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![]() ![]() ![]() Une école qui pense ou une société qui sombre: l'urgence critique en Algérie
par Lounis Oukaci* ![]() «L'école
peut être un espace de dressage ou un lieu d'émancipation. Tout dépend du choix
que nous faisons». L. Oukaci
Quelle école voulons-nous pour l'Algérie d'aujourd'hui et de demain ? Face à cette question, qui revêt des dimensions politiques, éducatives et civilisationnelles, notre société semble éprouver des difficultés à fournir une réponse claire. Les enjeux qu'ils soient climatiques, géopolitiques, numériques ou identitaires indiquent que le destin d'une nation ne se détermine plus uniquement au sein de ses institutions économiques ou diplomatiques, mais réside principalement dans ses établissements scolaires. Comme l'a déjà souligné Edgar Morin (2000), «la mission première de l'école est de préparer à affronter l'incertitude du monde». Cependant, l'école algérienne, en dépit des efforts significatifs déployés en matière de scolarisation et d'infrastructures, demeure ancrée dans une logique pédagogique issue du passé colonial et du centralisme jacobin qui a prévalu après l'indépendance (Brahimi, 1991 ; Bourdieu & Passeron, 1970). Le modèle dominant est encore celui d'une transmission verticale, autoritaire, dogmatique : l'enseignant comme détenteur du savoir ; l'élève comme récipient à remplir. C'est une école dans laquelle l'on apprend à obéir plus qu'à penser, à répéter plus qu'à interroger, à réussir un examen plus qu'à comprendre un problème. Une école où la pensée critique est confondue avec l'insolence, le doute avec l'instabilité, l'analyse avec le désordre. Comme l'a écrit Paulo Freire dans Pédagogie des opprimés (1974), « une éducation qui ne libère pas, domestique ». Ce modèle, fondé sur la peur de l'erreur, l'obsession du contrôle et le culte de la discipline, n'est pas seulement inadapté au XXIe siècle : il est dangereux. Il fabrique des générations vulnérables au complotisme, à la manipulation idéologique, au fanatisme, ou à l'apathie civique. Il forme des exécutants dociles, mais pas des citoyens capables de délibérer, de douter, de proposer, de créer (Michaud, 2012). Dans une ère dominée par l'intelligence artificielle, les flux d'information massifs, les conflits cognitifs et les guerres culturelles, former à penser est devenu un impératif stratégique. Comme le souligne Martha Nussbaum (2010), «la survie même de la démocratie repose sur la capacité à raisonner de manière critique et à se mettre à la place de l'autre». Aujourd'hui, l'école algérienne prépare davantage à la soumission qu'à la souveraineté intellectuelle. Il est donc urgent non pas seulement de réformer les programmes mais de repenser en profondeur la finalité de l'éducation : voulons-nous des élèves conformes ou conscients ? Des diplômés techniques ou des esprits libres ? Une société disciplinée ou une société pensante ? À cette croisée des chemins, la refondation de l'école n'est pas une option : c'est une nécessité nationale. Une pédagogie du silence et de la répétition : un danger pour la nation Dans la majorité des établissements scolaires algériens, la pédagogie dominante reste verticale, transmissive et autoritaire. L'enseignant est perçu comme l'unique détenteur du savoir, et l'élève comme un simple récipient, censé écouter, mémoriser et restituer sans questionner. Ce modèle hérité à la fois du colonialisme éducatif et du centralisme bureaucratique postindépendance asphyxie la pensée critique. Dans cet univers pédagogique, la parole critique est souvent assimilée à de l'insolence. Le débat, rare ou inexistant, est perçu comme une menace à l'ordre de la classe. Quant à l'erreur, au lieu d'être valorisée comme un levier cognitif essentiel à l'apprentissage (Piaget, 1974 ; Astolfi, 1997), elle est stigmatisée, parfois publiquement, comme une faute à sanctionner. Ce modèle n'est pas seulement inefficace à long terme il est profondément dangereux. Car il produit : des esprits privés de l'habitude de douter, de questionner, de confronter les idées ; des individus démunis face aux discours manipulateurs, qu'ils soient politiques, religieux ou numériques ; des générations incapables d'exercer leur citoyenneté avec lucidité, et donc enclines soit à la soumission aveugle, soit au repli désabusé. En d'autres termes, cette pédagogie du silence et de la répétition ne prépare ni à la liberté ni à la responsabilité, mais à l'obéissance et au conformisme. Des pédagogues comme Paulo Freire, dans Pédagogie des opprimés (1970), ou plus récemment Philippe Meirieu et Jean Houssaye, ont démontré que l'absence de pensée critique à l'école ouvre la voie à toutes les formes de domination. En Algérie, cela signifie aussi un terrain fertile pour les dérives identitaires, le fanatisme religieux ou l'ultra-consumérisme apolitique. Il est urgent de réhabiliter l'erreur, la parole, le débat, le doute, l'expérimentation dans nos classes. Sans cela, nous formons des esprits obéissants, mais vides, dociles, mais fragiles, diplômés mais désorientés. Le paradoxe algérien : une société vive, une école figée Il est frappant de constater le décalage croissant entre la vitalité sociale du peuple algérien et l'immobilisme structurel de son école. DanS un pays où l'on débat passionnément sur les places publiques, sur les réseaux sociaux, dans les cafés, les maisons ou les stades, l'espace scolaire reste figé dans des logiques pédagogiques héritées du siècle dernier : verticalité, autoritarisme, valorisation exclusive de la mémoire, rejet de la parole critique. Ce paradoxe n'est pas anodin. Il révèle une fracture entre une société vivante et un système éducatif figé, qui peine à accompagner, encore moins à anticiper, les mutations intellectuelles, culturelles et politiques du pays. Pourquoi cette inertie ? Parce qu'introduire la pensée critique à l'école, c'est accepter de renoncer au monopole du savoir, de partager l'autorité intellectuelle, de transformer l'élève en sujet pensant. C'est faire le choix d'une école démocratique, dans laquelle les élèves ne se contentent plus d'absorber, mais questionnent, argumentent, délibèrent. Or, la critique fait peur, car elle oblige à ouvrir des espaces d'interprétation, à assumer la pluralité des points de vue, à désacraliser l'infaillibilité du maître. Dans une société encore traversée par les séquelles du colonialisme c'est-à-dire la peur du désordre, de l'instabilité, du morcellement identitaire toute remise en cause de l'autorité est soupçonnée de menacer l'ordre social (Bourdieu & Passeron, 1970/ ; Fanon, 1961). Ainsi, la stabilité est souvent confondue avec l'immobilisme. L'école devient alors le lieu du contrôle social, de la reproduction, de la neutralisation des tensions et non celui de la réflexion critique. Le philosophe Frantz Fanon dénonçait déjà cette « peur du chaos » comme un héritage des structures coloniales autoritaires, qui sacrifiait le débat à la discipline et la lucidité à l'obéissance (Fanon, Les damnés de la terre, 1961). Mais dans un monde fracturé, incertain et multipolaire, maintenir une école qui refuse la critique revient à produire une jeunesse désarmée. Une école sans pensée critique est une fabrique de vulnérabilités intellectuelles et politiques. Loin d'être une menace, la critique est aujourd'hui une condition de la survie collective : elle est le vaccin contre la manipulation, le fanatisme, la désinformation. Et refuser d'enseigner à penser, c'est livrer une génération entière à l'obscurité du prêt-à-penser. La critique n'est pas la subversion Il est urgent de le rappeler : la pensée critique n'est pas une menace pour l'ordre social, mais bien une condition de sa consolidation dans la durée. Ce n'est ni une idéologie, ni une rébellion, ni un luxe académique. C'est une nécessité éducative et démocratique. Une société qui ne sait pas former ses membres à penser par eux-mêmes devient fragile face aux extrémismes, à la manipulation, aux discours populistes ou religieux radicaux, qui prospèrent là où l'on n'a pas appris à interroger, à comparer, à douter. Dans ce sens, Paulo Freire soulignait que l'éducation peut soit reproduire l'oppression, soit initier à la liberté, selon qu'on la pense comme transmission passive ou comme dialogue critique (Freire, 1970). Or, dans une école où l'on confond critique avec insolence, et remise en question avec menace, on étouffe la conscience au lieu de la former. La pensée critique, telle que définie aujourd'hui par les organisations internationales comme l'UNESCO ou l'OCDE, est une compétence clé du XXIe siècle : c'est savoir lire entre les lignes, croiser les sources, distinguer faits et opinions, résister à la désinformation, argumenter sans violence, douter sans sombrer dans le relativisme. En bref, c'est une pédagogie de la lucidité, du discernement, de la responsabilité intellectuelle. Elle n'a rien de subversif, sauf pour ceux qui ont peur du débat ou qui craignent de perdre le monopole de l'interprétation. Car apprendre à penser, c'est se former à vivre en société, dans un monde complexe, incertain, numérique, pluriel. C'est aussi et surtout se préparer à devenir un citoyen actif, lucide, capable de juger, de choisir, de participer sans être asservi. Il ne s'agit donc pas de «/ former des élèves contre la société/ », mais de leur donner les moyens d'y participer en conscience. Comme le résume Michel Tozzi, la pensée critique est l'art de ne pas croire n'importe quoi, n'importe comment, de n'importe qui (Tozzi, 2001). Une urgence politique, pas seulement pédagogique Réformer l'école algérienne pour y intégrer la pensée critique n'est pas un simple ajustement technique du curriculum. C'est une urgence politique, nationale, civilisationnelle. Car aucun projet de développement durable économique, technologique, culturel ou institutionnel ne peut s'épanouir sans citoyens formés à penser par eux-mêmes, capables de juger, de délibérer, de contester avec rigueur, et de construire ensemble des choix collectifs éclairés. La pensée critique est le cœur battant d'une démocratie vivante. Elle ne sert pas qu'à mieux comprendre le monde, elle sert à le transformer de manière responsable. Sans elle, on fabrique non pas des bâtisseurs, mais des exécutants/ ; non pas des citoyens, mais des sujets. Une école sans critique produit une élite technocratique, obéissante, parfois brillante techniquement, mais incapable de remettre en question les logiques injustes, les normes absurdes ou les structures obsolètes. L'Algérie d'aujourd'hui a besoin d'ingénieurs, de médecins, de juristes, de chercheurs, bien sûr. Mais elle a surtout besoin de créateurs, de penseurs, de médiateurs sociaux, d'intellectuels enracinés et engagés. Une société qui avance sans critique avance peut-être plus vite, mais vers l'abîme. Comme le rappelait Edward Saïd, l'intellectuel est celui qui s'efforce d'être une voix de vérité face au pouvoir, non pas au service du pouvoir (Saïd, 1994). Ce qui est en jeu ici, c'est la nature même du contrat social et de l'avenir national. Dans un monde où l'intelligence artificielle menace de remplacer les compétences mécaniques et où l'information est massive, mais souvent biaisée, le seul avantage stratégique d'une nation sera la lucidité collective de ses citoyens. Ne pas faire de la pensée critique une priorité, c'est compromettre la souveraineté intellectuelle et politique du pays. C'est prolonger une école coloniale dans ses formes, même après avoir recouvré l'indépendance politique. C'est, au fond, accepter une indépendance inachevée. Construire une pédagogie critique enracinée Penser une école algérienne ouverte à la pensée critique ne signifie pas importer passivement des modèles éducatifs venus d'ailleurs, mais bien concevoir une pédagogie critique enracinée, c'est-à-dire contextualisée, située, profondément algérienne dans ses références, ses langues, ses imaginaires et ses aspirations. Cette pédagogie ne doit ni rejeter la tradition, ni sacraliser la modernité. Elle doit s'inspirer à la fois d'Ibn Rochd et de Paulo Freire, de la sagesse des anciens et des apports des sciences contemporaines de l'éducation. Elle doit reconnaître la valeur éducative des proverbes kabyles, chaouis, mozabites ou sahariens autant que celle des débats philosophiques modernes, en passant par les récits de Mouloud Mammeri ou de Kateb Yacine, et les approches pédagogiques de Maria Montessori, Célestin Freinet ou Michel Tozzi. Quatre piliers concrets de cette pédagogie critique algérienne 1. Une formation des enseignants repensée en profondeur Il ne suffit pas de dispenser des cours de didactique. Il faut former des éducateurs capables de penser la connaissance, de comprendre l'histoire des savoirs, de maîtriser l'éthique de la discussion, et d'accueillir l'incertitude. Une véritable formation critique des enseignants devrait inclure : - une épistémologie critique : pour questionner la nature, la légitimité et l'histoire des savoirs ; - une formation au débat et à l'argumentation ; - une culture des droits de l'élève et du dialogue éducatif. 2. Des ressources didactiques ouvertes, plurilingues et contextualisées. Le manuel scolaire unique et rigide ne peut suffire à nourrir l'intelligence critique. Il faut : - des textes multiples et croisés (scientifiques, littéraires, philosophiques, poétiques, populaires) ; - des documents visuels, oraux, numériques ; - une ouverture à la pluralité des langues : arabe, amazighe, français, anglais comme richesse cognitive et non comme menace identitaire. 3. Un changement radical du statut de l'élève L'élève ne peut plus être conçu comme un récipient vide. Il est un sujet pensant, un apprenant actif, un partenaire du savoir, non un simple exécutant de consignes. Cela suppose de : - reconnaître le droit à l'erreur comme levier d'apprentissage ; - encourager l'initiative, la parole, le questionnement ; - valoriser les productions personnelles, les projets collaboratifs, la coconstruction du sens. 4. Une revalorisation du dialogue en classe Le cœur de la pensée critique, c'est le dialogue structuré. Cela signifie : - instaurer des ateliers de débat argumenté (comme le propose Michel Tozzi avec la Discussion à Visée Philosophique DVP) ; - pratiquer l'analyse croisée de textes, d'images, de vidéos, d'œuvres d'art ; - ouvrir des espaces de lecture critique de l'actualité ; - développer des pratiques pédagogiques coopératives (Freinet, Vygotski) où l'élève apprend avec et par les autres. Penser demain commence aujourd'hui Dans dix ou vingt ans, l'Algérie sera ce que nous aurons fait de son école. Car demain ne commence ni dans les ministères, ni dans les forums diplomatiques, mais dans les classes d'aujourd'hui. Et ce monde de demain, il est déjà là. Un monde où les intelligences artificielles écrivent, corrigent, traduisent, évaluent. Un monde où l'information circule à la vitesse de la lumière, mais où la vérité devient floue. Un monde où les réseaux sociaux façonnent les émotions collectives, souvent plus que les institutions. Un monde où les guerres ne sont plus seulement militaires, mais aussi numériques, cognitives, symboliques, idéologiques. Un monde où celui qui ne sait pas lire entre les lignes devient esclave des algorithmes. Un monde où les opinions sont massivement influencées par des récits invisibles, des images virales, des biais cognitifs habilement exploités. Un monde où les enfants doivent apprendre à douter intelligemment, à croiser les sources, à débattre sans se haïr, à choisir sans subir. Ce monde-là exige des citoyens lucides, critiques, responsables. Il ne pardonnera pas les pédagogies du silence. La pensée critique n'est pas un luxe. Elle est une condition de survie dans l'univers numérique, un bouclier contre la manipulation, une boussole dans le brouillard idéologique. Former à la critique, c'est former à la liberté dans un monde qui tend à la standardisation des esprits. Il est temps de quitter la pédagogie de l'obéissance celle qui forme à la soumission, au silence, à la crainte de l'erreur pour construire la pédagogie de la conscience, celle qui éveille, qui questionne, qui libère. Oui, la critique peut déranger. Mais l'aveuglement, lui, détruit. L'école algérienne peut choisir de préparer des exécutants pour un monde disparu ou des penseurs pour le monde à venir. Alors, la vraie question n'est plus « faut-il changer l'école ? », mais « oserons-nous former des enfants capables de penser dans un monde incertain ? » Quelle école voulons-nous ? Et surtout : quel peuple voulons-nous devenir ? Références citées : - Bourdieu, P., & Passeron, J.-C. (1970). La reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement. Éditions de Minuit. - Brahimi, M. (1991). L'école algérienne entre tradition et modernitéENAL -Freire, P. (1974). Pédagogie des opprimésÉditions Maspero. - Morin, E. (2000). Les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur. UNESCO. - Nussbaum, M. (2010). Not for Profit: Why Democracy Needs the Humanities. Princeton University Press. - Michaud, O. (2012). Former l'esprit critique à l'école. De Boeck. - Piaget, Jean (1974). L'épistémologie génétique. PUF. - Freire, Paulo (1970). Pédagogie des opprimés. Paris : Maspero. - Meirieu, Philippe (1996). Le choix d'éduquer. Éthique et pédagogie. ESF. - Houssaye, Jean (2000). Le triangle pédagogique. ESF. - Bourdieu, P. & Passeron, J.-C. (1970). La reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement. Paris : Éditions de Minuit. - Fanon, Frantz (1961). Les damnés de la terre. Paris : Maspero. - Freire, Paulo (1970). Pédagogie des opprimés. Paris : Maspero. - UNESCO (2021). Reimagining our futures together: A new social contract for education. Paris : UNESCO. - Freire, Paulo (1970). Pédagogie des opprimés. Paris : Maspero. - Tozzi, Michel (2001). Former à une pensée critique. Lyon : Chronique Sociale. - UNESCO (2021). Reimagining our futures together: A new social contract for education. Paris : UNESCO. - OCDE (2018). The Future of Education and Skills 2030. OECD Publishing. - Said, Edward W. (1994). Representations of the Intellectual. New York : Vintage Books. - UNESCO (2021). Reimagining our futures together : A new social contract for education. - Nussbaum, Martha C. (2010). Not for Profit : Why Democracy Needs the Humanities. Princeton University Press. - Sen, Amartya (1999). Development as Freedom. Oxford University Press. Pour le prix Nobel, le développement ne peut être réduit à la croissance économique/ : il passe par l'expansion des capacités critiques et délibératives des individus. - Freire, Paulo (1970). Pédagogie des opprimés. Paris : Maspero. - Ibn Rochd (Averroès). Discours décisif. XIIe siècle. - Tozzi, Michel (2001). Former à une pensée critique. Lyon : Chronique sociale. - Montessori, Maria (1934). L'enfant. Paris : Desclée de Brouwer. - Vygotski, Lev S. (1978). Mind in Society. Harvard University Press. - Mammeri, Mouloud (1980). La Colline oubliée et L'opium et le bâton * Professeur en Sciences de l'éducation Université Constantine 2 |
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