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Le monde s'en va-t-en-guerre

par Derguini Arezki

J'ai intitulé mon texte précédent du moudjahid au moudjtahid, et le présent, le monde s'en va-t-en-guerre. Je devrai donc dire ... et du moudjtahid au moudjahid ?

Certainement, car l'un a besoin de l'autre, l'un doit comprendre l'autre sans quoi il ne peut tout simplement pas exister. Car, comment l'un pourrait s'en tirer sans l'autre, notre histoire n'est-elle pas allée de l'un à l'autre ? Certains définissent la modernité politique comme une démilitarisation du politique. On peut en trouver l'illustration dans l'histoire de l'Europe où l'on est passé d'un gouvernement militaire (des princes et des rois, seigneurs de guerre) à un gouvernement civil (le règne de la bourgeoisie). Encore faut-il s'entendre par ce que l'on entend par démilitarisation, cette définition a quelque chose d'unilatéral. Commençons par dire que la place des complexes militaro-industriels ne doit pas être oubliée. Ensuite, observons que nous assistons à une sorte de militarisation du politique à l'échelle mondiale. On peut même dire, étant donné la rivalité systémique de l'Occident et de la Chine, que le cours du monde est sur le point de passer du durcissement de la compétition à la militarisation des rapports de forces. Ainsi, ne faut-il pas isoler Israël du reste du monde. Le monde veut comme aller à la guerre et oublie qu'il a moins souvent évité le piège de Thucydide qu'il n'y est tombé[1]. C'est souvent sa manière de régler des problèmes qui le dépassent, le fruit de ses aveuglements. Alors que les anciennes puissances qui vivaient dans une certaine paix systémique s'agitent, que des guerres limitées affectent le reste du monde et que certaines nations ne peuvent plus soutenir le désordre du monde, tout se passe comme si la guerre menaçait de se propager.

Dans l'article la Tunisie et les déboires de la théorie[2], j'ai soutenu que pour ne pas tomber dans la trappe de la dictature, il fallait rétablir une certaine unité de l'expérience collective, de ses théories et de ses pratiques, de ses élites et de la société. Il faut accepter de mettre à l'épreuve les croyances sociales, les hypothèses de l'expérimentation sociale.

Dans un autre texte, quel avenir pour le retour des processus de militarisation en Afrique ?[3], j'ai abordé la question du processus de différenciation du civil et du militaire. Les sociétés occidentales ont réussi une telle différenciation au départ de la division sociale du travail en constituant les classes de guerriers et de producteurs. Les civils ont été ensuite protégés de la guerre des États par la professionnalisation des armées et le droit humanitaire. La guerre se présentait comme une confrontation entre des armées professionnelles. Elle pouvait s'arrêter une fois qu'elle avait décidé de l'armée victorieuse. Mais dans le cas d'une occupation du territoire de l'armée vaincue, il pouvait arriver que la défaite de celle-ci ne mette pas fin à la guerre, mais relançait le processus de différenciation du civil et du militaire lorsque la classe des producteurs considérait qu'elle n'avait pas seulement changé de classe guerrière pour la protéger, mais voyait son sort s'aggraver. La défaite de l'armée n'était pas acceptée par la société, mais la société finissait par retrouver sa structure de classes.

Dans les sociétés sans classes, la colonisation militaire et les expropriations ont poussé les sociétés colonisées a enclenché un processus de différenciation sociale du civil et du militaire, mais ce processus n'aboutissait pas à la différenciation de classes qui a stabilisé la structure sociale européenne. Elles ont produit des combattants, mais pas une classe de guerriers et une classe de producteurs. Avec les indépendances, le processus de militarisation causée par la guerre ne s'est pas dédoublé d'un processus de civilisation, il a fabriqué une armée professionnelle, mais pas l'armée de professionnels civils qui la supporte, pas les producteurs qui produisent ses armes et son énergie. La différenciation du civil et du militaire est restée confuse, inefficace, elle n'a pas produit de classes complémentaires, la production n'a pas produit les armes de la compétition (les capitaux) et de la guerre.

C'est que le processus de militarisation lui-même était resté superficiel. La guerre de la société contre l'occupation coloniale n'avait pas donné une prise importante de la société sur ses combattants du fait de la politique coloniale qui s'attacha à séparer la résistance militaire de la résistance sociale (déracinement : centres de regroupements, expropriations). L'Algérie n'a pas été le Vietnam, la colonisation de peuplement a été une colonisation radicale et le milieu physique a autorisé un important déracinement social. La politique coloniale a visé explicitement à séparer le civil du militaire. Le processus de militarisation (à l'exemple de la formation de la classe des guerriers en Europe) ne s'accompagna pas d'un processus de civilisation (à l'exemple de la formation de la classe des producteurs en Europe). Le processus de militarisation doit ainsi être considéré simultanément comme un processus de civilisation. Il ne faut pas penser les deux processus séparément, il ne faut pas opposer militarisation et civilisation comme deux processus distincts, comme militarisation et démilitarisation. Le civil est dans le militaire (combat militaire est un combat social : armée populaire) et le militaire est dans le civil (production d'armes). La production d'armes pour la compétition (rappelons que les capitaux sont les armes de la compétition) est aussi production d'armes pour la guerre, la technologie est de nature duale. C'est leur disjonction qui fait leur non-complémentarité, que l'un ne travaille pas pour l'autre. Des armes et une énergie sociale circulent du civil au militaire et du militaire au civil. C'est cette énergie que la puissance doit s'approprier ou casser. Une armée des frontières récupéra le pouvoir politique et consacra la séparation du civil et du militaire au travers d'un processus de modernisation professionnalisation au lieu de reprendre le processus de différenciation sociale, de lui donner cohérence et performance, conscient de la nature duale de la technologie et fort de l'engagement civil et militaire dans la bataille de la production. Une telle différenciation devant avoir pour objet la production simultanée de combattants (civils et militaires) et de leurs armes. La lutte anti-impérialiste n'inventa pas ses armes et ses combattants. On ne croyait pourtant pas que le combat était terminé avec l'indépendance.

Avec la militarisation du politique à l'échelle mondiale, l'absence d'unité (de combat) du civil et du militaire est une condition de la défaite sociale et militaire. Il ne faut pas entendre par unité, une simple unité idéologique, mais une interpénétration réelle, une société mobilisée où tantôt le civil investit fortement le militaire (militarisation du civil) tantôt le militaire investit fortement le civil (civilisation du militaire). La civilisation du militaire n'est pas le fait du civil, elle est le fait du militaire. C'est le militaire qui se civilise. La militarisation du civil n'est pas le fait du militaire, mais du civil. C'est le civil qui se militarise. Dans le cas contraire, civil et militaire se dissocient, s'opposent et ne se complètent pas. L'énergie sociale se dissipe et les capitaux ne circulent pas de l'un à l'autre. Les ressources se dissipent, comme l'illustrent les dictatures qui ne réussissent pas à reconstituer l'unité du civil et du militaire.

L'humanité alterne perpétuellement entre guerre et paix, on sort d'une guerre pour en préparer une autre, le militaire investissant le civil pour transformer le rapport industriel des forces, la défaite militaire préparant la société à une nouvelle guerre, les lois de la guerre la protégeant de l'extermination. Cela de manière générale. « Les États européens et nord-américains qui, pendant des siècles, avaient passé le plus clair de leur temps à mener des guerres entre eux n'imaginent plus de recourir à la force dans leurs relations mutuelles, ils vivent une sorte de paix systémique. » C'est le reste du monde qui est le théâtre de guerres limitées. « Autrement dit, la paix prévaut au niveau du système dans son ensemble, c'est-à-dire entre grandes puissances en général, ainsi qu'entre démocraties occidentales en particulier ; alors que subsistent voire se multiplient des guerres limitées, qu'il s'agisse de guerres d'intervention entreprises par les puissances occidentales face à des États et/ou des régimes tiers ou de guerres aux causes et enjeux classiques à l'échelle locale ou régionale »[4]. Après l'échec de l'Empire chrétien en Europe, l'idée d'Empire se sécularise en gagnant le monde[5]. Il ne s'agit plus de se disputer les ressources de chacun, mais celles du monde. La guerre inter-puissances a gagné le théâtre du monde et la transformation des rapports de force avec l'émergence de nouvelles puissances complique la situation. Il faut faire avec plus d'intermédiaires et les sociétés les moins armées sont les dernières servies.

Notes :

[1] Graham ALLISON. Vers la guerre: L'Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide? Odile Jacob. 2019

[2] Le Quotidien d'Oran des 02 et 04 février 2023.

[3] Le Quotidien d'Oran des 22 et 24 juin 2023.

[4] Dario Battistella. Paix et guerres au XXI° siècle. Sciences Humaines Éditions, 2011.

[5] Mohamad Amer Meziane. Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation. La Découverte, Paris, 2021.