Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Insécurité urbaine et bandes organisées: Quand la société se regarde dans un miroir inquiétant

par Oukaci Lounis*

« Lorsqu'une société abdique ses espaces de contrôle social, les bandes de jeunes cessent d'être de simples révoltés : elles deviennent des institutions parallèles, capables de concurrencer l'État sur son propre territoire. » (Inspiré de Hagedorn, 2008 ; Shaw & McKay, 1942)

1. Introduction

Depuis plusieurs années, l'Algérie fait face à l'émergence d'un phénomène préoccupant qui suscite l'intérêt tant des chercheurs en sciences sociales que des acteurs institutionnels et de l'opinion publique : l'augmentation des affrontements violents entre groupes organisés dans les milieux urbains. Les violences, largement relayées par la diffusion instantanée de vidéos sur les réseaux sociaux, se présentent désormais comme un phénomène social prépondérant, observable dans plusieurs wilayas et de plus en plus manifeste dans le quotidien des citoyens. Traditionnellement cantonnées à des altercations de voisinage sporadiques, souvent confinées à la nuit ou aux zones périphériques, ces manifestations de violence se manifestent désormais en plein jour, au sein même des cités et des espaces de vie collective. Les protagonistes – le plus souvent des adolescents ou de jeunes adultes – s'affrontent armés de sabres, de barres de fer ou accompagnés de chiens dressés, donnant à ces scènes un caractère d'autant plus choquant qu'elles se déroulent sous les yeux impuissants des habitants. L'espace urbain, qui devrait être le lieu de la coexistence pacifique, se transforme alors en théâtre d'intimidation et d'insécurité.

L'ampleur et la fréquence de ces affrontements soulèvent une question centrale : assistons-nous à de simples rixes liées à l'oisiveté et au désœuvrement d'une jeunesse marginalisée, ou bien à l'émergence d'un phénomène criminel organisé, porteur de menaces structurelles pour la société algérienne ? Cette interrogation est d'autant plus urgente que plusieurs éléments viennent accréditer l'hypothèse d'une dynamique plus profonde : la simultanéité d'événements dans différentes régions, l'organisation apparente des groupes, la diffusion rapide des images créant un effet de panique collective. Au-delà de la dimension sécuritaire, ces violences révèlent des multiples dysfonctionnements : fractures sociales, chômage endémique, échec du système éducatif à offrir des perspectives et des repères, absence d'alternatives culturelles et sportives pour une jeunesse nombreuse et en quête d'identité. En ce sens, les bandes organisées constituent moins un accident ponctuel qu'un symptôme visible d'un malaise sociétal durable.

Ce phénomène n'est pas propre à l'Algérie. De nombreuses sociétés contemporaines, notamment au sein des pays de l'Afrique du Nord, d'Afrique subsaharienne ou d'Amérique latine, ont connu des formes similaires de violence urbaine, qui traduisent souvent la rencontre explosive de fragilités socio-économiques et de transformations culturelles rapides. Cependant, son émergence dans le contexte algérien actuel-marqué par une jeunesse démographiquement dominante, une crise de confiance entre population et institutions et une vulnérabilité accrue aux influences extérieures-doit être analysée avec rigueur et anticipée avec responsabilité. Dès lors, cet article se propose d'examiner le phénomène des bandes organisées en Algérie comme un enjeu sociétal majeur. Elle cherchera à comprendre ses manifestations concrètes et ses causes profondes, à analyser ses impacts sur la sécurité et la cohésion sociale et à identifier les réponses possibles, qu'elles soient sécuritaires, éducatives, culturelles ou politiques. L'objectif n'est pas seulement de décrire une réalité préoccupante, mais d'en éclairer les enjeux stratégiques afin de contribuer à la construction d'une réponse nationale cohérente et durable.

2. De la rixe de quartier au phénomène organisé

2.1. Une évolution progressive et inquiétante

Les affrontements de rue entre jeunes ne sont pas un nouveau phénomène dans les villes algériennes. Depuis plusieurs décennies, les quartiers populaires ont connu des rivalités locales, souvent liées à des différends personnels, à des disputes territoriales ou à des compétitions sportives informelles. Ces rixes restaient toutefois limitées dans le temps et l'espace, s'exprimant principalement à travers des bagarres improvisées, rapidement dispersées par la présence d'adultes, de voisins ou de forces de l'ordre. Cependant, au cours des dernières années, on observe une transformation qualitative et quantitative de ces affrontements. De simples querelles ponctuelles, on passe à des mobilisations collectives de plusieurs dizaines d'individus, parfois issus de différents quartiers d'une même ville. Ce glissement traduit l'émergence d'une logique de bande structurée, où l'appartenance à un groupe violent devient une forme d'identité sociale et de reconnaissance pour certains jeunes marginalisés. Cette dynamique s'inscrit dans ce que la sociologie urbaine appelle la « gangisation » de la jeunesse (Klein, 1995 ; Hagedorn, 2008), c'est-à-dire le passage de l'attroupement spontané à une forme plus organisée de violence collective.

2.2. Les nouveaux moyens de l'intimidation urbaine

Parallèlement à cette évolution organisationnelle, les modes d'action des bandes connaissent également une mutation préoccupante. Alors que les bagarres traditionnelles se limitaient le plus souvent à l'usage des poings ou d'objets improvisés, les groupes actuels recourent de manière systématique à des armes blanches (sabres, machettes, couteaux de grande taille, barres de fer), ce qui accroît à la fois la dangerosité des affrontements et leur potentiel meurtrier.

Un autre élément nouveau est l'utilisation d'animaux dressés, en particulier des chiens de combat, qui renforcent l'effet d'intimidation et accentuent la perception d'une violence « professionnelle ». Ces pratiques, autrefois associées à des gangs criminels dans certaines métropoles internationales (Rio de Janeiro, Johannesburg, Paris), s'importent aujourd'hui dans les cités algériennes, créant une rupture avec les formes traditionnelles de conflictualité urbaine. Enfin, il convient de souligner la dimension performative et médiatique de ces affrontements. La captation et la diffusion immédiates de vidéos via les réseaux sociaux transforment chaque rixe en spectacle, amplifiant son retentissement et encourageant, par effet d'imitation, d'autres groupes à reproduire ces scènes de violence. L'espace numérique devient ainsi un catalyseur de la conflictualité, donnant aux bandes une visibilité disproportionnée et alimentant la psychose collective au sein de la population.

2.3. Une mutation lourde de conséquences

Ce double mouvement de transformation – à la fois organisationnelle et matérielle – marque un tournant décisif dans la nature de la violence urbaine en Algérie. Nous ne sommes plus face à de simples manifestations de désœuvrement juvénile, spontanées et dispersées, mais bien devant l'émergence de structures collectives potentiellement durables, capables de défier l'ordre public et de fragiliser la cohésion sociale. L'introduction progressive d'armes blanches, de chiens dressés pour l'intimidation et de techniques d'organisation plus sophistiquées confère à ces bandes un pouvoir de nuisance inédit, qui dépasse largement le cadre des querelles locales pour constituer une menace sociétale de premier plan.

Or, une inquiétude majeure se dessine : l'évolution presque naturelle de cette dynamique vers l'usage d'armes à feu. Les trajectoires observées ailleurs, notamment dans certains contextes latino-américains et africains (Hagedorn, 2008), montrent que lorsque la violence de rue s'enracine et se structure, elle tend tôt ou tard à se militariser. Si aujourd'hui les vidéos révèlent des sabres et des barres de fer, demain, elles pourraient exhiber des pistolets ou des fusils, avec des conséquences dramatiques sur le sentiment de sécurité, le contrôle des territoires urbains et la stabilité de l'État.

Cette perspective n'a rien de fantasmatique : elle s'inscrit dans une logique criminologique bien documentée où le passage des armes blanches aux armes à feu représente une étape presque inévitable dans le processus de professionnalisation et de radicalisation des bandes organisées. Une telle mutation ferait entrer nos cités dans une ère de violence armée chronique, où l'angoisse quotidienne céderait la place à une véritable culture de la peur, mettant en péril non seulement l'ordre public, mais aussi le pacte social et la confiance collective.

3. Une psychose collective qui s'installe

3.1. L'insécurité perçue comme fait social

Au-delà des violences elles-mêmes, ce qui frappe le plus dans le phénomène des bandes organisées en Algérie est son impact sur le sentiment collectif de sécurité. La sociologie urbaine distingue en effet entre l'insécurité réelle, mesurable par les actes criminels enregistrés, et l'insécurité perçue, qui renvoie à l'expérience subjective des habitants (Robert, 2005 ; Roché, 2016). Or, dans le cas présent, l'effet psychologique dépasse largement l'événement ponctuel : la simple possibilité d'être témoin d'une rixe armée suffit à nourrir une angoisse diffuse au sein de la population. La circulation rapide d'images violentes sur les réseaux sociaux joue ici un rôle amplificateur. Chaque vidéo virale agit comme un multiplicateur de peur, donnant l'impression d'une omniprésence de la violence, même si les affrontements restent localisés. L'« insécurité médiatisée » devient alors une réalité sociale en soi (Beck, 1992), avec des conséquences tangibles sur le comportement des habitants.

3.2. Effets sur la vie quotidienne

Dans de nombreux quartiers, les habitudes se modifient de manière significative. Les familles hésitent à laisser sortir leurs enfants après l'école, par crainte de les voir happés par une bagarre imprévisible. Les commerçants, souvent premiers témoins et victimes collatérales, choisissent de fermer plus tôt leurs échoppes pour éviter de se retrouver au cœur d'un affrontement. La vie nocturne, déjà limitée dans plusieurs villes, s'amenuise davantage, transformant la nuit en un espace de suspicion et d'angoisse. Cet état d'alerte permanent favorise l'émergence de stratégies d'évitement (Kaufmann, 2001) : contourner certains quartiers, limiter les déplacements, réduire les interactions sociales. L'espace public se fragmente, et avec lui, le lien social s'affaiblit. L'isolement volontaire des habitants, dicté par la peur, accentue le repli communautaire et fragilise encore davantage la cohésion urbaine.

3.3. L'Algérie urbaine sous siège : quand la peur devient notre quotidien ?

Dans nos villes, la peur n'est plus une sensation passagère, elle est devenue un état permanent. Les habitants vivent reclus derrière leurs portes, le cœur serré à chaque cri dans la rue, redoutant que la violence éclate au coin de leur immeuble. Les parents n'osent plus laisser leurs enfants jouer dehors, comme si chaque terrain vague ou ruelle sombre s'était transformé en champ de bataille. Les commerçants, jadis piliers du quartier, ferment leurs rideaux bien avant la nuit, prisonniers de la crainte de tout perdre en quelques minutes. Les pas matinaux résonnent dans des rues dans lesquelles le silence n'est plus signe de paix, mais de menace invisible. La confiance dans l'espace public s'effrite, remplacée par une vigilance constante et un sentiment d'insécurité qui ronge les esprits. La rue, autrefois lieu de vie et de rencontre, est désormais perçue comme un territoire imprévisible où la loi du plus fort impose sa brutalité. Dans les bus, dans les marchés, dans les cafés, les regards se croisent et traduisent la même angoisse diffuse, comme un langage muet de survie. C'est une psychose collective qui s'installe, paralysant les gestes quotidiens et détruisant la paix intérieure des familles. L'Algérie urbaine, de Constantine à Oran en passant par Alger, semble prise dans un étau d'angoisse où la menace des bandes armées transforme le quotidien en veille permanente. Ce climat d'insécurité, qui gangrène les rues et les esprits, ne fait pas que troubler l'ordre : il fracture la société dans ses fondements mêmes, en remplaçant la confiance par la peur et l'espoir par le doute. Ces observations, même partiels, montrent que la violence des bandes ne se limite pas à ses acteurs directs. Elle diffuse une atmosphère de peur partagée, qui touche l'ensemble de la communauté et altère durablement les pratiques sociales.

3.4. Vers une angoisse sociale généralisée

Si cette psychose collective se prolonge, elle risque d'engendrer des conséquences profondes : perte de confiance envers les institutions incapables de protéger, montée des logiques de justice privée (auto-défense, milices de quartier), et développement d'une culture de méfiance généralisée. Dans la littérature sociologique, ces dynamiques sont identifiées comme des signaux précoces d'un processus de désorganisation sociale (Shaw & McKay, 1942), où la peur devient le moteur principal des comportements collectifs.

4. Phénomène spontané ou manipulation ?

a) L'hypothèse du désœuvrement : une explication réductrice mais réelle

Les discours dominants expliquent la montée des bandes organisées par des facteurs structurels : chômage massif des jeunes, décrochage scolaire, marginalisation dans les quartiers populaires, absence d'espaces de loisirs et de socialisation. Ces causes sont indéniables. Elles traduisent un échec collectif : l'école produit de l'exclusion, l'économie n'offre pas d'intégration, et la ville rejette ses propres enfants en périphérie.

Cependant, réduire ce phénomène à un simple effet du « désœuvrement » est un piège analytique. Car une telle lecture ne rend pas compte de l'évolution rapide, de la sophistication et de la synchronisation des violences urbaines en Algérie.

b) L'hypothèse de l'instrumentalisation organisée : une lecture stratégique inquiétante

Ce que la plupart des décideurs hésitent à admettre, c'est que ces violences peuvent être fabriquées, attisées, voire pilotées dans une logique de déstabilisation. En effet :

- On observe des sauts qualitatifs dans l'organisation des bandes : usage d'armes blanches importées, chiens dressés, signes de reconnaissance codés, et parfois coordination sur les réseaux sociaux. Ces éléments dépassent la simple rixe de quartier.

- Certains épisodes de violence urbaine semblent surgir de manière synchronisée dans plusieurs villes, comme si un agenda invisible les reliait.

- La brutalité affichée dans l'espace public-vidéos virales, affrontements spectaculaires-joue un rôle psychologique : semer la peur, créer une psychose collective, et faire douter les citoyens de la capacité de l'État à protéger.

c) Les « comploteurs de l'ombre » et le choix du timing

Il serait naïf, voire dangereux, de réduire les flambées de violences urbaines en Algérie à de simples affrontements spontanés entre bandes rivales. Derrière la brutalité apparente des sabres, des chiens dressés et du guet-apens de quartier, se dessine une hypothèse beaucoup plus inquiétante : celle d'un agenda invisible, orchestré ou au moins exploité par des acteurs qui savent parfaitement jouer du chaos. La question doit être posée avec rigueur : et si ces violences n'étaient pas le fruit du hasard, mais celui d'un calcul froid, mûri dans les recoins opaques de la politique, de l'économie parallèle et de la géopolitique régionale ?

Le « jour choisi » n'est pas une fiction. Dans l'histoire des sociétés, de nombreux exemples montrent comment des flambées urbaines surviennent avec une précision troublante : à la veille d'élections contestées, au moment d'annoncer une réforme impopulaire, ou encore en pleine tension sociale où l'État se trouve sous pression. Cette synchronisation n'est pas innocente. Elle révèle l'existence d'un art noir du calendrier : déclencher la peur quand l'État a le plus à perdre. Le chaos devient alors une arme stratégique, utilisée comme levier de négociation, de déstabilisation ou de manipulation.

Les acteurs potentiels sont multiples. Des factions politiques internes, frustrées de leur marginalisation, peuvent instrumentaliser la rue pour fragiliser leurs adversaires et imposer un rapport de force. Les réseaux criminels transnationaux, eux, ont un intérêt vital à l'instabilité : plus l'État est affaibli, plus les corridors de la drogue, des barbituriques et des armes circulent librement. Quant aux puissances étrangères, elles savent parfaitement utiliser les fractures internes pour tester la résilience institutionnelle de l'Algérie, pour la forcer à des concessions diplomatiques, ou pour préparer d'autres ingérences plus sournoises. Même certains entrepreneurs privés, dans les marchés de sécurité ou de contrebande, profitent cyniquement de l'insécurité, transformant la peur collective en source de revenus.

Le modus operandi suit des schémas précis. Le chronométrage d'abord : chaque flambée se déclenche à un moment symbolique, renforçant sa charge psychologique. La logistique ensuite : armes blanches distribuées, financements occultes, relais locaux servant de bras exécutants. Puis vient la guerre cognitive : vidéos spectaculaires filmées et relayées massivement sur les réseaux sociaux, hashtags viralisés, rumeurs amplifiées. Enfin, la couverture économique : des pénuries organisées, des hausses artificielles, des manipulations de marché pour transformer l'angoisse sociale en révolte latente.

L'effet recherché est glaçant. Il ne s'agit pas seulement d'effrayer les habitants d'un quartier ; il s'agit d'attaquer la confiance d'un peuple envers son État. La finalité est double : provoquer un doute corrosif sur la capacité des institutions à protéger, et pousser l'État à réagir de manière brutale ou disproportionnée. Dans les deux cas, le résultat est le même : la légitimité institutionnelle s'effrite, les failles sécuritaires sont exposées, et le terrain est préparé pour une opération de plus grande ampleur.

La peur n'est plus individuelle, elle s'infiltre dans chaque rue et se transforme en angoisse collective. Chaque cri, chaque rumeur, devient une étincelle qui alimente la psychose urbaine. Les habitants ne voient plus en leur voisin un allié, mais un danger potentiel. La méfiance détruit la confiance, et le repli s'installe comme une prison invisible. C'est ainsi qu'une société entière bascule dans un climat où la peur dicte les comportements plus que la loi.

d) Une nouvelle lecture à intégrer dans la sécurité nationale

Ignorer l'hypothèse d'une instrumentalisation des violences urbaines serait une erreur stratégique lourde. Les logiques d'infiltration, de manipulation et de guerre psychologique ne sont pas des fictions, mais des pratiques bien réelles qui s'adaptent à nos fragilités locales. Dès lors, la sécurité nationale doit élargir sa lecture au-delà du social, pour y intégrer les dimensions sécuritaires, géopolitiques et économiques. À chaque flambée, une série de questions doit être posée : qui a intérêt à répandre la peur dans ce quartier ? Quels réseaux – criminels, politiques ou commerciaux – profitent d'une image d'État impuissant ? Quels signaux faibles annoncent une orchestration en coulisses – incidents synchronisés, afflux de drogues, perturbations de marché, relais numériques ou flux financiers suspects ? C'est à cette grille d'analyse fine que se joue la résilience de l'Algérie.

e) Signaux faibles révélateurs

L'anticipation des dérives sécuritaires passe par une veille attentive sur des indicateurs discrets, mais révélateurs. Parmi eux : la synchronisation d'incidents violents dans plusieurs wilayas le même jour, les accidents répétés de bus urbains présentant des similitudes techniques, ou encore les disparitions suivies de réapparitions inexpliquées d'adolescents, souvent entourées de zones d'ombre administratives. Les flambées locales de saisies de barbituriques et l'apparition de nouveaux points de distribution constituent également des marqueurs critiques, tout comme les pénuries soudaines puis la réapparition rapide de produits de première nécessité, suggérant une manipulation logistique.

À ces indices matériels s'ajoutent des signaux numériques et financiers : la prolifération de comptes sur les réseaux sociaux valorisant les actes délictueux, l'acheminement de fonds non conventionnels vers des leaders de groupes, ou encore l'apparition répétée d'armes et d'équipements « exogènes » (machettes importées, colliers pour chiens, etc.). Les plaintes commerciales récurrentes pour racket ou extorsion, concentrées géographiquement, doivent être lues comme autant de signaux précurseurs d'une structuration mafieuse.

Enfin, Le vol d'un bateau par un groupe d'adolescents algériens, à la veille de la rentrée scolaire, illustre une dérive symbolique aux conséquences alarmantes. Cet acte spectaculaire, largement relayé par la presse internationale et amplifié sur les réseaux sociaux, transforme une infraction criminelle en geste de bravade aux yeux des jeunes. Le danger est double : d'un côté, il révèle la porosité croissante entre marginalité sociale et transgression extrême ; de l'autre, il risque de nourrir une fascination dangereuse parmi les collégiens et lycéens, tentés d'imiter ce type d'« exploit ». Ce fait inédit constitue un signal fort de rupture : il ne s'agit plus de simples désordres urbains, mais d'une bascule psychologique où la délinquance devient une référence identitaire. Ignorer cet avertissement, c'est s'exposer à une contagion générationnelle de comportements à haut risque.

L'objectif n'est pas d'énoncer une accusation sans preuves, mais d'intégrer une hypothèse stratégique – celle d'une instrumentalisation possible – dansl'analyse de sécurité nationale. Cette hypothèse élargit le champ d'investigation, impose des méthodes de collecte de preuves adaptées et permet d'anticiper des scénarios d'escalade. La preuve de la machination – si elle existe – sera le produit d'une triangulation : convergence de preuves matérielles, financières, opérationnelles et informationnelles. Jusqu'à l'obtention de cette convergence, l'action publique pertinente est double : détecter et neutraliser les filières matérielles/financières, et renforcer la résilience sociale pour réduire l'effet recherché par les comploteurs présumés.

5. Les risques d'une explosion sociale

a) Du spectaculaire à l'invisible : mutation de la violence urbaine

Du spectaculaire à l'invisible, la violence urbaine en Algérie bascule d'un registre visible à une dynamique souterraine. Les rixes filmées et diffusées sur les réseaux sociaux ne sont que l'iceberg apparent : derrière elles se profile une mutation vers la criminalité organisée. D'abord ancrées dans des logiques de domination territoriale, les bandes glissent vers des structures quasi-mafieuses — racket, marchés parallèles, alliances avec trafiquants. Ce processus suit une mécanique éprouvée : la violence « spontanée » devient une économie criminelle capable d'auto-financement, de recrutement et de corruption. L'expérience internationale montre que cette évolution conduit inévitablement à l'émergence de zones de non-droit, où l'État voit son autorité contestée et fragmentée.

b) La menace directe sur la cohésion sociale

L'explosion sociale dépasse l'acte violent pour toucher le psychologique et le communautaire. La peur fracture le tissu social : familles recluses, commerçants fermant tôt, espaces publics désertés. Ce repli nourrit une spirale de méfiance où les citoyens doutent de l'État, les quartiers se cloisonnent et les jeunes glissent vers une logique de confrontation. La cohésion sociale, ciment fragile de la nation, se désagrège alors sous l'effet d'une insécurité qui mine la confiance entre citoyens et institutions.

c) Vers une menace pour la sécurité nationale

Réduire ces violences à de simples troubles de quartier serait une erreur stratégique. Si elles s'agrègent, ces bandes peuvent rapidement muter en réseaux transversaux, connectés aux trafics de drogue, à la contrebande transfrontalière et, par capillarité, à des groupes terroristes. Leur capacité à déclencher, de manière ciblée, des flambées de violence urbaine confère un pouvoir de nuisance inédit : paralyser une ville, tester la résilience des institutions, affaiblir l'autorité publique. Ces violences deviennent alors un levier de pression politique, instrumentalisable par des acteurs internes en quête de pouvoir ou par des puissances extérieures cherchant à fragiliser l'Algérie. À terme, leur multiplication peut engendrer une véritable crise de légitimité, où l'État apparaît impuissant à protéger ses citoyens. L'expérience régionale le démontre : de la Libye au Mali, en passant par la Tunisie, l'insécurité urbaine mal contenue a servi de déclencheur à des processus de déstabilisation beaucoup plus larges, mêlant effondrement économique, infiltration mafieuse et ingérences géopolitiques. L'Algérie ne peut ignorer ce risque sans s'exposer à un scénario similaire.

d) Une dynamique d'explosion sociale en quatre temps

En Algérie, le risque d'explosion sociale ne se matérialiserait pas sous la forme d'un soulèvement spontané et homogène, mais plutôt à travers un processus cumulatif, marqué par des étapes successives dont l'enchaînement rapide peut surprendre l'appareil sécuritaire et désorienter la société civile.

1. Multiplication des affrontements visibles : du fait divers au choc médiatique : La première étape se traduit par une hausse quantitative et qualitative des affrontements entre bandes urbaines. Initialement perçues comme de simples rixes de quartier, ces violences deviennent spectaculaires par leur mise en scène et leur diffusion virale sur les réseaux sociaux. Le phénomène bascule alors dans la conscience collective, générant un choc médiatique qui nourrit la peur et installe un climat de méfiance dans les cités et quartiers populaires. Cette première phase fragilise le lien social en multipliant les comportements d'évitement et d'isolement.

2. Mutation en réseaux criminels organisés : de la rue à l'économie parallèle : une fois banalisées, ces bandes ne se limitent plus à l'affrontement, mais investissent le champ économique souterrain. Elles s'enracinent dans des activités de racket, de trafic de drogue, de contrebande ou de gestion de « territoires ». Ce passage à l'économie criminelle leur assure des ressources financières régulières et renforce leur structuration interne. Loin de se dissoudre, elles deviennent des acteurs locaux durables, disposant d'une capacité de coercition et d'influence sur les populations.

3. Connexions avec des acteurs politico-mafieux ou transnationaux : La troisième étape, la plus critique, est : l'instrumentalisation stratégique, qui survient lorsque ces groupes, désormais organisés et financés, établissent des connexions avec des réseaux politico-mafieux internes ou des acteurs transnationaux. Loin d'être des phénomènes isolés, ils deviennent des instruments dociles dans des stratégies plus larges : déstabilisation politique, contrôle de filières économiques illicites, ou encore tests géostratégiques sur la résilience de l'État. La bande locale se transforme alors en relais d'intérêts supérieurs, bien plus complexes et dangereux.

4. Perte progressive de contrôle de certaines zones urbaines : de la criminalité à la crise nationale : L'ultime étape est celle de la territorialisation de la violence. Certaines zones urbaines échappent partiellement au contrôle de l'État, basculant dans une logique de « zones grises » où la loi des bandes supplante celle de la République. La population, prise en étau entre peur et dépendance économique, finit par tolérer, voire accepter, l'autorité parallèle de ces groupes. La crise n'est plus sécuritaire, mais nationale : elle remet en cause la souveraineté de l'État, affaiblit sa légitimité et ouvre la voie à des ingérences extérieures. Autrement dit, ce qui apparaît aujourd'hui comme des « bagarres de quartier » pourrait devenir, demain, le détonateur d'une crise sociale et politique majeure.

6. Réponses possibles

Face à la montée des bandes organisées et au climat d'insécurité qu'elles génèrent, l'action doit être globale, coordonnée et multidimensionnelle. Une réponse exclusivement sécuritaire serait insuffisante, tandis qu'une approche uniquement sociale serait inefficace sans un cadre ferme. C'est pourquoi il s'agit d'articuler quatre leviers principaux : sécurité, éducation, culture/sport et justice.

La sécurité : rétablir l'autorité de l'État dans l'espace public

Rétablir l'autorité de l'État dans l'espace public exige d'abord une présence policière visible, modernisée par la surveillance technologique et la cartographie des zones à risque, pour prévenir plutôt que subir. L'école doit redevenir un rempart en inculquant dès le primaire la citoyenneté, la non-violence et en accompagnant les élèves fragiles par des enseignants formés à la prévention. Parallèlement, culture et sport offrent aux jeunes des alternatives positives : centres culturels attractifs, clubs sportifs accessibles et associations locales renforçant la cohésion. Enfin, la justice doit être rapide et crédible : procédures accélérées, sanctions éducatives pour les mineurs, fermeté pénale pour les récidivistes, avec une coordination police-justice-familles, afin que chaque sanction répare le lien social plutôt que de le briser. Ces quatre axes, articulés de manière cohérente, permettraient de réduire la violence visible, d'assécher le recrutement des bandes et de restaurer la confiance entre citoyens et institutions. L'enjeu n'est pas seulement de contenir une insécurité croissante, mais de reconstruire un contrat social urbain où les jeunes trouvent leur place dans la société, plutôt que dans les marges de la criminalité.

7. Conclusion

Le phénomène des bandes organisées dans les villes algériennes ne saurait être perçu comme un simple épiphénomène sécuritaire. Derrière chaque affrontement filmé et relayé sur les réseaux sociaux, c'est en réalité le reflet d'un malaise sociétal profond qui se dessine. Ce miroir inquiétant nous renvoie l'image d'une jeunesse désorientée, d'une école fragilisée, d'un chômage endémique et d'une société où les repères de socialisation s'érodent progressivement. L'Algérie se trouve ainsi face à un choix stratégique : considérer ces violences comme des rixes isolées, au risque de voir se développer une criminalité organisée et instrumentalisée, ou bien y lire le signal d'alerte d'une fracture sociale qui menace la cohésion nationale. Ignorer ce signal serait une erreur historique.

La réponse ne peut être fragmentée. Elle exige une mobilisation collective qui associe l'État, la société civile, les familles, les éducateurs, les médias et les citoyens eux-mêmes. La sécurité doit être assurée, certes, mais elle ne suffira pas si elle n'est pas accompagnée d'une reconstruction du tissu éducatif, culturel et social. La prévention, la réinsertion et l'offre d'alternatives constructives aux jeunes sont autant de piliers d'une stratégie nationale de résilience. L'histoire récente de notre pays a montré que, face aux menaces existentielles, l'Algérie a toujours su se mobiliser et retrouver les ressources de sa survie collective. Aujourd'hui encore, il s'agit moins d'une lutte contre des bandes que d'un combat pour préserver l'avenir de la jeunesse et l'intégrité de la nation. Ce miroir, tendu par la violence urbaine, ne doit pas être brisé ni ignoré. Il doit être compris comme un appel à repenser notre vivre-ensemble, à renforcer la confiance citoyenne et à réaffirmer le rôle de l'État comme garant de la sécurité, de la justice et de l'espérance sociale.

*Professeur .Université de Constantine 2

Bibliographie

Klein, M. W. (1995). The American Street Gang: Its Nature, Prevalence, and Control. New York: Oxford University Press.

Hagedorn, J. M. (2008). A World of Gangs: Armed Young Men and Gangsta Culture. Minneapolis: University of Minnesota Press

Robert, P. (2005). Le citoyen, le crime et l'État : la justice pénale en question. Paris : Presses universitaires de France.

Roché, S. (2016). De la société de vigilance à l'État de sécurité. Paris : Grasset.

Beck, U. (1992). Risk Society: Towards a New Modernity. London: Sage Publications.

Kaufmann, J.-C. (2001). L'invention de soi : une théorie de l'identité. Paris : Armand Colin.

Shaw, C. R., & McKay, H. D. (1942). Juvenile Delinquency and Urban Areas: A Study of Rates of Delinquents in Relation to Differential Characteristics of Local Communities in American Cities. Chicago: University of Chicago Press.