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![]() ![]() ![]() ![]() Tous cherchent à s'imposer
visuellement. Panneaux, bâches et néons s'accumulent sans règle, jusqu'à rendre
la ville illisible. Une pollution visuelle assumée, dans un chaos urbain où s'afficher
vaut plus qu'exister.
Il faut marcher dans une rue moyenne du pays, prenons n'importe quelle ville, de l'est à l'ouest, pour le comprendre pleinement. Chaque façade commerciale hurle son existence comme si elle craignait l'invisibilité. Le phénomène touche tous les secteurs : commerçants, restaurateurs ; chacun rivalise d'effets tapageurs. Mais le plus surprenant reste peut-être les professions libérales, (médecins, notaires, avocats, architectes...) qui s'affichent désormais comme des fast-foods. Chacun veut marquer son territoire. On installe une bâche géante, on déborde sur la vitrine voisine, on repeint la façade entière sans autorisation. Certains collent des photos de plats, de médicaments, de plans, de bijoux ou de meubles retouchés à l'excès. Le message est simple : je suis là, visible, incontournable. Une véritable jungle urbaine. Des panneaux partout. Des rectangles, des ronds, des ovales, des LED clignotants, des lettres en relief, des slogans douteux. La moindre surface exposée devient support potentiel : on s'affiche, on déborde, on s'impose. S'est devenu une stratégie urbaine. C'est la guerre du « paraître ». Une guerre de façade, au sens littéral. Une façade pour exister ou dominer ! L'enseigne n'est plus un simple repère. C'est devenu un acte de positionnement. On placarde son nom, sa fonction, sa réussite supposée. Ce n'est pas pour informer, c'est pour dominer le trottoir. Plus l'enseigne est grande, plus elle prétend à l'importance. Les supports se multiplient : toits de terrasse, vitrines, clôtures, murs d'angle, enseignes suspendues au-dessus des trottoirs. L'espace n'est plus pensé, il est colonisé. L'enseigne déborde de toutes parts, sans limites ni cohérence. On piétine les règles. On empiète sur les trottoirs. On bouche la vue. On masque l'architecture. Le moindre espace devient un panneau. Il n'y a plus de limite claire entre espace privé et espace public. La rue devient un champ de conquête visuelle. Ce n'est pas l'activité économique qui structure l'espace. C'est l'ego. Le besoin de s'afficher. De surpasser l'autre. Une inflation de visibilité qui finit par rendre la ville illisible. Une prolifération sans contrôle ni conscience La prolifération des enseignes ne répond à aucune logique urbaine. Pourtant, des textes existent. Des cadres réglementaires sont en place. Mais sur le terrain, ils sont méconnus, ignorés ou délibérément contournés. Dans la majorité des communes, personne ne les applique. Et souvent, personne ne les connaît. Dans les APC, rares sont ceux qui savent qu'une enseigne doit faire l'objet d'une autorisation préalable, être conforme à des normes de taille, de placement, de matériaux. On confond urbanisme et bricolage, signalétique et tapage. La rue est laissée à l'improvisation permanente. Il ne s'agit pas d'un manque de lois, mais d'un manque de culture réglementaire. D'absence de suivi. De paresse institutionnelle aussi. Dans bien des cas, les autorités ferment les yeux, ou n'ont tout simplement pas les outils, humains ou techniques, pour encadrer ce qui s'installe chaque jour sur les façades. La conséquence est là : une ville transformée en patchwork incohérent. Chaque enseigne devient un geste individuel posé contre le collectif. Et l'espace public s'efface, colonisé par l'empilement d'intérêts privés. La ville perd son visage Ce désordre signalétique n'est pas sans effet. À force d'accumuler couleurs criardes, formats démesurés et superpositions anarchiques, la ville devient illisible. L'œil ne sait plus où se poser, l'usager plus à qui s'adresser. La façade devient bruit, la rue confusion. Les bâtiments anciens disparaissent sous le plastique. Des balcons dissimulés, fenêtres murées, corniches débordées, détails effacés : on détruit, on recouvre. Une forme douce mais durable de vandalisme. Dans ce vacarme visuel naît une fatigue. Celle du regard, mais aussi celle d'un cadre de vie agressé. Ce n'est pas seulement une affaire d'esthétique, mais de culture urbaine. De respect du cadre commun. Et plus les enseignes s'imposent, plus la ville se dévalorise. Qui peut encore flâner dans une avenue saturée de néons ? Qui admire une façade noyée sous le vinyle ? La ville devient un marché aux couleurs. Un décor saturé de signes, où chacun illumine plus fort, mais où plus personne ne voit. L'espace public recule, fragmenté par les intérêts individuels. Ce qu'il faudrait faire ? Mais qu'on ne fait pas ! Le remède n'est pas impossible. De nombreux pays ont mis en place des chartes locales de signalétique : taille maximale des enseignes, matériaux autorisés, couleurs harmonisées, respect du patrimoine architectural Ces mesures ont redonné à certaines rues une lisibilité, une cohérence, une forme de calme visuel. Chez nous, rien de tout cela. Pas de charte, pas de cadre, pas de vision. L'enseigne pousse où elle veut, comme elle veut. Elle déborde, elle crie, elle s'impose. Et la ville s'efface. Il suffirait pourtant d'un peu de volonté. D'une réglementation claire. D'un urbanisme du regard. De formations pour les commerçants. D'un service technique municipal compétent. D'un architecte-conseil capable de dire non à l'absurde, et oui à la cohérence. Mais tout cela suppose une chose plus profonde : penser la ville. Et penser le bien commun. Pas la vitrine individuelle, pas l'égo sur façade, pas le cri de plus dans le vacarme. Ce qu'il faudrait faire, on le sait. Ce qu'on ne fait pas, c'est justement de prendre la ville au sérieux. Et si on arrêtait un instant ? Il ne s'agit pas d'interdire les enseignes. Il s'agit d'en finir avec leur inflation grotesque. De sortir de cette guerre visuelle qui ne produit que laideur, confusion, et agressivité urbaine. Car une ville, ce n'est pas un panneau publicitaire grandeur nature. C'est un espace à habiter, à regarder, à ressentir. C'est une composition collective. Une forme de beauté partagée. Alors, peut-être faudrait-il commencer par un moratoire. Arrêter. Respirer. Dévisser. Nettoyer les façades. Réfléchir. Et se souvenir qu'une ville, ce n'est pas une addition de vitrines, mais une œuvre commune. À nous de la préserver, avant qu'elle ne devienne définitivement illisible. Il est encore temps de rendre la cité à ses habitants, et les façades à l'intelligence collective. Pour que l'espace public redevienne ce qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être : un bien partagé, lisible, humain. * Conseiller en Architecture Urbaine |
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