actes en sont la preuve.

Mais sa manœuvreterriblement habile et séductrice, il faut le reconnaitre, de découpler la Chine de la Russie a fait long feu. Elle s'est au contraire traduite par un découplage des Etats Unis d'avec l'Europe. On verra si ceci est momentané ou si cela s'accentuera.,

Trump avait pourtant «sorti le grand jeu» pour arriver à ses fins. Il a déroulé à Poutine le tapis rouge en Alaska, il lui a promis, bien que défraichi, le «rêve américain», un partage du monde, il lui a promis tout. Mais qu'est-ce que fait Poutine ?Il va à Pékin. Il se rapproche encore plus de la Chine. Il montre, il confirme que l'alliance avec la Chine est stratégique. Il avait trouvé celle-ci dans les moments difficiles. Peut-être que Trump et l'appareil idéologique et diplomatique de l'Etat américain n'ont pas assez lu les déclarations de Poutine: sa résolution ferme et définitive de ne plus rien attendre de l'Occidentaprès ses nombreuses déceptions et ce qu'elle a ressenti comme des trahisons de celui-ci à son égard. Sa résolution alors de se tourner vers sa dimensioneurasiatique, et le reste du monde. Sa détermination à œuvrer à la fin de l'hégémonie occidentale sur le monde. Son appel à un monde multipolaire, d'égalité entre nation. Puis son alliance stratégique avec la Chine, qui s'est donc nouée sur une vision stratégique, à un niveau historique.

Trump ne raisonnait pas au même niveau. Peut-être qu'avec sa culture d'homme d'affaires, même redoutable, il ne le pouvait pas Il voulait faire affaire avec Poutine et celui-ci pensait à «la Russie éternelle»

Poutine aurait pu , comme les chefs d'Etat subalternes, et il n'y en a hélas que trop, dire à Xi «Ecoutes, le moment est délicat, il y a la guerre en Ukraine, mettons notre allianceen veilleuse pur l'instant, cela rassurera les Etats Unis.» Non, bien au contraire, Poutine a renforcé ses liens avec ses soutiens, la Chine, les Brics.

Trump est obligé de s'entendre avec Poutine pour la bonne raison que celui-ci est devenu encore plus fort. Trump a sous-estimé apparemment Poutine. Peut être que Poutine a donné ainsi plus de chances à la paix en Ukraineque ne l'aurait fait une Russie diminuée, vassalisée, se rapprochant des Etats-Unis mais en fait s'éloignant du reste du monde.

La paix en Ukraine et la paix à Gaza

La meilleure nouvelle pour Gaza et la Palestine serait la fin de la guerre en Ukraine. Cela n'apparait pas évident au premier abord, mais les deux conflits sont en fait étroitement interdépendants.

Le terrible martyre de Gaza est, il ne faut jamais l'oublier, le résultat direct de l'hégémonie occidentale, celui de la politique des Etats-Unis et de l'Occident, sans lesquels le régimesioniste ne serait pas armé, ne subsisterait pas pour se livrer au génocide actuel. L'Occident, du moins celui dans sa version politique actuelle, s'est en fait condamné lui-même moralement à jamais en Palestine.

Les Etats Unis et l'Occident s'accrochent d'autant plus au Proche Orient, ils y sont d'autant plus acharnés et inhumains, amoraux, qu'ils perdent partout ailleurs de l'espace..

La guerre en Ukraine a été utilisée pour masquer les massacres à Gaza. Il y a fallu que les peuples, et particulièrement la jeunesse du monde brisent un autre blocus, celui de l'information autour du drame palestinien, de ce cauchemar qui se déroulait sous les yeux ouverts du monde entier. Le système d'information occidentale, la médiacratie, aussi bien aux Etats Unis qu'en Europe occidentale, ont tout fait pour étouffer les gémissements des enfants et de la population martyre de Gaza.Israël est allé jusqu'à exécuterfroidement des dizaines de journalistes à Gaza et en Palestine.Aucun mouvement d'ampleur populaire n'a eu lieu dans le monde en faveur de l'Ukraine comme il s'est fait pour Gaza, et pourtant c'est l'Ukraine qui a eu l'attention soutenue, d'une information mercenaire, impavide, insensible même aux réalités de l'actualité. Ils ont émis pour cela, parfois 24h sur 24, en boucle, sur l'Ukraine, sur Poutine, sur la Russie Mais ils n'ont pas pu étouffer la voix de Gaza et de l'humanité solidaire, et eux-mêmes désormais sont obligés de laisser filtrer des informations sur la Palestine martyrisée, de publier des reportages. Des Etats occidentaux sont obligés d'annoncer qu'ils reconnaissent l'Etat de Palestine, d'annoncer seulement, tellement les conditions qu'ils y mettent les déshonorent et signent leur mauvaise volonté à le faire. Les Etats-Unis ont donc déjà échoué à Gaza même s'ils continuent de s'obstiner

Il faut donc espérer qu'une paix en Ukraine permettre de libérer les forces pour Gaza, de rendre des grandes puissances comme la Chine et la Russie, plus actives, plus offensives sur cette question.

La paix en Ukraine concentrera d'autant plus alors les regards sur les crimes américains en Palestine, sur lesquels Trump garde le silence tout en mettant l'accent sur ses efforts de paix concernant d'autres conflits.

Il est très significatif que Trump, dans son obsession d'un prix Nobel de la paix, ne dise mot sur sa propre conduite envers la Palestine. C'est avouer par là même la contradiction dans laquelle il se trouve actuellement. Pourra-t-il longtemps y rester? Ce sera difficile pour lui. C'est aux peuples, c'est à la communauté mondiale, la vraie, celle qui était bien visible ce 3 septembre à Pékin, à l'aider à en sortir.

Notes :

(1) https://www.youtube.com/live/-aH6 rGs-_Q4?si=wiMzsZ2TTasRpmx

(2) https://youtu.be/djYKA8t8fy0?si=qrY-SPfSiB6upVK8