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Cher
ami.
J'ai
lu avec attention ta lettre, bien sûr. Elle m'a touché par sa générosité et sa
lucidité. Etrangement, ton propos est venu conforter ce que j'ai déjà pris
comme décision ces jours, et avec les mêmes arguments. J'y ai surtout retenu
l'expression de ton amitié tendre et complice malgré l'inquiétude.
Je voudrais cependant répondre encore. J'ai longtemps écrit avec le même esprit qui ne s'encombre pas des avis d'autrui quand ils sont dominants. Cela m'a donné une liberté de ton, un style peut-être mais aussi une liberté qui était insolence et irresponsabilité ou audace. Ou même naïveté. Certains aimaient cela, d'autres ne pouvaient l'accepter. J'ai taquiné les radicalités et j'ai essayé de défendre ma liberté face aux clichés dont j'avais horreur. J'ai essayé aussi de penser. Par l'article de presse ou la littérature. Pas seulement parce que je voulais réussir mais aussi parce que j'avais la terreur de vivre une vie sans sens. Le journalisme en Algérie, durant les années dures, m'avait assuré de vivre la métaphore de l'écrit, le mythe de l'expérience. J'ai donc écrit souvent, trop, avec fureur, colère et amusement. J'ai dit ce que je pensais du sort de la femme dans mon pays, de la liberté, de la religion et d'autres grandes questions qui peuvent nous mener à la conscience ou à l'abdication et l'intégrisme. Selon nos buts dans la vie. Sauf qu'aujourd'hui, avec le succès médiatique, j'ai fini par comprendre deux ou trois choses. D'abord que nous vivons désormais une époque de sommations. Si on n'est pas d'un côté, on est de l'autre; le texte sur « Cologne », j'en avais écrit une partie, celle sur la femme, il y a des années. A l'époque, cela n'a fait réagir personne ou si peu. Aujourd'hui, l'époque a changé : des crispassions poussent à interpréter et l'interprétation pousse au procès. J'avais écrit cet article et celui du New York Times début janvier; leur succession dans le temps est donc un accident et pas un acharnement de ma part. J'avais écrit, poussé par la honte et la colère contre les miens, et parce que je vis dans ce pays, dans cette terre. J'y ai dit ma pensée et mon analyse sur un aspect que l'on ne peut cacher sous prétexte de « charité culturelle ». Je suis écrivain et je n'écris pas des thèses d'universitaires. C'est une émotion aussi. Que des universitaires pétitionnent contre moi aujourd'hui, pour ce texte, je trouve cela immoral parce qu'ils ne vivent pas ma chair, ni ma terre et que je trouve illégitime sinon scandaleux que certains me servent le verdict d'islamophobie à partir de la sécurité et des conforts des capitales de l'Occident et ses terrasses. Le tout servi en forme de procès stalinien et avec le préjugé du spécialiste : je sermonne un indigène parce que je parle mieux des intérêts des autres indigènes et post-décolonisés. Et au nom des deux mais avec mon nom. Et cela m'est intolérable comme posture. Je pense que cela reste immoral de m'offrir en pâture à la haine locale sous le verdict d'islamophobie qui sert aujourd'hui aussi d'inquisition. Je pense que c'est honteux de m'accuser de cela en restant bien loin de mon quotidien et celui des miens. L'islam est une belle religion selon l'homme qui la porte, mais j'aime que les religions soient un chemin vers un dieu et qu'y résonnent les pas d'un homme qui marche. Ces pétitionnaires embusqués ne mesurent pas la conséquence de leurs actes et du tribunal sur la vie d'autrui. Cher ami. J'ai compris aussi que l'époque est dure. Comme autrefois, l'écrivain venu du froid, aujourd'hui, l'écrivain venu du monde dit « arabe » est piégé, sommé, poussé dans le dos et repoussé. La surinterprétation le guette et les médias le harcèlent pour conforter qui une vision, qui un rejet et un déni. Le sort de la femme est lié à mon avenir, à l'avenir des miens. Le désir est malade dans nos terres et le corps est encerclé. Cela, on ne peut pas le nier et je dois le dire et le dénoncer. Mais je me retrouve soudainement responsable de ce qui va être lu selon les terres et les airs. Dénoncer la théocratie ambiante chez nous devient un argument d'islamophobe ailleurs. Est-ce ma faute ? En partie. Mais c'est aussi la faute de notre époque, son mal du siècle. C'est ce qui s'est passé pour la tribune sur « Cologne ». Je l'assume mais je me retrouve désolé pour ce à quoi elle peut servir comme déni et refus d'humanité de l'Autre. L'écrivain venu des terres d'Allah se retrouve aujourd'hui au centre de sollicitations médiatiques intolérables. Je n'y peux rien mais je peux m'en soustraire : par la prudence comme je l'ai cru, mais aussi par le silence comme je le choisis désormais. Je vais donc m'occuper de littérature et en cela tu as raison. J'arrête le journalisme sous peu. Je vais aller écouter de arbres ou des cœurs. Lire. Restaurer en moi la confiance et la quiétude. Explorer. Non pas abdiquer, mais aller plus loin que le jeu de vagues et des médias. Je me résous à creuser et non déclamer. J'ai pour ma terre l'affection du déchanté. Un amour secret et fort. Une passion. J'aime les miens et les cieux que j'essaye de déchiffrer dans les livres et avec l'œil la nuit. Je rêve de puissance, de souveraineté pour les miens, de conscience et de partage. Cela me déçoit de ne pas vivre ce rêve. Cela me met en colère ou me pousse au châtiment amoureux. Je ne hais pas les miens, ni l'homme en l'autre. Je n'insulte pas les raisons d'autrui. Mais j'exerce mon droit d'être libre. Ce droit a été mal interprété, sollicité, malmené ou jugé. Aujourd'hui, je veux aussi la liberté de faire autre chose. Mille excuses si j'ai déçu, un moment, ton amitié cher A? Et si je rends publique cette lettre aujourd'hui, avant de t'en parler, c'est parce qu'elle s'adresse aux gens affectueux, de bonne foi comme toi. Et surtout à toi. A Oran. |
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