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Décharges sauvages en pied d'immeuble

par Toufik Hedna*

Livrer des logements neufs, c'est bien. Mais livrer un cadre de vie, c'est autre chose. En Algérie, les quartiers sortis de terre se dégradent dès les premières semaines.

Non par incivilité, mais parce qu'aucun cadre n'est prévu pour les usages, les transformations, ou la gestion des abords. Une analyse sobre et urgente du phénomène, à partir du cas de Bouinan.

Dans de nombreux quartiers nouvellement livrés à travers l'Algérie, un phénomène se répète avec régularité : l'apparition rapide de décharges sauvages aux abords des immeubles. Gravats, ordures ménagères, déchets de chantier s'accumulent dès les premières semaines suivant l'emménagement.

Le cas de Bouinan, dans la wilaya de Blida, est exemplaire. À peine les logements occupés, les transformations intérieures commencent. Les déchets sont évacués sans encadrement, dans un vide institutionnel total. En l'absence de dispositifs adaptés, les pratiques informelles s'installent et dégradent l'environnement dès le départ. Ce phénomène révèle un dysfonctionnement structurel/ : une production de logements pensée comme une fin en soi, sans gestion des usages, sans suivi post livraison, sans régulation de l'espace public.

Une dégradation immédiate de l'environnement

Dès la livraison, les abords des immeubles se transforment en points de dépôts informels. Talus, accotements, vides entre blocs deviennent des lieux d'évacuation spontanée pour gravats, ordures ou restes de chantier.

Les premiers déchets proviennent des travaux d'aménagement intérieur réalisés par les habitants. À cela s'ajoutent les ordures ménagères, mal gérées faute de bacs ou de circuit organisé. Enfin, des transporteurs privés viennent eux aussi se débarrasser de leurs matériaux dans ces zones laissées sans surveillance. Cette séquence - aménagement, production de déchets, absence de collecte - se reproduit systématiquement. Les espaces publics se dégradent avant même d'avoir été appropriés. Le phénomène n'est ni ponctuel ni accidentel: il est désormais récurrent et généralisé.

Des logements inachevés sur le plan technique

Les transformations menées par les habitants ne relèvent pas toujours du confort personnel. Elles s'expliquent souvent par les défauts des logements livrés. Finitions bâclées, équipements fragiles, revêtements bas de gamme obligent à intervenir dès l'emménagement.

Les sanitaires sont parfois inutilisables. Les peintures s'écaillent. La menuiserie est mal posée. Les raccordements électriques ou de plomberie présentent des anomalies. Cuisines exigües, pièces mal ventilées, organisation rigide/ : le plan type livré ne répond ni aux attentes, ni aux besoins.

En conséquence, les occupants engagent des travaux correctifs. Mais aucun dispositif n'est prévu pour en gérer les effets/ : pas de benne, pas de local de stockage, pas de service de collecte provisoire. Le chantier se déplace dans l'espace public, sans règle, sans encadrement.

Une culture généralisée de la transformation individuelle

Au-delà des défauts techniques, le réflexe de transformation est culturellement intégré. Le logement livré est perçu comme une enveloppe brute à personnaliser. Le cadre standardisé, conçu en série, ne répond pas à l'image que l'on se fait du « chez soi ».

Modifier, refaire, embellir devient une forme d'appropriation. Installer un faux plafond, changer les revêtements, poser une cuisine personnalisée : autant d'actions valorisées socialement. Elles traduisent un besoin de distinction et d'amélioration symbolique.

Ce comportement individuel se développe en l'absence totale de régulation. Aucun règlement d'usage, aucune coordination entre voisins, aucun appui technique n'est proposé. Chacun agit seul, en dehors de toute logique collective. Les déchets générés s'accumulent aux marges du bâti.

Un vide institutionnel à toutes les étapes

Ce désordre est directement lié à l'absence de gestion post livraison. Une fois les logements remis, les institutions se retirent. Les communes n'interviennent pas. Les directions de l'habitat et de l'environnement restent invisibles. Quant aux offices de gestion, ils ont disparu en Algérie, sans que leur vide ne soit comblé. Il n'existe aucune structure chargée de l'entretien ou de l'organisation des espaces communs, qu'ils soient intérieurs ou extérieurs. Ni cages d'escaliers, ni paliers, ni abords ne relèvent d'une autorité identifiée. L'espace commun est laissé sans statut, sans encadrement, sans responsabilité.

Ce vide ouvre la voie à toutes les dérives : dépôts sauvages, occupations abusives, abandon visible. Les services de propreté sont absents ou débordés, les circuits de traitement inexistants. Dans un espace sans règles, l'illégal devient toléré, puis normalisé. L'espace public est abandonné, sans usage collectif, sans autorité, sans entretien.

Une spirale de dégradation sans retour

Une fois les dépôts installés, le phénomène s'auto-entretient. L'accumulation de déchets entraîne leur banalisation. Les riverains cessent d'utiliser les abords. Le quartier perd sa fonction sociale. L'espace public devient un terrain vague. Cette dégradation altère la perception du quartier, y compris pour les institutions. L'entretien se réduit, les réparations se font attendre. L'APC ne répond plus. Le quartier, pourtant neuf, entre dans un cycle d'abandon. Le sentiment d'indifférence renforce le repli individuel. Le collectif disparaît. Il ne reste que des logiques privées. La décharge sauvage, en apparence secondaire, déclenche une chaîne de dysfonctionnements : perte d'usage, perte de valeur, perte de lien.

Conclusion : un système qui construit et se retire

Ce phénomène n'est pas un accident. Il est la conséquence directe d'un système qui construit, remet les clés... puis se retire. Le chantier n'est pas terminé, mais les habitants sont déjà installés. Les voiries sont souvent réalisées après l'occupation. Les déchets de chantier, tolérés tout au long du processus, restent sur place des mois, voire des années après la livraison. Personne ne revient les enlever. Personne ne rend de compte.

Pourquoi livre-t-on des logements dans cet état ? Pourquoi la question de la qualité n'est-elle jamais sérieusement posée ? Pourquoi continue-t-on à livrer un produit qui oblige les habitants à le refaire, pièce par pièce, dès leur entrée ? Et si cette transformation est devenue une norme culturelle, pourquoi ne pas livrer des logements volontairement « ouverts à l'aménagement », mais organisés, encadrés, équipés pour cela? À l'inverse, si l'on refuse ces modifications, pourquoi aucun cahier des charges n'est imposé? Pourquoi aucune règle ne fixe ce qui est autorisé ou interdit en matière de transformation ? Pourquoi l'urbanisme algérien accepte-t-il tout ce que le bâti subit, sans jamais fixer de limite ? Et surtout : où sont les gestionnaires, les communes, les services de suivi ? Pourquoi ne sont-ils jamais présents juste après la livraison ? Pourquoi ne prennent-ils le problème à bras-le-corps qu'une fois le désordre installé ? Cette absence d'anticipation et de contrôle est au cœur de la dégradation. Tant que ces questions resteront sans réponse, tant que les institutions refuseront de jouer leur rôle après la phase de construction, tant que les projets seront pensés sans usage, sans entretien, sans gestion, alors les décharges sauvages resteront notre première production urbaine.

*Conseiller en Architecture Urbaine