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France-Algérie: L'ombre persistante de « l'affaire de l'éventail » dans les relations bilatérales

par Nabil Mati*

Les relations entre Alger et Paris traversent depuis plusieurs mois, une nouvelle zone de turbulences. L'interpellation de Boualem Sansal, figure littéraire et voix souvent controversée, s'est transformée en catalyseur d'une crise diplomatique déjà latente.

L'arrestation du romancier franco-algérien Boualem Sansal, à son arrivée à l'aéroport d'Alger en novembre 2024, marque un tournant majeur dans les relations franco-algériennes. En cause, des propos tenus en France, dans une interview diffusée sur la chaîne YouTube Média Frontière de l'extrême droite, où l'auteur affirme que certains territoires aujourd'hui considérés marocains avaient été disputés durant la colonisation. Rapidement relayées par les médias marocains, ces déclarations interviennent quelques jours seulement après que le président Emmanuel Macron a reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, décision qui a conduit Alger à rappeler son ambassadeur. Cet épisode survient dans un climat politico-médiatique déjà lourd, nourri par des précédents tels que l'affaire Amira Bouraoui, en février 2023, et d'autres incidents similaires.

Depuis plusieurs mois, les critiques visant Alger s'intensifient sur les plateaux de télévision, notamment sur CNews, LCL, BFM TV et dans les déclarations du ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau. Le discours est répétitif : l'Algérie serait « de plus en plus agressive », dirigée par un régime fermé et militarisé.

Cette offensive s'appuie également sur des sondages dénués de réelle rigueur scientifique, non pas destinés à informer l'opinion, mais à conforter un récit déjà établi, à lui donner une apparence de légitimité et à préparer le terrain pour une nouvelle étape. Les chiffres mis en avant; 82 % des Français favorables à un durcissement, 72 % pour la fin des accords de 1968, 84 % pour la suspension des visas algériens, 64 % estimant que Paris manque de fermeté, contribuent à orienter progressivement la perception du public. Même les Français initialement sceptiques peuvent, à force d'exposition à ce discours, finir par adopter une attitude plus hostile envers l'Algérie.

Derrière cette campagne se profile une coalition aux motivations diverses mais aux objectifs convergents. Des réseaux israéliens-sionistes, très actifs en France et irrités par le refus constant de l'Algérie de normaliser ses relations avec Israël, s'emploient à ternir l'image du pays et surtout l'isoler politiquement. Des relais proches du royaume marocain s'efforcent, pour leur part, d'orienter la position algérienne sur la question du Sahara occidental. Parallèlement, la droite et l'extrême droite françaises, toujours marquées par les rancunes héritées de la guerre d'indépendance et attachées à l'idée d'une « Algérie française », participent elles aussi à l'alimentation de ce climat.

Pour certains observateurs, il ne s'agit rien d'autre que du jeu habituel des rapports de force, où les relations internationales se fondent non sur des considérations humaines, mais sur des intérêts, le plus souvent dépourvus de toute dimension éthique. Comme le soulignait Charles de Gaulle : « Les États n'ont pas d'amis, ils n'ont que des intérêts. ».

À l'instar d'autres campagnes du passé, cette offensive, par la régularité et la synchronisation de ses messages, semble désormais cibler l'Algérie dans toutes ses composantes, institutions, dirigeants, territoire et population, en contradiction avec les assurances initiales des autorités françaises selon lesquelles les algériens n'étaient pas particulièrement visés.

L'affaire Sansal, comme bien d'autres polémiques fabriquées de toutes pièces, ravive dans la mémoire collective algérienne le souvenir de « l'affaire de l'éventail » de 1827. Cet incident diplomatique, instrumentalisé pour entretenir une tension durable, servit quelques années plus tard de prétexte à la colonisation de l'Algérie. Certes, les époques ont changé, mais la tentation de soumettre d'autres nations à une forme de domination demeure. L'exemple de Donald Trump illustre parfaitement cette logique de rapports de force où la puissance l'emporte sur le droit.

Jusqu'ici, malgré les tensions récurrentes, les relations bilatérales conservaient un équilibre fragile. Celui-ci semble rompu. L'influence croissante de courants extrémistes sur la scène politique française contribue à ce basculement, qui pourrait servir un agenda électoral, détourner l'attention des difficultés économiques ou masquer l'humiliation ressentie face à l'émancipation de plusieurs États africains.

La question se pose également de savoir si le retour de Sansal à Alger, alors que ses déclarations étaient connues et leur impact prévisible, n'a pas été volontairement facilité par les autorités françaises afin de provoquer ces tensions diplomatiques ?

Après des années à désigner les musulmans de France comme « ennemis intérieurs », le discours politique élargit désormais sa cible : l'Algérie elle-même, puis les Algériens établis en France. Dans les faits divers, l'association entre Algérie et criminalité dans la presse française est devenue quasi quotidienne. La récente suspension par Emmanuel Macron des visas D, destinés aux longs séjours, pour tous les Algériens, une mesure qui touche durement en particulier les étudiants, illustre ce durcissement.

Les prochaines élections présidentielles pourraient accentuer cette tendance, notamment en cas d'accession de Bruno Retailleau à l'Élysée, un scénario jugé très probable, sauf improbable retournement de situation, au vu des divisions profondes entre la gauche et l'extrême gauche. Une telle configuration offrirait un terrain favorable à l'action des lobbys anti-algériens et de leurs relais en France.

Face à cette escalade largement organisée, l'Algérie devra décider si elle reste spectatrice ou si elle mobilise sa diaspora pour défendre ses intérêts. Compter sur un changement de pouvoir à Paris pourrait se révéler illusoire ; renforcer ses propres capacités et s'unir autour d'un projet souverain pourrait être, pour Alger, la seule voie pour garantir un avenir sûr à ses enfants.

Enfin, la priorité doit être un réveil collectif et une mobilisation citoyenne d'ampleur, afin d'assurer une présence active et visible dans l'Hexagone. À l'approche des élections municipales françaises de 2026, l'enjeu est de mobiliser non seulement les Franco-Algériens, mais aussi tous les amis de l'Algérie, dont la France compte un grand nombre. Plus que jamais, l'Algérie, ses ressortissants et leurs alliés doivent s'unir pour faire barrage aux extrêmes, dans l'intérêt des deux pays. Rappelons qu'en tenant compte des liens historiques, mémoriels ou familiaux indirects, pieds-noirs, harkis, anciens militaires, familles mixtes, près d'un Français sur trois entretient un lien avec l'Algérie. Ce poids démographique, historique et affectif pourrait, s'il était pleinement mobilisé, constituer une véritable force d'équilibre et de paix dans les relations franco-algériennes. Reste toutefois une question essentielle : par où commencer et comment activer concrètement ces liens ? Et surtout, les Algériens sont-ils prêts à relever ce défi ?

*Chargé de cours Paris-Université - Formation Anthropologie (EHESS)