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Changer Pour Ne Pas Changer: Changement, Transmission Et (Dis)Continuité De L'expérience Sociale

par Derguini Arezki

A quelle culture appartenons-nous ? Nous tenons tous d'une certaine culture qui nous tient plus que nous la tenons. Chacun travaille ou se démène dans une culture déterminée. La culture est faite de partage d'expériences dont l'ensemble travaille et gravite autour d'un centre d'accumulation que constituent un certain nombre d'expériences. Travailler sa culture ce n'est pas s'enfermer dans un certain partage, c'est pouvoir partager avec le plus grand nombre d'expériences sans perdre sa trajectoire, son centre d'accumulation. C'est faire de son expérience une appropriation pertinente du monde. La culture c'est ce qui reste après que l'on ait tout oublié, dit une maxime. A quelle culture appartenons-nous, difficile donc à dire. A quelle culture voulons-nous appartenir, le propos est plus aisé.

Ce qui dure et s'accumule. Il faut changer pour ne pas changer. Car si dans un monde qui change, on ne peut pas ne pas changer, il reste à savoir ce qui persiste de nous dans le changement qui dure, s'accumule et se réinvestit. Ce qui dure, c'est la capacité même du réel à se transformer, d'une société à se transformer, du travail vivant à se réapproprier le travail mort. Le monde change, nous changeons avec lui, il nous prend autrement qu'il n'a pris ceux qui nous avaient précédés, nous le prenons autrement qu'ils ne l'avaient pris. Il sera toujours en nous et nous serons toujours en lui. Il pourrait bien nous vider de nos ressources et nous le vider de ses ressources. Nous nous tiendrons et serons tenus en lui et lui en nous. Probablement bien d'une façon et mal d'une autre. Le monde aujourd'hui maltraite bien des humains et bien des humains le maltraitent. Hier, il était enchanté par le progrès, demain est hanté par la crise climatique.

Il ne s'agit donc pas de faire semblant de changer (pour tromper) ou de changer pour changer, ce qui a plutôt cours et ce à quoi fait plutôt penser l'expression. On se trompe soi-même ou on perd le fil, le sens de son existence. Il s'agit de changer pour retrouver et reprendre les choix qui se sont imposés à ceux qui nous ont précédés, qui s'imposeront à nous quoique l'on fasse, qui pourront être utilisés contre nous si nous les refusons. Il faut reprendre le passé dans nos choix présents afin qu'il en soit fait une force et non une faiblesse. Une partie du monde afro-asiatique est exposé à une stratégie de fragmentation.

Que reste-t-il de nous dans le changement ? Le changement révèle nos choix, la trajectoire que dessinent nos choix. Leur alignement fait notre trajectoire, leur incohérence notre désordre. Fernand Braudel définit la civilisation matérielle comme une série de choix matériels qui caractérise les sociétés, comme une trajectoire historique et matérielle. Ainsi par exemple, le « choix » d'une céréale plutôt qu'une autre, le riz, le blé ou le maïs va entraîner une série de choix distincts, va être le point de départ de trajectoires civilisationnelles différentes.

Il s'agit de changer pour ne pas rompre l'expérience sociale, lui permettre de s'accumuler, lui permettre de croître. Le changement révèle et efface. Il révèle ce qui a été partagé, les choix qui nous définissent. Il déploie des choix qui ont permis et exclu d'autres choix, des bifurcations qui se suivent, se prolongent. Car des existences se chevauchent (les générations) et partagent des choix, des choix autorisés par des choix anciens dont on n'a plus conscience, inscrits à même la vie matérielle, dans lesquels les nouveaux choix doivent s'inscrire. On peut parler de dépendance à une trajectoire comme certaines disciplines scientifiques parlent de dépendance au sentier (path dependence). La trajectoire étant définie par ce qui, de l'interaction continue de la société et de son milieu, dure dans l'histoire et se dépose dans le cours des choses. Il s'agit de changer pour gagner en expérience, en savoir, pour être plus fort dans un cours des choses lui-même renforcé plutôt qu'affaibli.

De l'accumulation

Rappelons d'une part que c'est le savoir, le savoir-être et savoir-faire, que l'expérience accumule, que d'autre part, les habitudes sont des automatisations du savoir accumulé. Les choix anciens de la société sont devenus automatiques, ne relèvent plus de la conscience réfléchie, mais les nouveaux ne peuvent s'inscrire que dans leur mutuelle complémentarité. La société, comme machine sociale, écologique et technique est un système d'habitudes en constante évolution.

En vérité, mieux nous avançons dans le futur, mieux nous nous approprions le monde, mieux nous comprenons, nous nous approprions le passé. Mieux la trajectoire se laisse tracer et paraît sûre d'elle-même.

Nous avons acquis certaines dispositions lors de notre prime éducation. Les dispositions de notre milieu. Un milieu qui doit beaucoup à nos anciens milieux qui ont forgé comme un tempérament où l'amour d'apprendre est bien faible. Pour paraphraser Confucius, notre amour de la bonté est souvent obscurci par la sottise, celui du savoir par la vaine spéculation, celui de l'honnêteté par la naïveté mal dirigée, celui de l'audace par l'insubordination et celui de la rectitude du caractère par l'intransigeance. Et pour faire plus court, notre amour de la vérité fait peu de place à la patience, à l'endurance. Ceci pour ce que nous avons hérité et qui passe dans nos nouvelles conditions, en conséquence, notre amour de la vérité faiblit et notre impatience s'accroit.

Le mythe de la table rase

Dans le nouveau contexte de l'indépendance nationale, nous nous sommes rapidement empressés de combattre la privation et nous sommes empressés d'emprunter au monde les habitudes du nouveau contexte. La discontinuité entre les habitudes des anciennes générations et celles du monde qui nous attendaient était tellement grande. On a parlé de Révolution. On ne pouvait discuter, il fallait rompre. Mais comme du passé on ne peut pas faire table rase, du présent on ne peut pas chasser le passé, le monde et le passé se sont remis à se disputer, dans le meilleur des cas à discuter. Le mythe de la table rase nous a empêchés de penser, d'opposer les contextes et leurs habitudes, de chercher une continuité entre les anciennes et les nouvelles habitudes pour éviter une rupture avec nos aînés, une rupture de l'expérience sociale. Nous n'avions pas le temps de laisser l'ancien se transformer en nouveau. Les jeunes générations se sont portées devant les anciennes le temps d'une Révolution, devenues anciennes, elles se sont gardées de l'aventurisme des nouvelles. Retour de bâton.

D'un point de vue politique, le mythe a quand même été utile un temps. Il a permis à la société de se défaire d'une élite trop attachée au passé, au contexte colonial, et pas suffisamment attachée à l'avenir, au monde des États-nations qui nous attendait. La rupture consommée, le mythe a persisté en se renouvelant. Il a voulu substituer une histoire à une autre, une longue durée à une autre. Il a subsisté comme un voile jeté sur le passé, le passé précolonial. Le présent est ainsi resté coupé du passé, attaché à un contexte et ses habitudes, avant que le voile ne cède devant la quête des racines après que le présent, ayant échoué à trouver l'avenir, se mette à refluer.

Les habitudes postcoloniales ne remplissaient pas leurs promesses, elles n'avaient pas pu s'approprier le monde, l'indépendance politique n'avait pas été suivie de l'indépendance économique. De ne plus pouvoir aller de l'avant, le présent reflua vers le passé, à la quête de ses racines pour ne pas s'étioler et pouvoir repartir à la conquête du monde.

Ainsi en est-il du cours des révolutions qui rejetant d'abord un passé obstruant l'avenir, se met à se désapproprier d'un présent pour se réapproprier un passé, après que le présent se soit mis à obstruer l'avenir. Le présent qui obstrue le passé dans sa quête d'avenir doit changer pour que le passé puisse devenir un nouveau présent, pour que l'accompli puisse s'accomplir à nouveau. Passé, présent et futur sont des découpes abstraites du temps, lui-même découpe du mouvement, de certaines langues. Passé, présent et futur peuvent se penser en d'autres termes. Dans notre cas, en termes d'accompli et d'inaccompli. Un accompli qui doit s'accomplir dans le cours des choses afin que celui-ci puisse poursuivre son cours.

La dépendance au sentier

Changer pour ne pas changer, c'est changer pour rester dans la dépendance de la cohérence des choix antérieurs. Lorsqu'une révolution semble rompre avec le passé, c'est avec un présent qu'elle rompt vraiment et non avec le passé comme longue durée. Une telle rupture peut sortir temporairement la société de son cours de longue durée, peut faire perdre ses marques à une société et l'entraîner dans un profond désordre. Mais elle ne peut pas sortir de la dépendance de ses choix anciens. Elle peut transformer ses habitudes, mais elle ne peut pas les rompre. La question est de savoir ce qu'il se fera de ces choix anciens, de ses anciennes habitudes, et dans quel état ils la porteront, la maintiendront ? En privant le passé de sa quête d'avenir, l'accompli d'un nouveau accomplissement, le présent maintiendra la société dans un état qui n'est plus adapté au monde, l'accompli dans un non-accomplissement, le nouveau sans passé et sans avenir. Dans sa quête d'avenir, le passé se régénérera avec son immersion dans de nouvelles situations, s'actualisera au travers de nouvelles habitudes. Les anciennes habitudes se transformeront, muteront dans de nouvelles sans rompre la continuité de l'expérience sociale, sans sortir du sentier de leur dépendance.

Selon Fernand Braudel, une civilisation matérielle se définit par les choix de longue durée qu'une société opère – souvent de manière inconsciente ou contrainte – dans son rapport au monde matériel. Ces choix, cristallisés sur des siècles, forment une sorte d'ADN civilisationnel. On peut parler à sa suite de civilisations française, allemande ou anglaise, comme les résultantes dynamiques jamais closes des interactions de sociétés et de leur milieu. Leurs différences tiennent moins à des essences qu'à des adaptations divergentes aux défis matériels. La «civilisation française» est pour lui une superposition de strates (romaine, chrétienne, monarchique, révolutionnaire...) où s'enchaîne un certain nombre de choix qui déterminent sa trajectoire.

Imitation et innovation

Les nouvelles générations ont donc imité sans innover faute de pouvoir penser avec les anciennes le changement d'habitudes et de contexte. Innover aurait supposé que l'on définisse le nouveau contexte auquel l'on devait parvenir et les anciennes habitudes pour rechercher les habitudes à établir en mesure d'y conduire. Habitudes à acquérir étant donné nos propres habitudes. Ce que l'on peut faire renvoie nécessairement à nos habitudes et à leur transformation. Imposer un contexte et penser qu'il imposera ses habitudes, c'est faire abstraction des anciennes habitudes, c'est penser que les nouvelles se substitueront tout simplement aux anciennes, c'est ne pas prendre en considération leurs interactions. Et c'est finalement introduire une rupture dans l'expérience sociale.

Mais il est rare que pour la majorité d'entre les nouvelles générations, elles aient pu trouver un certain confort dans les habitudes empruntées qu'auront imposé les institutions du nouveau contexte. Seuls parmi elles ceux qui ont réussi à trouver le contexte approprié à ces habitudes ont pu trouver un certain confort. Certains iront le chercher dans le contexte auquel les habitudes ont été empruntées. Pour les autres, le résultat de l'imitation a été dans leur maturité un constant inconfort du fait du non-appariement des habitudes et du contexte. Ils n'avaient pas les bonnes habitudes, ils avaient des habitudes inadaptées au contexte, le contexte refusait de s'adapter à leurs habitudes.

Pour ne pas changer, il faudrait imiter pour innover. Car les habitudes imitées doivent s'appliquer à un contexte qu'elles ne supposent pas, ne portent pas. Il ne suffit pas de plaquer, d'appliquer des habitudes à un contexte pour le transformer. Car les habitudes sont faites pour un certain contexte, dès lors qu'empruntées elles ne trouvent pas ce contexte, elles engendrent un malaise. On emprunte des habitudes pour engendrer la situation qui leur convienne. Mais elles ne peuvent engendrer ce contexte que si elles s'adaptent au contexte qu'elles veulent transformer, en même temps qu'elles se transforment avec le contexte qu'elles veulent établir. Les nouvelles habitudes doivent sortir des anciennes afin que le nouveau contexte sorte de l'ancien. Situation et habitudes sont solidaires, pour passer d'une situation avec ses habitudes à une autre situation et ses habitudes, la transformation doit être simultanée. Leur ajustement est question d'équilibre, de bien-être du corps social. Il n'est pas politique, il est pratique.

Les habitudes d'une situation occidentale transportées dans une société postcoloniale commencent par créer un certain malaise. Car les habitudes importées ne trouveront pas l'environnement d'origine qu'elles supposent. L'imitation s'est portée sur les habitudes, elle a oublié le contexte dont elles ont été séparées. Et c'est ce malaise qui pousse à l'innovation : pour transformer la situation qui importe des habitudes en situation qui s'incorpore ces habitudes, il faut une transformation simultanée des habitudes et de la situation : transformation des anciennes habitudes en nouvelles habitudes, transformation de l'ancienne situation en nouvelle. Les habitudes sont le résultat d'un fonctionnement dans une situation, c'est l'établissement de cette situation qui peut donner les habitudes qui conviennent au fonctionnement de cette situation, les anciennes habitudes se mettant en quête d'une transformation en mesure de leur permettre de s'approprier la situation désirée.

Les habitudes importées ne doivent pas être le point de départ du processus d'imitation, mais un point d'arrivée probable, probable seulement. Le point de départ ce sont les anciennes habitudes qui veulent s'approprier un nouveau contexte. Elles vont devoir innover pour se l'approprier, c'est dans le processus d'appropriation que situation et habitudes seront produites. Copier les habitudes d'un contexte pour obtenir le contexte, met entre parenthèses le processus d'appropriation. S'attacher à s'approprier une situation dans le monde tel est le but des habitudes.

Nous transformons des situations, par nos habitudes nous nous les approprions et les conformons. Par ces appropriations de situations, nous nous situons dans le monde. Les habitudes importées nous indiquent ce que font, dans leur situation, ceux dont nous les avons importées. Une situation est toujours une situation de situations, une situation dans le monde. Nous ne faisons pas la même chose pour nous approprier deux situations différentes, toujours elles-mêmes situations dans le monde. En important des habitudes, en copiant des habitudes apparentées au contexte que l'on souhaite développer, on s'empêche de s'approprier correctement le monde. On saute par-dessus le processus de fabrication des situations et de leurs habitudes appropriées, on va directement à sa fin supposée, les bonnes habitudes. On suspend le processus de réflexion que pouvait engendrer le malaise occasionné par l'inadéquation des anciennes habitudes au nouveau contexte. C'est au processus d'innovation qu'il revient de déterminer l'appariement du nouveau contexte et des nouvelles habitudes. Nouveau contexte et nouvelles habitudes qui ne peuvent être déterminés à priori. Au terme du processus, de nouvelles habitudes se seront approprié un nouveau contexte, un nouveau contexte aura fabriqué de nouvelles habitudes.

Nous comparons souvent nos fonctionnements à ceux de la France, mais nous ne comparons pas les sites, l'écosystème de ces fonctionnements, nous ne rapportons pas ces fonctionnements à leurs performances. Nous sommes restés dogmatiques par crainte d'instabilité. Parce que nous oublions que ces habitudes portent des croyances, parce que ces croyances nous ne voulons pas les examiner. Les habitudes ne sont pas seulement des automatismes, mais aussi des dispositions auxquelles se mêlent des croyances, des attentes. Nous faisons confiance à des recettes éprouvées ailleurs que nous refusons d'éprouver nous-mêmes. Un fonctionnement transforme son milieu, nous transforme, est-ce un tel fonctionnement et ses effets que nous souhaitions ? Et pour reprendre un tel fonctionnement, nous manquons d'appui, l'appui des croyances.

Appropriation (in)appropriée. Habitudes et situations.

Nous nous approprions le monde, il s'approprie de nous. Il faut changer pour ne pas changer afin que notre appropriation d'un monde qui change puisse rester appropriée, durer et s'améliorer. Nos habitudes ne sont pas des fins, elles ne doivent pas nous importer pour elles-mêmes (Tradition) mais pour la prise qu'elles nous assurent sur le monde. Elles changent pour rester appropriées, pour rester pertinentes et assurer une prise de qualité sur le monde. Dans une appropriation pertinente, de qualité, l'ancien change pour revivre et croître dans le nouveau. Une transmission, une accumulation, une croissance du corps social peuvent avoir lieu. Inappropriées, les habitudes ne peuvent se renouveler, le monde s'approprie de nous, nous fragmente et disperse nos ressources. Nous subissons les situations au lieu de les agir. Nous réagissons aux évènements au lieu de les inspirer.

La pratique rituelle, les habitudes sociales représentent l'héritage culturel d'une société. Il lègue aux nouvelles générations l'appropriation que les anciennes générations ont effectuée de leur situation dans le monde. Il transmet les significations qu'elles donnaient au monde et à leur présence dans le monde. Les nouvelles générations doivent effectuer une appropriation pertinente à la fois de leur monde et de leur héritage. Ceci ne pouvant aller sans cela. La pertinence de leur appropriation dépendra de l'appropriation personnelle de cet héritage par chaque individu (fonction de son interaction avec son environnement particulier dans chaque situation spécifique) et de sa contribution à une appropriation collective pertinente de la situation dans le monde. Un héritage pertinent signifie une appropriation pertinente du monde, sa pertinence autorise une accumulation et une croissance du corps social. Pour paraphraser Karl Marx, on pourrait dire que seule une « accumulation primitive » pertinente pourra permettre l' « élargissement » de l'accumulation.

Par nos habitudes nous nous approprions le monde, lui sommes appropriés. Nous sommes ce que sont nos habitudes. Elles règlent nos actions, nos interactions et transactions, nos appropriations du monde.

Accumulation et dissipation.

Nous devons admettre que nos habitudes sont de nature dissipative plutôt qu'accumulatives. Elles sont inappropriées à la progression du monde et de la société. Ainsi, nous prenons à la nature plus qu'elle ne peut nous donner, plus que nous ne lui donnons, et lui demandons toujours plus de matières et d'énergie. Nos habitudes sont d'un mauvais rapport à la nature. Nous prenons au monde plus de savoir que nous ne lui donnons et que nous ne pouvons conserver. Nos habitudes sont d'un mauvais rapport au savoir. Nous donnons à nos enfants sans leur apprendre à rendre. Nos habitudes manquent de réciprocité. Comment une telle famille, une telle société, un tel monde, peuvent-ils durer ? Dans le désordre, nous donnons sans recevoir, nous recevons sans donner : nous dissipons et nous nous dissipons. Nous ne savons pas être dans ce que nous sommes (situation de situations est la situation que nous sommes, les situations dans lesquelles est notre situation). Nous sommes des habitudes et des situations. Une habitude est un fonctionnement dans une situation. Nous ne sommes pas ce que nous devrions être, un système d'habitudes intelligent ou plus exactement un réseau dynamique d'habitudes partagées.

Nous ne pensons plus ce que nous faisons, nous n'avons pas appris et nous n'avons pas le temps. Les vieilles générations se plaignent des nouvelles, leur mode de vie choque leurs habitudes. Elles ne se rendent pas compte que ces dernières n'ont pas de choix et qu'elles-mêmes ne font que ressentir la trahison de leurs habitudes. Leurs habitudes, elles ne savent pas comment elles pourraient les détacher de leur ancien contexte, comment elles pourraient les transformer pour prendre le nouveau monde. Elles n'ont pas pu préparer les nouvelles générations. Elles n'ont pas pu transmettre ce qu'elles savent du monde et ce qu'il faut en faire.

Les anciennes générations ne pensaient plus leurs habitudes, elles n'en avaient plus le besoin. Les mêmes situations se répétant, les problèmes avaient toujours les mêmes solutions. Les habitudes remettaient toujours de l'ordre dans la situation. Elles avaient oublié la genèse de l'appariement de leurs habitudes à leur situation. Un appariement approprié et pertinent qui en faisait de pleines parties prenantes de la situation. On retrouve l'importance du processus d'habituation et de déshabituation dans la dynamique sociale, dont nous avons souvent parlé à la suite de Bernard Stiegler. Ce rapport cesse d'être approprié et pertinent avec les nouvelles situations. De nouvelles situations dont les anciennes habitudes ne font pas partie, auxquelles elles n'appartiennent pas. Avec l'irruption des premières que les secondes n'ont pas vues naître, qu'elles n'ont pas eu le temps d'apprivoiser, elles ne pourront pas penser la différence de situations, elles ne pourront pas s'interroger sur leur impertinence et la manière de se corriger. La nouvelle situation ne prolonge pas l'ancienne, car elle n'est pas engendrée par l'ancienne, n'est pas l'ancienne devenue plus complexe, plus riche de nouvelles habitudes ; elle lui est complètement extérieure.

Ces nouvelles situations apporteront avec elles de nouvelles habitudes. Pour faire partie de la nouvelle situation de manière appropriée, il faudra que les anciennes habitudes s'approprient les nouvelles. Dans cette appropriation, ce qui s'approprie et ce qui est approprié, le sujet et le complément, ce qui comprend et ce qui est compris peuvent s'inverser. Les anciennes habitudes peuvent s'effacer dans l'exercice des nouvelles.

Mais en s'effaçant, les anciennes habitudes laisseront les nouvelles habitudes « monter » la société. Ces habitudes établiront-elles une certaine harmonie sociale, une expérience partagée ou une disharmonie, une dispersion de la société ? Quelle place dans le monde aura une société qui lui a emprunté ses habitudes et tourne selon elles ? Ces habitudes pourront-elles prendre le monde de manière appropriée et pertinente ?

Les anciennes habitudes n'ayant pas réussi à s'approprier les nouvelles, les nouvelles n'ayant pas réussi à effacer les anciennes, elles peuvent subsister côte à côte dans des interactions dont la dynamique reste à définir.

Le colonialisme a imposé un système d'habitudes « moderne » à un système d'habitudes « traditionnel ». Il a détruit le traditionnel et n'a établi le moderne que sur la population coloniale. Les sciences sociales ont prétendu que la désintégration de l'ancien système, la libération de ses éléments, était nécessaire à la composition du nouveau. Elles n'ont pas envisagé l'inverse même avec la décolonisation. La flèche du temps historique voulait que le progrès ne consiste pas à intégrer le nouveau dans l'ancien, mais la substitution du nouveau à l'ancien. Elles n'ont pas pensé les deux systèmes dans leur complémentaire substitution. Elles ne les ont pas envisagés l'un dans l'autre, les nouvelles habitudes dans l'ancien système d'habitudes, les anciennes habitudes dans le nouveau système d'habitudes, les habitudes travaillant le système et le système les habitudes. Elles ont rompu leur complémentarité avec pour résultat un nouveau système d'habitudes incohérent, incapable de s'établir et de se substituer à l'ancien, une société postcoloniale incapable d'établir son système d'habitudes. Ce qui ne veut pas dire qu'une minorité de la société n'a pas su donner sens aux nouvelles habitudes. Au contraire, sans cela, il aurait été impossible d'entretenir un système social d'habitudes incohérent. La stratégie occidentale de fragmentation du monde non occidental, celle israélienne de fragmentation du monde arabe, s'attachent à rompre ce système d'habitudes sociales incohérent.

Croyances et habitudes.

Comment définit-on une société ? Une tradition ? Un système d'habitudes et de croyances forme une machine sociale perfectible, une tradition vivante. Pour John Dewey[1], les habitudes ne sont pas de simples automatismes, mais des dispositions acquises qui structurent notre manière d'agir et de penser. Les habitudes influencent nos attentes et nos interprétations, nous en attendons des résultats, elles postulent des préhensions. Ce qui conduit à la formation de croyances quant à ce qui est et sera. Dewey définit les croyances comme des conclusions provisoires issues d'une enquête (inquiry), c'est-à-dire d'un processus actif de résolution de problèmes face à une situation indéterminée. Lorsqu'une habitude est perturbée (par un événement inattendu), une réflexion critique émerge, menant à une nouvelle croyance ajustée. Ainsi, les croyances ne sont pas figées : elles évoluent avec l'expérience et l'expérimentation. Les habitudes fournissent une stabilité pratique, tandis que les croyances, issues de l'enquête, permettent une révision des conduites lorsque le contexte change et que les habitudes s'avèrent inappropriées.

Une tradition, entendue comme un corps d'habitudes et de croyances se renouvelle en révisant ses croyances et en adaptant son système d'habitudes aux nouvelles circonstances. Une société sans tradition n'a pas de système d'habitudes. Il n'existe pas de société sans traditions. Une société composite (Paul Pascon[2]) admet plusieurs systèmes d'habitudes, ces systèmes d'habitudes peuvent être antagoniques et complémentaires ou non antagoniques et complémentaires. Un ensemble social sans système d'habitudes complémentaires ne forme pas une société en mesure de diriger sa progression. Les habitudes ont tendance à faire système, elles ont tendance à se compléter, à se substituer, à donner une cohérence au comportement d'une société ou d'un individu. Quand elles se disputent un comportement, si elles ne se complètent pas et ne lui donnent pas un rapport approprié au monde, elles ruinent son sujet. Quand elles se disputent une société sans se compléter, elles la dispersent.

Dans une tradition, on distingue ce qui est attaché à des circonstances de ce qui ne l'est pas. Il y a en elle du permanent et du circonstanciel. Sans qu'il faille considérer que le permanent et le circonstanciel soient étrangers l'un à l'autre. Le permanent est toujours dans le circonstanciel, complètement ou en partie, in et out peut-on dire. In, le permanent change et mute dans le circonstanciel. Il se circonstancie, il mute d'une circonstance à une autre. L'inaccompli est toujours dans l'accompli. Le permanent est l'accompli qui s'éteint avec certaines circonstances, qui subsiste dans l'inaccompli et s'accomplira dans de nouvelles circonstances.

La tradition dépérit quand la transmission échoue parce que le permanent se perd à la suite des différentes mutations que lui impose le changement dans le cours des choses. Il se perd rarement à la suite d'une seule mutation. Mais s'il ne subsiste que dégradé, à la prochaine mutation, il peut poursuivre sa dégradation jusqu'à disparaître. Il ne disparaît pas vraiment, mais va loger dans une strate profonde de l'inconscient collectif.

La transmission d'une tradition est transmission d'un savoir-être et d'un savoir-faire. Dans une transmission réussie, on est dans ce que l'on fait. Ce que l'on fait est fait par ce qui nous dispose, par nos habitudes, par nos croyances qui les mettent en perspective. Nos dispositions procèdent de nos habitudes et croyances, nos habitudes nous disposent à agir d'une certaine façon dans certaines situations. Nos croyances nous disposent à chercher dans la tradition les réponses à des situations où nos habitudes n'apportent pas les bonnes réponses. Par nos habitudes et nos croyances, nous faisons l'expérience du monde. Mais tout ce que nous faisons ne dit pas ce qui nous fait faire, ne dit pas nos habitudes et nos croyances, ne dit pas le monde dans lequel elles s'agitent et qui les agite, il faut y penser, enquêter pour savoir ce que le monde, nos croyances et nos habitudes nous font faire. Il ne faut pas oublier que c'est dans l'expérience du monde que nous fabriquons nos habitudes et nos croyances. C'est dans cette expérience qu'elles vivent, que se forme leur caractère, qu'elles tirent la puissance de leur vie.

Une tradition est prédisposée à accueillir ou à refuser de nouvelles habitudes, à s'adapter ou à péricliter. Elle s'inscrit dans une expérience du monde. Elle se polarise, se rétracte et se répand. Une tradition en butte au colonialisme développera une prédisposition globale à l'égard du colonisateur, favorable ou défavorable, qui répondra à la disposition globale du colonisateur. La tradition chinoise n'a pas souffert de ses conquérants, elle les a conquis. Le conquérant ne pouvait mieux asseoir sa conquête qu'en se soumettant à ses traditions, à son savoir-faire et son savoir-être. Le colonisateur anglais n'aura pas la même disposition globale à l'égard des territoires et populations colonisés que le conquérant français. Il ne tiendra pas à substituer sa tradition à celle du colonisé, mais à l'utiliser. On dira que le colonisateur français a des dispositions universalistes, celui anglais des dispositions différentialistes. Il considère sa tradition, la révolution française, universelle, valable pour toute l'humanité. De ce fait, la société colonisée sera divisée entre une partie tentée par l'universalisme du colonisateur (« nous y aurons aussi notre place ») et une autre partie s'opposant, car reposant sur un autre universalisme, celui de l'islam.

Parce que la tradition est envisagée comme un ensemble de règles immuables, et non comme un réservoir de sagesse pratique à réinterpréter selon les contextes (Chenyang Li[3]), la société postcoloniale sera irréductiblement divisée. Elle fabriquera des ennemis qui poursuivront la guerre coloniale. S'affronteront deux universalismes au lieu que ne s'échangent deux traditions les bonnes pratiques. La société postcoloniale assèchera sa tradition, son réservoir de sagesse pratique, au lieu de l'enrichir des sagesses pratiques du monde.

Agences de socialisation, famille, société et économie.

Le cours de la vie industrielle affecte la tradition par le changement des modes de vie. Des agences interviennent désormais dans la socialisation des individus : l'école, l'entreprise, l'armée. Elles supplantent désormais la famille. La transmission de la tradition ne peut plus être l'œuvre de la seule famille. Mais d'où ces agences peuvent-elles tenir leurs habitudes ? D'elles-mêmes et de la famille. Dans la socialisation, la prééminence est accordée à ces agences qui tendent à configurer la famille selon leur convenance. Elles y réussissent, mais pour produire quelle socialisation ?

De plus, la règle n'est pas générale. A supposer que famille, économie et société constituent des sphères distinctes et différentes. Elles ont des rapports d'inclusion différents. Il y a des familles englobées et déterminées par la société et l'économie et des familles englobant et déterminant l'économie, le politique. Distinction pertinente pour envisager la société capitaliste qui repose sur une division de la société en classes héréditaires. La classe des propriétaires disposant de la décision économique et disputant la décision politique à la classe des non propriétaires.

« Les humains, qui renouvellent chaque jour leur propre vie, se mettent à créer d'autres humains, à se reproduire ; c'est le rapport entre homme et femme, parents et enfants, c'est la famille. Cette famille, qui est au début le seul rapport social, devient par la suite un rapport subalterne [...] lorsque les besoins accrus engendrent de nouveaux rapports sociaux et que l'accroissement de la population engendre de nouveaux besoins »[4].

« La balance des pouvoirs a changé d'équilibre au fur et à mesure que les sociétés se sont étendues en macrostructures et se sont différenciées. La détermination, en dernière instance, selon l'expression marxiste consacrée, est passée du familial au politique, et du politique à l'économique, au fur et à mesure que les sphères extra-familiales affirmaient leur autonomie et leur puissance »[5].

Il y a dans ce point de vue une erreur d'approche quant aux rapports entre la famille, l'économie et la société. Les sphères d'activités ne sont pas étanches et il n'y a pas la famille d'un côté et la société de l'autre, la famille d'un côté et l'économie d'un autre côté. Il y a des familles aux caractéristiques concrètes différentes et des rapports entre familles. Il y a des familles de salariés et des familles de propriétaires.

Dans les familles salariées, il y a des hommes qui n'ont plus besoin de femmes pour le travail domestique, il y a des femmes qui n'ont plus besoin d'enfants pour leur vieil âge. Il y a là une dynamique absolument créatrice de sortie de l'économie domestique pour les salariés au travers d'une demande de formation qualifiante. Relevons qu'avec les populations immigrées auxquelles il faut recourir avec cette dynamique, il y a des familles immigrées concurrentes et des familles non concurrentes. Ce que l'on peut distinguer entre les familles algériennes qui ont recours au regroupement familial et les familles marocaines qui rapatrient leurs capitaux.

La société se compose de familles et d'ensembles de familles. C'est une association de familles et d'individus. La différenciation de la société s'effectue autour de la propriété, celle de la terre tout d'abord. Autour de la terre se différencient les propriétaires et les non propriétaires travailleurs de la terre dans une interdépendance complémentaire (antagonique ou non). En ce sens les propriétaires et les travailleurs forment une grande famille, représentant des rapports entre familles, qui doit s'entendre quant à la production et la distribution du revenu. Autour du travail de la terre et de son appropriation se forment des familles qui coopèrent. Cette coopération ne concerne pas la société directement, mais des familles entretenant des rapports de coopération. Elle concerne un territoire, une région. La société peut cependant être concernée si c'est elle qui délivre les titres de propriété. Si c'est elle qui désigne les familles locales qui seront propriétaires. Des familles étrangères aux affaires locales, appartenant à un autre ensemble de familles, auront alors décidé des familles qui les représenteraient dans la gestion des affaires locales.

En guise de conclusion.

Quelle société imaginer pour demain ? On ne peut pas envisager de nouvelles habitudes sans les anciennes et le contexte dans lequel on veut se projeter.

Les anciennes habitudes ne doivent pas être vues comme des obstacles, elles doivent être considérées comme les moyens de parvenir aux nouvelles. La fin procède des moyens et ne lui est pas extérieure. Les nouvelles doivent compléter les anciennes jusqu'à se substituer à elles. Les croyances sociales n'évoluent pas par rupture comme évolueraient les croyances scientifiques (Thomas Kuhn[6]), elles évoluent par enquête (inquiry), un processus graduel de résolution de problèmes. Dewey défend une continuité de l'expérience, les nouvelles croyances émergent des anciennes par ajustement, comme des reconstructions pragmatiques dans un flux continu[7].

La société dans laquelle il faudra se projeter, la production en particulier, seront largement automatisée. Il reste à savoir si son gouvernement sera confié à des sociétés démocratiques ou à des algorithmes, autrement dit à une minorité de propriétaires. Avec une économie relocalisée permettant aux sociétés de tirer avantage collectif d'une articulation de la technologie et de la société, il est possible de ne pas subir l'automatisation. Cela permettrait en même temps de mieux faire face collectivement à la crise climatique et à une certaines décroissance.

C'est là un scénario qui en prend compte l'inévitabilité d'une certaine automatisation à laquelle pousse de puissantes forces, en même temps que la stratégie de fragmentation à laquelle seront confrontées de nombreuses sociétés postcoloniales. Il faut être dans une stratégie de fragmentation pour dépenser son énergie et son savoir dans le sens du cours des choses et être en mesure de l'infléchir, pour faire ce que d'autres jugent comme une faiblesse une force. Être le devenir que d'autres imaginent pour nous, pour aller au-delà. La société de demain pourrait être technologique et humaine.

Notes :

[1] Human Nature and Conduct (1922) • – Sur les habitudes. Logic: The Theory of Inquiry (1938) – Sur le rôle de l'enquête dans la formation des croyances.

[2] Paul Pascon, « La formation de la société marocaine », Bulletin économique et social du Maroc,ý 197 https://cinumedpub.mmsh.fr/besm/Pdf/120-121-01.pdf

[3] Reshaping Confucianism: A Progressive Inquiry. Oxford University Press. 2024.

[4] Marx & Engels 1982 [1845] L'Idéologie allemande, trad. Gilbert Badia (dir.), Éditions sociales, Paris .Cité par B. Lahire voir ci-dessous.

[5] Bernard Lahire. Les structures fondamentales des sociétés humaines. La Découverte, Paris, 2023.

[6] Kuhn, T. (1962). The Structure of Scientific Revolutions.

[7] Dewey, J. (1938). Logic: The Theory of Inquiry.