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La digitalisation de la justice: Un projet généreux mais dangereux

par Kamel Rahmaoui*

« J'aime la règle qui corrige l'émotion . J'aime l'émotion qui corrige la règle ». (Georges Braque. 1912-1948)

Le service public de la justice a su courageusement et durant de très longues décennies résister aux farouches et multiples assauts du néolibéralisme tendant à le privatiser, à l'instar de tous les autres services. Fonction régalienne par excellence, elle semble courber aujourd'hui l'échine devant ses adversaires, la pandémie Covid-19 ayant été savamment exploitée du moment que les nouvelles Technologies de l'information et de la communication (NTIC) ont assuré tant bien que mal, le fonctionnement continu de la justice à distance, occasion rêvée et inattendue pour les chantres du néolibéralisme pour relancer leur projet de privatisation, en faisant miroiter, cette fois-ci, à ceux qui veulent les écouter, les miracles d'une digitalisation, laquelle aura non seulement des répercussions positives sur l'efficacité et la rentabilité de la justice mais aussi et surtout sur l'amélioration de la qualité du service.

Qu'est-ce que la digitalisation de la justice ? Quels sont ses avantages ? En quoi est-elle dangereuse?

C'est à ces pertinentes questions que répond l'auteur de cette contribution, à un moment ou l'E-justice semble séduire de nombreux pays en voie de développement en proie à des difficultés financières et organisationnelles certaines, alors que des puissances productrices de l'outil informatique ont revu leur politique dans ce domaine ultrasensible, et prônent de nos jours la prudence, compte tenu des dangers d'un tel projet lequel comme on le verra n'est pas en mesure de résoudre les problèmes que vit le service public de la justice.

La digitalisation : une réponse aux multiples contraintes auxquelles est confrontée la justice.

La justice, dans de nombreux pays, souffre de maux graves ; les justiciables ainsi que les politiques, la qualifiant de lente, complexe, difficile d'accès, partiale et trop coûteuse. Du coup, la digitalisation est préconisée par le néolibéralisme comme le remède miracle à même de mettre fin à toutes ces souffrances. En effet, ce processus consiste à introduire les technologies digitales dans l'ensemble des services juridiques, c'est-à-dire leur automatisation à tous les niveaux, ce qui répond selon le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) « aux exigences de célérité, de qualité et de recevabilité ». L'E-justice permet donc d'exercer intégralement toutes les activités de la justice en ligne à savoir :

- La mise à disposition des justiciables, gratuitement, de toutes les décisions,

- Le suivi et le déroulement du procès judiciaire,

- L'échange des mémoires ainsi que le dépôt de toute pièce,

- Le paiement des frais,

- L'interrogatoire et les plaidoiries par visioconférence.

La justice sera donc délocalisée vers un monde virtuel où il n'existe ni locaux ni juges et l'Etat n'aura plus besoin de construire des palais de justice, recruter des juges, ou des greffiers.

L'intelligence artificielle, que l'on ne peut dissocier de la digitalisation, permettra de supplanter le juge, car elle est en mesure de rédiger des actes juridiques, voire assurer le règlement d'un différend à l'amiable, préciser le montant des dommages et intérêts, organiser, analyser les documents juridiques et par conséquent alléger les charges du juge de 30% ? Le parquet de Shanghai en Chine n'a-t-il pas mis au point une intelligence capable de remplacer un procureur et prendre une décision tendant à poursuivre la personne visée par la plainte ou à classer l'affaire ?! Le monde est certes en train de vivre une révolution numérique à laquelle n'échappe aucune administration, mais l'individu doit savoir tirer profit des outils numériques tout en prenant en considération les dangers de cette révolution.

La justice numérique : des résultats pervers

Soumis dans de nombreux pays à de fortes pressions politiques, le projet de la digitalisation de la justice a conduit à des résultats pervers qui portent non seulement atteinte aux principes fondamentaux de la justice mais la déshumanise et contribuent à ternir davantage son image de marque.

? L'atteinte aux principes fondamentaux de la justice

L'application rapide et irréfléchie de la digitalisation a eu pour résultat, l'exclusion judiciaire des justiciables, car les politiques, sans doute séduits par la technologie, n'ont accordé aucune importance à la question de la littératie des justiciables, à savoir le nombre exact des ménages connectés à Internet et leurs aptitudes à maîtriser les techniques d'accès à la cyberjustice. Les fonctionnaires ainsi que les avocats se plaignent eux aussi d'une téchnologisation effrénée non accompagnée d'une formation adaptée et continue, d'où la naissance d'une justice à deux vitesses.

? La déshumanisation de la justice

L'unique souci de l'E-justice demeure la productivité des tribunaux, peu importe les spécificités de la mission de justice, laquelle nécessite du temps ainsi qu'un raisonnement juridique, que la machine n'est pas en mesure de fournir, car fondée sur des calculs algorithmiques et dépourvue de toute conscience.

La justice implique un contact humain avec les juges, les avocats et les auxiliaires. C'est cette présence de tous ces êtres humains réunis dans une salle imposante, tant par son architecture que par son mobilier, qui officialise le procès; la cyberjustice quant à elle, délocalise le procès vers un monde virtuel inhumain, glacial et débouche parfois sur des situations comiques. En effet, des prisonniers auditionnés à distance dans un pays européen étaient censés se trouver dans un tribunal de proximité, alors qu'en réalité, ils n'ont pas quitté leurs lieux de détention !

? Des problèmes de sécurité certains

Rappelons de prime à bord que les logiciels ainsi que les applications sont importés par de nombreux Etats et non développés localement, ce qui rend ces pays importateurs, dépendants de leurs fournisseurs, lesquels peuvent au départ concevoir ces outils informatiques pour obtenir des résultats bien déterminés et encourager ainsi la philosophie recherchée par les concepteurs.

Par ailleurs, les risques de piratage des données et d'infection du système par des virus sont réels, ce qui compromet l'efficacité de tout le système et le rend vulnérable. Il ne faut pas perdre de vue que le passage à des applications «webisées » nécessite une connexion Internet à haut débit et fiable, afin d'éviter les coupures dont se plaignent magistrats, avocats, fonctionnaires et justiciables.

Pour conclure : Si aucun esprit censé ne peut ignorer les bienfaits de la cyberjustice, il convient de ne pas omettre que ce projet a pour unique objectif : la privatisation de la justice et la disparition du juge.

Avant de se lancer dans cette aventure, les nations avisées ont jugé utile de s'assurer de son acceptabilité par les parties concernées et de limiter l'E-justice à des domaines très précis tels l'accès rapide aux informations, l'aide au conseil ainsi que l'analyse des documents.



*Docteur en sciences juridiques - Maître de conférences