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![]() ![]() ![]() Le monde devient multi-polaire... mais avec quelle civilisation ?
par Khaled Chebli* ![]() Alors
que le monde assiste à un basculement historique vers un ordre multipolaire,
une question fondamentale reste suspendue dans l'ombre des équilibres
stratégiques : quelle civilisation portera cette multipolarité naissante ?
Pendant des décennies, la domination occidentale s'est imposée non seulement par la force militaire et l'hégémonie économique, mais aussi et -peut-être surtout- par le monopole sur la définition de ce qui est «universel» : les droits, la démocratie, la modernité, le progrès. Même les institutions multilatérales, prétendument neutres, ont fonctionné comme des extensions normatives de cette centralité occidentale. Or aujourd'hui, si les pôles de puissance économique et militaire se déplacent - vers la Chine, l'Inde, la Russie, l'Afrique et l'Amérique latine - le récit symbolique du monde reste encore largement façonné par les références euro-centrées. Nous sommes donc face à une multipolarité stratégique sans pluralisme civilisateur. Le mirage d'un monde «post-occidental» Les récents sommets des BRICS, la montée de l'Organisation de coopération de Shanghai, ou encore l'appel à une réforme du système de Bretton Woods, laissent croire à l'émergence d'un monde post-occidental. Mais en réalité, ces nouvelles coalitions reproduisent parfois les logiques du modèle dominant, sans remettre en cause ses fondements symboliques : extractivisme économique, centralité des marchés, marginalisation des cultures subalternes. Ainsi, même lorsque des pays du Sud global accèdent à des sphères d'influence, ils le font à travers des langages, des institutions et des référentiels qui ne leur appartiennent pas historiquement. La pluralité sans pluralisme ? On parle alors de «système international multipolaire», mais ce que nous vivons, c'est plutôt une compétition entre élites étatiques pour le contrôle d'un espace mondialisé qui reste ontologiquement structuré par l'Occident. Le pluralisme véritable n'est pas seulement une affaire de pôles géographiques ou de Géo-économie. Il implique une redéfinition des fondements même de l'Ordre international : quels sont les droits fondamentaux ? Quel rapport à la nature, au sacré, à la souveraineté, au vivre-ensemble ? Dans un monde réellement pluriel, il ne s'agirait pas seulement de redistribuer le pouvoir, mais de repenser la légitimité de reconnaître la coexistence de rationalités différentes, de traditions philosophiques et spirituelles diverses, et d'horizons juridiques multiples. L'impensé civilisateur Le débat géopolitique contemporain est orphelin de la question civilisatrice. Il parle en termes de PIB, d'alliances militaires, de transitions numériques... mais il n'interroge pas les finalités du vivre-mondial. Un monde multipolaire sans pluralisme symbolique n'est qu'un désordre multipolaire. Les civilisations non occidentales (arabo-islamiques, africaines, asiatiques, latino-américaines) ont des conceptualisations propres de la dignité, du droit, de la nature, du pouvoir et du destin collectif. Or, ces référentiels restent périphériques dans les discussions globales. Vers une multipolarité véritable : la tâche des intellectuels du Sud Il est urgent pour les penseurs, les juristes, les artistes, les philosophes du Sud de reconquérir leur droit de nommer le monde. Cela suppose : - Une critique de l'universalisme normatif occidental, - Une revalorisation des traditions juridiques locales (le fiqh, le droit coutumier africain, les sagesses andines...), - Un effort de traduction conceptuelle pour faire entrer nos visions du monde dans le débat international. La bataille est donc à la fois politique, culturelle et épistémique. Conclusion : La multipolarité n'est qu'un début Le monde ne sera véritablement multipolaire que s'il devient multi-civilisationnel, multi-épistémique, multi-symbolique. Sinon, nous n'aurons que plusieurs centres qui imitent l'ancien centre sans rupture véritable. Ce serait une transition d'élite, pas une refondation du monde. La tâche de notre temps est de décoloniser l'universel. Cela ne signifie pas le rejeter, mais le pluraliser. Et c'est peut-être depuis les rives du Sud que cette parole neuve peut éclore. *Chercheur universitaire en Droit constitutionnel et affaires parlementaires, membre du Laboratoire de recherche en droit, urbanisme et environnement Faculté de droit, université Badji-Mokhtar, Annaba. |
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