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Ali Draa, notre ami nous a quittés

par Djamel Labidi

Mon ami, notre ami Ali Draa, nous a quittés ce 15 juillet. Oui, je dis «notre ami» car Ali Draa avait cette qualité mystérieuse, ce don, qu'ont certaines personnes, d'entretenir avec chacun et tous une relation particulière. Qui a assisté à ses funérailles peut le constater. Une foule considérable où chacun a quelque chose à lui, de son amitié avec Ali Draa, quelque chose de lui à raconter aux autres.

Je vais parler d'Ali Draa que je connais. Puis-je faire autrement ? D'autres ajouteront d'autres récits, pour faire son histoire, d'autres parleront probablement différemment de lui, révélant d'autres facettes de cette personnalité si riche, si généreuse, si chaleureuse.

Ali Draa avait cette qualité rare, d'être un rassembleur, aussi bien dans la vie de tous les jours, que dans la vie politique. C'était sa marque de fabrique, comme une seconde nature, c'était sa personnalité. Il transcendait tous les clivages politiques et idéologiques, les vrais comme les faux.

Le seul clivage pour lui, c'était l'Algérie. Il avait coutume de dire d'ailleurs :» Nous pouvons être en désaccord sur de nombreux points et nous pouvons ne pas être d'accord sur de nombreuses questions, mais nous ne pouvons pas être en désaccord sur la patrie».

Il avait une formation universitaire aussi bien dans les sciences exactes que dans les sciences sociales: licence de génie chimique en 1975, licence d'économie, magister en droit. Cela lui ressemblait, une ouverture intellectuelle, de multiples talents.

Ali Draa, celui que je connais, avait deux passions: l'Algérie et la Palestine. Il les embrassait dans la même vision, dans le même combat.

L'Algérie au cœur

Il était ce qu'on appelle un nationaliste. Mais, qu'on ne s'y méprenne pas: il n'était pas de ces nationalistes chagrins, étroits, susceptibles. Il était un rassembleur de la patrie. Il avait un nationalisme calme, serein, paisible. Il lui venait peut être de sa légitimité en tant que fils de chahid, très tôt orphelin. Il n'avait rien à prouver, il avait dès le départ, tout donné pour le pays, son père moudjahid, tombé les armes à la main. Il avait un nationalisme de libération, de dignité pour son peuple comme pour tous les autres.

Son amour pour l'Algérie s'exprimait très fortement dans la défense de la langue arabe, dans la même logique anticoloniale, de libération, comme la langue de la nation, celle qu'il fallait libérer du colonialisme et du néocolonialisme. Mais là aussi, qu'on ne s'y trompe. Il l'aimait, inséparable de tout le patrimoine culturel de la nation, dont le patrimoine et la langue berbères.

Les défenseurs de la dimension amazighe de la nation peuvent certainement en témoigner. Il était à l'image de son ami très proche, Si Lakhdar Bouregaa, dont on reparlera. Il était comme celui-ci une synthèse algérienne, qui avait été capable d'être aussi bien un des fondateurs du FFS que de participer au Congrès nationaliste arabe à Beyrouth en pleine tourmente. Plus qu'un rassembleur, c'était un «fusionneur», si le mot existe, comme la guerre de libération avait fusionné tous les algériens, au-delà des particularités régionales et des tentations régionalistes.

Ali Draa était de la première génération qui avait fait toutes ses études en Arabe, jusqu'à l'Université. Il était donc de cette jeunesse intellectuelle qui était le fruit direct de l'indépendance retrouvée. Il représentait à merveille cette génération d'étudiants, faite à la fois d'immenses espoirs mais aussi de frustrations, qui avait connu des sections bilingues souvent laissées pour compte, «l'élite» allant vers les sections francophones. Puis, après, pour les diplômés «arabophones», les difficultés d'emploi dans le secteur économique et dans la puissante administration francophone. Pour lui, la question de la langue arabe, n'était pas une simple question linguistique, culturelle, c'était une cause économique, sociale, politique. C'était un combat pour la souveraineté, pour le développement, pour la patrie, encore et toujours.

Il avait une admiration sans bornes pour le président Boumediene. En tant que jeune intellectuel arabe, il avait besoin, comme sa génération, d'admirer d'abord intellectuellement un Président de la république algérienne, pour la qualité de sa langue, le niveau de sa pensée, de sa culture. Seul le Président Boumediene avait fourni, à lui et à sa génération, cette identification et cette satisfaction culturelles.

Ali Draa a été de toutes les luttes pour la défense et la promotion de la langue arabe. Etudiant, il a participé aux grands mouvements étudiants des années 1979 et 80 qui réclameront la généralisation de la langue arabe à l'université, qui protesteront contre leur marginalisation, dans la société active du fait de la prépondérance tenace de la langue française. Il nouera à ce moment des amitiés solides et fidèles avec nombre de participants au mouvement étudiant d'alors, qui deviendront des leaders de la vie politique et culturelle, et des créateurs de médias, dont notamment Ali Foudil, qu'il rejoindra plus tard, en 2003 au quotidien «Echourouk».

Ali Draa et les médias

Sa génération trouvera naturellement son refuge dans les médias, seul secteur alors avec le secteur du droit et de la justice, ouvrant des perspectives aux jeunes intellectuels de langue arabe. Ce sera la génération qui va donner, notamment après octobre 1988 un essor inégalé à la presse en arabe. Les tirages de celle-ci atteindront des records, des centaines de milliers d'exemplaires jusqu'un million pour «Echourouk, des tirages inconnus dans les autres pays arabes.

Le nom d'Ali Draa est attaché à la naissance et à l'essor de la presse en arabe.

Il avait en même temps des liens étroits et très amicaux avec les journalistes de la presse francophone. C'était tout Ali Draa: l'essentiel, pour lui, aimer la patrie, la préserver des clivages où se gaspillait l'énergie nationale.

Ali Draa a joué un rôle important dans la naissance ou la vie pratiquement de la plupart des titres de la presse en Arabe , notamment des grands titres: il a été, journaliste très jeune, en 1975, à la revue «Echabab», du parti du FLN; directeur de la revue «Elwahda» («l'Unité») en 1982, directeur du quotidien «El Massa», en 1989, fondateur du quotidien «El Djazair El Youm» en 1991, et enfin il regagne en 2003 le journal Echourouk pour être le proche conseiller de son directeur général Ali Foudil, son ami des combats étudiants.

Ali Draa et El Djazair El Youm

C'est à El Djazair El Youm que je rencontre pour la première fois Ali Draa, quelques mois avant l'injuste interdiction du journal. Il avait fondé celui-ci au milieu de l'effervescence des années de l'après octobre 88 et de l'atmosphère si particulière de liberté d'expression et de débats qu'elle avait créé, avec l'essor de ce fait de la presse algérienne privée francophone et arabophone privée. Le journal, originalité extrême, sortait sur du papier vert. Il était comme un drapeau. C'était Ali Draa…

Mais finalement l'atmosphère de liberté avait peu duré. Les nuages s'amoncelaient. Le journal est menacé d'interdiction pour ses positions sur l'arrêt du processus électoral. Je venais lui exprimer ma solidarité, concrètement, en lui proposant ma collaboration. . Le journal avait été suspendu mais nous le faisons, quand même, paraitre, en signe de protestation, une édition très restreinte, avec des articles en arabe et en français. Je me souviens d'un titre, à la une, plein d'humour, pour ironiser sur cette suspension : «El Moallaquat el achra».

En ces temps bouillonnants, après les élections législatives ratées de 1991, il exprimait son immense inquiétude de ces nuages, de ces conflits, de ces clivages qui se cristallisaient, se durcissaient. Il voulait déjà une solution constitutionnelle, démocratique, entre tous les acteurs, tous les courants.Il n'y avait pour lui ni «éradicateurs», ni «réconciliateurs», ni «islamistes», ni «nationalistes baathistes», ni «démocrates», ni «laïcs». Il y avait avant tout pour lui des algériens. Comme s'il avait reçu de son père, chahid, en héritage, une mission de fraternité, d'union.

Il avait préféré finalement laisser s'éteindre la voix de son journal, qui lui avait pourtant couté tant d'efforts et de sacrifices, plutôt qu'elle se mêle à la cacophonie qui prévalait. Il était surtout profondément inquiet de ce qu'il pressentait arriver de souffrances, de larmes et de sang. Il trouvait cela aussi terrible qu'inutile.

Il mettait en avant la paix civile. C'est une ligne qu'il n'aura jamais abandonnée de sa vie et qu'il suivra, quels que soient les pouvoirs, sous les présidents Mohamed Boudiaf, puis Liamine Zeroual, puis Abdelaziz Bouteflika, puis cette période du Hirak, où émergera la personnalité du général Ahmed Gaïd Salah, dont il appréciera avant tout l'esprit constitutionnel, républicain. Cette ligne sera sa ligne «éditoriale», pour employer le langage de la presse, jusqu'à la dernière élection qui vit élire le président Abdelmadjid Tebboune.

C'est fort de cette ligne constante qu'il participera de façon active, essentielle à l'organisation de cette élection, dans le contexte du mouvement populaire du Hirak, avec le souci de donner une issue légale et pacifique à la crise.

La Palestine au cœur

La lutte pour la libération de l'Algérie et celle pour la libération de la Palestine était pour Ali Draa un seul et même combat. L'Algérie s'était simplement libérée avant. Il fallait donc continuerla lutte. Sa dernière initiative, la plus importante dans ce cadre, peut-être, avait été de rassembler un vaste «Comité populaire algérien de soutien à la Palestine et d'appui à sa résistance» dès l'annonce de la barbare attaque israélienne contre Ghaza de décembre 2008. On s'en aperçoit maintenant, cette attaque, connue sous le nom d'»opération plomb durci», annonçait déjà, par sa férocité, le génocide d'aujourd'hui.

Dans ce comité, se retrouvaient autour de la cause palestinienne toutes les tendances, toutes les sensibilités de la société civile, unie dans la solidarité avec la Palestine. La coordination était assurée par un comité de quelques personnalités, dont Ali Draa était très proche, Djamila Bouhired, Lakhdar Bouregaa, Abdelhamid Mehri et Nadia Labidi. Je participais aussi à cette coordination. Cela m'a permis ainsi de connaitre toute la dimension, toutes les dimensions devrais-je dire aussi, de la personnalité d'Ali Draa, souvent masquées dans la vie courante par sa modestie et sa désinvolture apparente. J'ai pu être notamment témoin de cette relation unique qu'il avait avec ces trois personnages légendaires de notre révolution.

Avec Djamila Bouhired, Ali Draa avait une relation extraordinaire. Il partageait avec elle le même engagement total pour la cause palestinienne.Fils de chahid, Djamila Bouhired était, pour lui, un symbole, la mère, la mère faite patrie. Elle disait d'ailleurs souvent qu'elle se considérait comme la mère de tous les enfants de chahid. Elle lui faisait une grande confiance, faisant mine de se révolter lorsqu'il lui demandait de participer à des réunions, qu'elle détestait, préférant toujours l'action à «la réunionite» comme elle les qualifiait, mais acceptant finalement.

Il était aussi le seul à pouvoir la faire participer à une manifestation dans la rue, «puisque c'était pour la Palestine».

Quand elle reprochait son inefficacité au comité, il la «charriait», lui faisant remarquer, avec une ironie affectueuse, que nous n'étions, nous, par rapport à elle, que de «simples mortels». Elle aimait son humour. La peine de Djamila au décès d'Ali était infinie. Mais elle a affronté cette perte bravement, le regard droit, insondable.

Avec Si Lakhdar Bouregaa, commandant légendaire de la Wilaya 4 historique, Ali Draa était tout simplement inséparable. Il venait le chercher, il l'entrainait, il le bousculait gentiment, mais fermement pour lui dire que la lutte continuait en Palestine, pour lui expliquer comment sa seule présence, son image était utiles.

Ils partaient toujours ensemble pour rendre un dernier hommage aux combattants de la Wilaya 4 qui décédaient. Je me souviens de cette longue marche que nous avions faite pour inhumer le Moudjahid Ahmed Ghebalou (devenu par la suite colonel de l'ANP) dans la montagne, suivant ses vœux, à côté de la tombe toute simple de son compagnon, au lieu même où celui-ci était tombé les armes à la main. Si Lakhdar et Ali Draa partaient aussi toujours ensemble aux sessions du «Congrès nationaliste arabe» (El Mouatamar Elqawmi Elarabi»), à Beyrouth, à Tunis ou ailleurs. Il aimait particulièrement écouter Si Lakhdar raconter ses combats avec un humour inégalé, pastichant son propre héroïsme. Il l'admirait. C'était la relation d'un jeune frère avec son ainé, celle de la nouvelle génération nationaliste avec la précédente.

C'est la même relation aussi, au fond, qu'il entretenait avec Abdelhamid Mehri.

Il recueillait là aussi un héritage. Mais ici, la relation était fondamentalement intellectuelle. Mehri était sa principale source d'inspiration politique. Il le consultait. C'était pour lui la sagesse politique personnifiée, l'esprit de compromis politique dans l'intérêt supérieur de la nation, sur lequel il calquait sa propre conduite à tout moment, et c'est de son exemple qu'il tenait probablement cet esprit rassembleur.

Prologue

Puis Abdelhamid Mehri disparut. Puis Si Lakhdar Bouregaa disparut, emporté par le corona, de trop avoir aimé les gens, à les recevoir à longueur de journée, malgré les dangers de la contamination. Avant était mort son compagnon des luttes étudiantes, et du journal «Echourouk», Ali Foudil, emporté trop tôt, par une crise cardiaque, épuisé par l'immense tension de la création d'un complexe médiatique, et par… l'Algérie. La mort prématurée de celui-ci sera pour lui une épreuve douloureuse et probablement un tournant, car il s'éloignera peu à peu de la presse.

Les disparitions se succédaient. Le monde n'était plus le même.

Et avant, et, peut-on le dire ?, surtout, Ali Draa avait été frappé douloureusement, en 2016, par la mort de sa femme, la compagne de sa vie. Il avait surmonté cette douleur existentielle, il était resté stoïque, le même, sans une plainte. Je me souviens de son coup de téléphone alors me disant sobrement, simplement «ma femme est morte il y a quelques instants». Nous sommes allés de suite chez lui. Les gens commençaient à affluer. Des centaines de personnes et cela a duré plusieurs jours.

Je croyais, comme les autres, être un ami privilégié. Et j'ai constaté combien ce privilège était partagé par des milliers d'autres. J'ai mesuré alors pour la première fois sa popularité, la sympathie, l'affection qui l'entourait. Il a toujours habité dans un modeste logement, au 5ème l'étage sans ascenseur, des escaliers sommaires, dans une simple rue de quartier, une impasse, loin des beaux quartiers. Il n'a jamais cherché à aller ailleurs. Certains d'ailleurs, je le sentais, devaient être surpris de la modestie des lieux, comparée à sa surface sociale. Mais c'est là que les gens, de tous niveaux, de toutes conditions, de toutes opinions, affluaient comme ils le feront plus tard à son décès.

Je m'en aperçois, c'est maintenant, après son décès que tous ces évènements, que je viens de relater, prennent désormais un ordre, un sens, une fois que Dieu y a mis le point de la fin.

En effet, j'écris sur Ali, sur sa vie, et soudain je comprends le secret de cette unanimité autour de lui, de cette foule considérable à son décès, de ces messages innombrables sur les médias, sur les réseaux sociaux : son itinéraire est celui de toute une époque qu'il a accompagnée avec compréhension, avec tolérance, avec de la tendresse même pour ses contradictions mais aussi avec fermeté pour les principes et la voie que lui avait tracé le sacrifice glorieux de son père. Nous lui étions tous reconnaissants. Les grands hommes ne sont pas ceux qu'on croit, ceux des flonflons et des projecteurs.Il sont comme Ali, notre ami.