|
![]() ![]() ![]() Ghaza et le souk diplomatique : du martyre à la marchandise, anatomie d'une trahison collective
par Oukaci Lounis* ![]() Ghaza est
devenu un objet : quelque chose qu'on vend et achète dans les médias et la
diplomatie mondiale.
On discute de la solidarité, on négocie des décisions de l'ONU, on conditionne l'aide humanitaire à des intérêts politiques, on utilise des images de victimes pour attirer l'attention et on échange des idées politiques sans impact, comme on échange des vieux vêtements sur un marché. Dans l'intervalle, les résidents de Ghaza, quant à eux, ne procèdent à aucun achat ni à aucune vente, mais s'acquittent de toutes leurs obligations par le biais du sang, dans le silence et dans la solitude. Introduction : le souk comme métaphore du traitement de Ghaza Dans l'imaginaire collectif du monde arabo-musulman, le souk représente bien plus qu'un simple marché : c'est un espace vivant, désordonné, bruyant, où se croisent odeurs, voix, marchandages et regards en coin. Le souk, c'est le théâtre du troc et des apparences, un lieu où rien ne vaut ce qu'il semble valoir, et où la parole donnée est aussi volatile que le vent du désert. On y expose, on y cache, on y recycle les mêmes promesses sans lendemain. C'est un espace de fausses négociations et de vrais profits, où l'éthique est souvent soluble dans l'urgence du gain ou la pression sociale. C'est précisément cette métaphore du souk qui s'impose quand on observe comment le monde traite la question de Ghaza. Territoire enclavé, martyrisé, systématiquement bombardé puis oublié, Ghaza est devenu un objet symbolique, mis en vitrine, exposé au moment des drames, puis remisé dès que l'actualité tourne la page. Comme une marchandise que l'on sort des entrepôts lors des grandes foires de la compassion sommets diplomatiques, appels aux dons, campagnes médiatiques , Ghaza est instrumentalisée, marchandée, monnayée. Et pendant que les puissants échangent des regards dans leurs souks climatisés, ce sont des enfants palestiniens qui paient le prix, avec leur chair et leur avenir. Ainsi, Ghaza est prise en otage non seulement par l'occupant, mais aussi par le discours humanitaire sélectif, la diplomatie de façade, et le marché global de l'indignation à géométrie variable. Dans ce souk planétaire, Ghaza ne parle pas : elle est parlée, utilisée, réduite à une image choc ou à un hashtag. Et cela, peut-être, est la forme de violence la plus insidieuse ? Celle qui fait du martyre un produit, du sang un décor, et de la souffrance une opportunité stratégique. Le produit Ghaza : mis en vitrine, consommé, puis oublié À l'instar d'un article rare ou exotique que l'on sortirait de l'ombre à chaque saison de foire, Ghaza ne suscite l'attention que dans l'extrême : bombardements massifs, hôpitaux détruits, Femmes et enfants mutilés. Chaque escalade de violence devient un « pic de visibilité médiatique », souvent suivi d'un effondrement brutal de l'intérêt. Les statistiques sont édifiantes : selon un rapport de l'Institut Reuters pour le journalisme (2022), la couverture médiatique de Ghaza culmine lors des conflits (mai 2021, octobre 2023), puis disparaît quasi totalement dans les semaines qui suivent, même si la souffrance y persiste. Dans ce cycle de l'indignation éphémère, Ghaza est consommée comme un sujet tendance, au même titre qu'une catastrophe naturelle ou un drame hollywoodien. Les plateformes sociales, loin d'échapper à cette logique, en sont devenues des amplificateurs : hashtags réels, visuels choquants. On partage, on commente, on compatit jusqu'à la prochaine actualité virale. Des influenceurs, parfois sincères, parfois opportunistes, capitalisent sur la souffrance pour construire des récits de compassion rentables. Des ONG, en quête de visibilité ou de financements, surfent sur ces vagues émotionnelles pour renouveler leur légitimité, souvent sans coordination locale efficace. Mais au-delà des intentions individuelles, c'est le récit humanitaire lui-même qui est vidé de sa substance. Comme le souligne Ilana Feldman, anthropologue spécialiste de l'aide humanitaire en Palestine, l'assistance à Ghaza est devenue un « système de gestion de crise sans fin », incapable de transformer la réalité, car il opère dans une logique d'entretien du statu quo (Feldman, Life Lived in Relief, University of California Press, 2018). De leur côté, les puissances internationales y compris celles qui financent l'aide humanitaire participent à cette mise en vitrine cynique. Elles dénoncent parfois avec émotion ce qu'elles tolèrent ou financent indirectement par leur complicité diplomatique ou leur silence stratégique. Ghaza devient alors un symbole humanitaire universel, mais désincarné, décontextualisé, détaché de son enracinement politique : l'occupation, le blocus, l'apartheid (selon Human Rights Watch, Amnesty International, B'Tselem, 2021). En somme, Ghaza est réduite à un produit médiatique, un bien de consommation émotionnelle. Elle est mise en vitrine quand cela sert ; rangée quand cela dérange. Elle n'est plus perçue comme un espace peuplé d'êtres humains dotés de droits, de récits, d'aspirations, mais comme une case à cocher dans le grand souk de la conscience mondiale. La diplomatie du souk : entre silence arabe et deals internationaux Dans le souk, le silence n'est jamais gratuit : il s'achète, se négocie, se troque contre un avantage. Il en va de même dans les arènes diplomatiques arabes, où le silence face à Ghaza est devenu une monnaie d'échange. Plusieurs régimes, soucieux de préserver leurs alliances, leur image ou leur sécurité interne, acceptent de taire les crimes commis en Palestine en contrepartie de promesses économiques, de protection militaire ou de stabilité politique. On ne vend pas seulement des marchandises dans les souks d'aujourd'hui, on y brade des causes et des peuples. L'exemple le plus emblématique est celui des Accords d'Abraham (2020), par lesquels plusieurs pays arabes Émirats arabes unis, Bahreïn, Maroc, puis Soudan ont normalisé leurs relations avec Israël sans exiger la moindre concession sérieuse sur la question palestinienne. Ce rapprochement diplomatique s'est fait dans une logique marchande, avec à la clé : des contrats d'armement avec les États-Unis, des ouvertures commerciales stratégiques, des promesses d'investissements bilatéraux et de coopération sécuritaire. La Palestine, et Ghaza en particulier, a été rayée du cahier des charges diplomatiques pour ne pas entraver la circulation de marchandises, de capitaux et d'intérêts. Certains dirigeants arabes ont troqué l'obligation morale de solidarité contre un accès facilité à la scène mondiale. Le silence est devenu rentable. Dans ce souk diplomatique, l'Occident joue le rôle du client puissant : les États-Unis, l'Union européenne et d'autres acteurs majeurs participent à cette mise en scène. On dénonce mollement les violences à Ghaza tout en continuant de financer l'armée israélienne ou de bloquer toute résolution contraignante au Conseil de sécurité de l'ONU. Les votes à l'Assemblée générale sont devenus des rituels symboliques, vidés de portée, pendant que les crimes se poursuivent sur le terrain. Parallèlement, la Chine et la Russie, bien qu'opposées à la domination occidentale, instrumentalisent, elles aussi, la question palestinienne pour défendre leurs propres visions de l'ordre mondial, sans engagement réel à protéger Ghaza. L'Afrique, l'Amérique latine, l'Asie du sud, affichent souvent un soutien rhétorique... mais Ghaza, là encore, reste seule dans sa cage de béton. Ainsi, Ghaza est devenue un jeton d'échange dans les rapports de force géostratégiques. On en parle pour dénoncer un ennemi, pour gagner du crédit politique ou pour détourner l'attention. Mais jamais pour la libérer. C'est le souk des deals internationaux : chacun y vient pour son profit, aucun pour la justice. Les figures centrales dans la diplomatie du souk : entre postures affichées et réalités compromettantes. L'Égypte, pilier historique du dossier palestinien, affiche un rôle de médiateur traditionnel entre le Hamas et Israël. Pourtant, elle participe activement au blocus en verrouillant le passage de Rafah et en détruisant les tunnels de survie. Depuis le renversement de Morsi, le régime d'al-Sissi traite le Hamas comme un ennemi sécuritaire, alimentant l'asphyxie de Ghaza sous couvert de stabilité régionale. L'Arabie Saoudite, autrefois porte-voix diplomatique des Palestiniens avec son Initiative de paix de 2002, a aujourd'hui adopté une posture beaucoup plus discrète. En quête de leadership face à l'Iran, Riyad multiplie les signes de normalisation implicite avec Israël (survols, échanges économiques), reléguant Ghaza au rang de monnaie d'échange dans sa stratégie de rééquilibrage régional. Le Qatar, quant à lui, reste l'un des rares États arabes à financer Ghaza de manière visible : salaires, électricité, aide humanitaire. Il accueille également les dirigeants du Hamas. Mais ce soutien, bien que réel, est conditionné, négocié avec Israël, et fortement inscrit dans une logique d'influence géopolitique douce. Doha utilise Ghaza pour affirmer son autonomie dans le Golfe, entre pragmatisme et symbolisme. Les Émirats arabes unis, en signant les Accords d'Abraham en 2020, ont assumé une normalisation totale avec Israël. Coopération militaire, échanges technologiques, accueil d'entreprises israéliennes : tout y est. Le discours de paix sert de façade à une alliance stratégique où Ghaza ne figure plus que comme un détail gênant, absent des priorités réelles de politique étrangère. La Turquie d'Erdogan manie le verbe fort et le contrat discret. La cause palestinienne devient ainsi pour Ankara un levier rhétorique dans les tribunes, mais un non-sujet dans les zones franches. Malgré ses condamnations publiques des violences à Ghaza, la Turquie continue à commercer massivement avec Israël : en 2022, près de 7/ milliards USD d'échanges ont circulé entre les deux pays un symbole clair: la cause palestinienne est brandie dans les discours, mais ignorée dans les ports. En mai 2024, Ankara a cependant suspendu totalement les échanges commerciaux le volume avait déjà chuté à environ 6,8/ milliards USD en 2023, avant l'arrêt complet des importations et exportations avec Israël. Enfin, le Maroc, présidant symboliquement le comité Al-Qods, a, lui aussi, signé les Accords d'Abraham, obtenant en échange la reconnaissance américaine de sa souveraineté sur le Sahara occidental. Cette contradiction flagrante entre engagement pour Jérusalem et coopération sécuritaire avec Israël illustre une logique d'intérêts assumée. Ghaza, dans cette équation, est marginalisée et politiquement silencieuse. Ghaza, enjeu tactique déconnecté de toute éthique 1. Tous les États mentionnés parlent de Ghaza, aucun n'agit pour Ghaza. - Ils s'en servent comme levier diplomatique, écran de communication ou outil d'équilibre géopolitique. - Aucun n'a posé de ligne rouge claire contre le blocus ou les massacres. 2. La solidarité est conditionnée, géopolitisée, hiérarchisée. - Ghaza est soutenue tant que cela ne remet pas en cause les alliances stratégiques avec Washington ou Tel-Aviv. - L'aide est ponctuelle, souvent symbolique, voire négociée avec Israël lui-même. 3. Le discours est inversement proportionnel à l'engagement. - Plus le discours est moraliste (Turquie, Maroc), plus la réalité est marquée par la normalisation ou la prudence. - Ceux qui aident (Qatar) le font dans un cadre de contrôle, jamais d'émancipation. 4. Une dissonance structurelle entre le mythe arabe de la Palestine et la realpolitik. - Les régimes veulent apparaître proches des peuples (pro-palestiniens) tout en restant alignés sur l'agenda occidental ou israélien. - Ghaza devient un élément de décor utile pour détourner l'attention ou obtenir des contreparties. Ces cas illustrent le fond du problème : les États arabes et musulmans parlent de Ghaza comme d'un étendard, mais l'utilisent comme d'une pièce d'échange. Aucun d'eux, malgré leurs discours moraux, n'a défini Ghaza comme une ligne rouge inviolable. Tous participent, à divers degrés, à sa marginalisation, à son enfermement, à son instrumentalisation. Ghaza est ainsi reléguée au rang de marchandise diplomatique, un objet sacré vidé de son sacré. Le souk continue, les enchères montent, mais les Ghazaouis restent derrière les murs. Dans ce marché régional du silence, de la symbolique et du cynisme, Ghaza est la marchandise la plus chère et la moins protégée. Aucun État arabe n'a défini Ghaza comme intouchable. Tous, à leur manière, participent à son enfermement. Algérie : entre fidélité historique et impuissance structurelle Parmi les pays arabes, l'Algérie demeure l'un des rares à maintenir une posture constante de solidarité politique avec la cause palestinienne, refusant toute normalisation avec Israël. Cette position s'enracine dans une histoire partagée de luttes anticoloniales et dans une mémoire politique où la Palestine incarne une forme de miroir de l'Algérie résistante. Les constantes algériennes : une ligne de principe - L'Algérie n'a jamais reconnu Israël ni entretenu de relations diplomatiques avec lui. - Elle soutient officiellement le Hamas, le Jihad islamique, et l'OLP, sans discrimination idéologique, au nom d'un principe de soutien au peuple palestinien dans son ensemble. - En 2022, le président Tebboune a réuni à Alger les factions palestiniennes dans une tentative de réconciliation, conclue par un accord dit « Déclaration d'Alger ». - Alger plaide régulièrement aux Nations unies pour la protection de Ghaza, et a dénoncé avec vigueur les agressions israéliennes récentes (2023-2024), notamment par la voix de son ministre des Affaires étrangères. Toutefois, l'influence réelle de l'Algérie dans le dossier palestinien reste marginale, pour plusieurs raisons: - Sur le plan diplomatique, Alger est isolée dans un monde arabe de plus en plus aligné sur les États du golfe et Washington. - Sur le plan économique et géopolitique, l'Algérie n'a pas les leviers d'influence suffisants pour peser sur les équilibres régionaux (contrairement au Qatar, à l'Égypte ou à la Turquie). - L'aide concrète à Ghaza reste limitée : quelques convois médicaux, de l'aide d'urgence, mais pas de soutien logistique soutenu ou de projets structurels à long terme. - Sur le plan médiatique, la voix de l'Algérie porte peu dans les grands forums internationaux ; son appareil diplomatique est affaibli par les rivalités régionales et les priorités internes. Contrairement à de nombreux États arabes qui instrumentalisent Ghaza pour vendre leur silence, l'Algérie n'a rien à vendre mais pas non plus de levier pour racheter quoi que ce soit. Sa position est morale, constante, digne, mais impuissante face au rouleau compresseur de la géopolitique. Dans ce souk diplomatique, l'Algérie n'est ni acheteuse ni vendeuse : elle observe et proteste, mais ne pèse pas. C'est un acteur de la mémoire, pas de la décision. Algérie : seule contre tous Au milieu du vacarme des deals, des normalisations et des calculs géopolitiques, l'Algérie reste debout, seule contre tous, arc-boutée sur ses principes, fidèle à son histoire révolutionnaire et refusant de troquer Ghaza contre des intérêts matériels. Elle n'achète pas le silence, elle ne vend pas sa parole. Elle refuse d'entrer dans le souk dans lequel Ghaza est mise en vitrine, marchandée entre États arabes « stabilisés » et puissances cyniques. Mais cette posture-aussi noble qu'isolée - révèle aussi une vérité crue : dans l'ordre international actuel, la morale ne suffit plus. L'Algérie a choisi la dignité. Les autres ont choisi la rentabilité. Et pendant ce temps, Ghaza continue de brûler, seule, elle aussi. L'Algérie reste l'un des rares pays arabes à ne pas avoir trahi Ghaza, mais cette fidélité s'exprime plus par la parole que par l'action stratégique. Dans le souk des deals, elle ne participe pas au commerce, mais elle n'a pas non plus les clés pour en changer les règles. L'Algérie est du côté des principes, mais pas du pouvoir. Les Ghazaouis, invisibles dans leur propre tragédie Dans cette mise en scène internationale où Ghaza est devenue un mot-clé, un slogan ou un symbole monnayé, ceux qui vivent réellement la tragédie sont relégués à l'arrière-plan, voire complètement effacés. Les Ghazaouis ont la voix étouffée ; ne parlent pas dans le souk, ils ne négocient pas, ils ne décident de rien. Ils ne sont que le décor ? Ils sont parlés, traduits, interprétés, instrumentalisés, mais rarement écoutés pour eux-mêmes. Les grandes chaînes arabes ou occidentales préfèrent donner la parole aux diplomates, aux experts, aux ONG mais rarement à l'instituteur de Khan Younes, à la mère de famille de Rafah mutilée , traumatisée, violée et violentée, à l'enfant qui meurent de faim , au médecin débordé de Shifa. Le silence autour des vraies voix ghazaouies n'est pas accidentel : il est structurel. Il reflète une hiérarchie globale de la parole, où la souffrance ne vaut que si elle est méditée, traduite, reformatée selon les codes du nord ou des régimes autoritaires. Ghaza, ce n'est plus un peuple qui parle. C'est une cause que d'autres s'approprient. Tandis que les grandes puissances font circuler les milliards dans les conférences de promesses, Ghaza crève de famine, de chômage, de ruines. Ses marchés locaux au sens propre -ont disparu : les souks de Ghaza City, les vendeurs de légumes de Beit Lahia, les petits métiers de Deir el-Balah ont été pulvérisés par les bombes ou asphyxiés par le blocus. Dans le même temps : - On commercialise des discours sur Ghaza dans les forums et les plateaux télé. - On bâtit des carrières médiatiques sur l'indignation programmée. - On échange Ghaza comme un jeton, mais sans jamais investir dans sa reconstruction durable. Ghaza est devenue un centre symbolique international, mais une périphérie économique absolue. Et pourtant, les Ghazaouis vivent, résistent, écrivent, enseignent, soignent, créent. Ils refusent d'être réduits à leur statut de victime. Des poètes, des rappeurs, des photographes, des institutrices, des ingénieurs reconstruisent leur monde sur les décombres, chaque matin. Mais leur voix ne passe pas. Elle dérange, car elle brise la narration binaire : ils ne sont ni les bons sauvages à sauver, ni les terroristes à abattre. Ils sont des êtres humains, avec une dignité qui dépasse le regard compassionnel ou sécuritaire. Le monde les regarde... mais ne les voit pas. La tragédie de Ghaza n'appartient plus aux Ghazaouis. Elle a été confisquée par des narrateurs extérieurs, des pouvoirs, des intérêts, des caméras. Pendant que les autres parlent de Ghaza, pleurent Ghaza, marchandent Ghaza, les Ghazaouis souffrent Ghaza, survivent Ghaza. Mais ils ne contrôlent plus leur propre histoire. C'est là la violence ultime : être dépouillé jusqu'à sa propre souffrance. 5. Vers une décolonisation du récit sur Ghaza : Est-ce possible ? Si Ghaza est devenue un objet de spéculation diplomatique, de commerce médiatique et de rituels d'indignation, c'est parce que le récit sur Ghaza a été colonisé. Non pas par des armées étrangères cette fois, mais par des discours extérieurs politiques, médiatiques, caritatifs qui parlent à la place des Ghazaouis, souvent sans eux, parfois contre eux. Le défi qui se pose aujourd'hui est donc moins de « parler pour Ghaza » que de rendre Ghaza à elle-même. Sortir Ghaza du souk : rendre la parole, l'espace, la dignité Décoloniser le récit, c'est d'abord décentrer le regard. Ne plus faire de Ghaza un écran où projeter nos postures politiques ou nos indignations morales, mais restituer la parole aux premiers concernés, dans toute leur pluralité : - Donner la priorité aux témoignages directs de Ghazaouis : journalistes locaux, écrivains, cinéastes, activistes, enseignants, survivants. - Soutenir les médias palestiniens indépendants, au lieu de se contenter des grandes agences internationales. - Permettre aux artistes, poètes, photographes Ghazaouis d'occuper l'espace public international, sans médiation ou censure. - Insérer Ghaza dans les espaces académiques, éducatifs, citoyens, comme sujet d'étude, non comme objet d'émotion. La dignité d'un peuple commence par la souveraineté sur son propre récit. Repenser notre rapport à la cause palestinienne Ce changement ne concerne pas que Ghaza. Il exige une transformation profonde de notre rapport collectif à la Palestine. - Moins de spectacles émotionnels où l'on pleure Ghaza sur Instagram puis on passe à autre chose. - Moins de slogans recyclés qui ne changent rien sur le terrain. - Plus d'engagement structurel juridique, politique, éducatif, diplomatique, économique. Cela signifie : - Soutenir les campagnes de boycott ciblé, de pression légale, de plaidoyer international. - Intégrer la Palestine aux curriculums scolaires, aux recherches universitaires, aux luttes transnationales contre les oppressions. - Refuser les discours de normalisation qui effacent la colonisation sous prétexte de paix. « Ce n'est pas Ghaza qui a besoin de notre pitié. C'est nous qui avons besoin de sa clarté.» - écrivait un intellectuel arabe, anonyme, dans un forum censuré. Une décolonisation difficile, mais pas impossible - Ce processus sera long, lent, parfois douloureux. Car il implique de désapprendre, de décentrer nos egos militant, de refuser les raccourcis moraux. - Mais il est urgent. Car tant que Ghaza restera une marchandise dans un souk diplomatique, aucune paix ne sera juste, et aucune solidarité ne sera crédible. - La vraie solidarité avec Ghaza ne consiste pas à parler plus fort que les autres, mais à écouter plus profondément ceux qu'on n'écoute jamais. Conclusion : Ghaza, seule, même parmi les siens Ghaza n'est plus seulement assiégée par l'armée israélienne. Elle l'est aussi par le silence, la diplomatie calculée, la lâcheté stratégique et l'hypocrisie morale de nombreux États de la région. Ce qui devait être une cause sacrée celle d'un peuple privé de terre, de dignité, d'avenir est devenu un produit marchand dans un souk d'intérêts géopolitiques. Les puissances arabes, musulmanes et occidentales en ont fait une pièce d'échange : on troque Ghaza contre des accords de normalisation, des soutiens militaires, des reconnaissances territoriales, ou du prestige international. Chaque État a sa manière de trahir Ghaza : Chaque État trahit Ghaza à sa manière. L'Égypte l'enferme au nom de la sécurité. L'Arabie Saoudite l'oublie au nom du pragmatisme. Le Qatar la finance sans jamais la libérer. Les Émirats, le Maroc et la Turquie l'instrumentalisent dans leurs deals politiques. Tous la brandissent comme étendard, mais aucun ne la défend comme priorité. Tous parlent de Ghaza, aucun n'agit réellement pour Ghaza. Et pendant que les chefs d'État marchandent, les Ghazaouis paient : en sang, en faim, en solitude. L'Algérie : Pas de normalisation, pas de reddition : l'Algérie seule ? Dans ce désert d'abandons, l'Algérie fait figure d'exception. Fidèle à son histoire anticoloniale, à sa doctrine de non-alignement, à sa solidarité active, elle n'a jamais troqué la cause palestinienne contre un siège, un contrat ou une faveur. Mais l'Algérie est seule. Et si Ghaza est seule au monde, c'est aussi parce que les peuples sont souvent plus lucides que leurs dirigeants, et que les voix libres doivent rompre le marché du silence. Il est temps de sortir Ghaza du souk, de rendre la parole aux Ghazaouis, et de refuser d'être complices du spectacle humanitaire. Il est temps de repolitiser la cause, de refonder un front éthique, et de traiter Ghaza non comme une crise humanitaire mais comme une injustice coloniale. Références citées : - Feldman, Ilana (2018). Life Lived in Relief: Humanitarian Predicaments and Palestinian Refugee Politics. University of California Press. - Human Rights Watch (2021). A Threshold Crossed: Israeli Authorities and the Crimes of Apartheid and Persecution. - B'Tselem (2021). A regime of Jewish supremacy from the Jordan River to the Mediterranean Sea: This is apartheid. - Amnesty International (2022). Israel's Apartheid against Palestinians: Cruel System of Domination and Crime against Humanity. - Reuters Institute (2022). How Ghaza Is Covered: Patterns of International Media Attention. - Accord d'Abraham (White House Archive, 2020): normalisation sans exigence palestinienne. - Al Jazeera Investigations (2023). The Price of Silence: Arab States and the Ghaza Crisis. - UN Watch (2023). Voting Records at the UN: The Double Standards on Palestine. - Chomsky, Noam & Pappé, Ilan (2015). On Palestine. Haymarket Books. - Baroud, Ramzy (2021). These Chains Will Be Broken: Palestinian Stories of Struggle and Defiance in Israeli Prisons. - International Crisis Group, «Egypt's Ghaza Dilemma», 2021. - Middle East Eye, «Saudi Arabia and Israel: From Covert Engagement to Normalisation?», 2023. - Al-Shabaka, «Qatar and the Ghaza Strip: Between Humanitarian Relief and Political Leverage», 2022. - The New Arab (2021), «How the UAE abandoned Palestine for normalisation». - Al-Monitor (2023), «Turkey-Israel relations: Normalization amid Ghaza crisis». - Middle East Eye (2023), «Morocco-Israel ties deepen despite Ghaza war». - Déclaration d'Alger, 13 octobre 2022 ; Ministère des Affaires étrangères algérien, communiqués sur Ghaza 2023-2024. - Autocritique admise même au sommet de l'État: plusieurs analystes algériens ont souligné que l'Algérie est « du bon côté de l'Histoire, mais sur les marges du réel » (source : TSA, El Khabar, 2023). *Professeur université de Constantine 2 |
|