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![]() ![]() ![]() Fermeture du passage de Rafah : l'Égypte complice d'un crime contre l'humanité ?
par Khaled Chebli * ![]() «En période de famine,
celui qui ferme la porte à celui qui a faim ne commet pas une faute
diplomatique. Il participe à un crime.»
Depuis octobre 2023, la bande de Gaza endure une tragédie d'ampleur historique. Les bombardements israéliens d'une intensité sans précédent ont réduit en ruines une grande partie des infrastructures civiles : hôpitaux, écoles, réseaux d'eau, d'électricité, silos à grains, voire les cimetières. Le bilan humain dépasse les 70 000 morts, selon les données des autorités sanitaires locales, dont une majorité de femmes et d'enfants. Plus de 75 % de la population est déplacée. Mais au-delà de ces chiffres, une autre forme de violence, plus insidieuse, est en train de ravager Gaza : «la famine organisée», utilisée comme instrument de guerre et de domination. Dans cette stratégie d'asphyxie lente, «la fermeture quasi totale du point de passage de Rafah par les autorités égyptiennes» joue un rôle fondamental. Pourtant, le silence diplomatique autour de cette réalité demeure assourdissant. Ce silence est d'autant plus grave que «le droit international humanitaire qualifie explicitement la famine comme une méthode de guerre prohibée», pouvant constituer un «crime contre l'humanité». Rafah : dernier souffle d'un peuple encerclé Situé à la frontière entre l'Égypte et la bande de Gaza, «le point de passage de Rafah constitue le seul accès vers l'extérieur qui n'est pas sous contrôle direct israélien». C'est aussi «le principal couloir d'acheminement de l'aide humanitaire», le seul lieu permettant l'évacuation des blessés graves et le transit de civils vers des zones plus sûres. Depuis mai 2024, ce passage est resté hermétiquement fermé, à la suite d'une opération militaire israélienne ayant pris le contrôle de la partie gazaouie du poste. Plutôt que de coordonner une ouverture humanitaire sous supervision internationale, «les autorités égyptiennes ont maintenu la fermeture», arguant de raisons de sécurité nationale. Mais cette justification s'effondre dès lors qu'elle «entretient une catastrophe humanitaire» bien documentée par l'OCHA, le PAM et les agences des Nations Unies : «près de 1700 000 personnes vivent actuellement en situation de famine aiguë, selon les dernières analyses IPC. Les décès par malnutrition sont devenus quotidiens. Le droit international est clair : affamer, c'est un crime Contrairement à ce que prétendent certains discours de dépolitisation, «le droit international humanitaire interdit formellement l'usage de la famine contre les civils» .Cette interdiction figure dans «l'article 54 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève de 1977", qui dispose : «Il est interdit d'affamer les civils comme méthode de guerre.» Plus encore, «le Statut de Rome de la Cour pénale internationale», texte fondateur en matière de responsabilité pénale internationale, qualifie à l'article 8(2)(b)(xxv) de crime de guerre : «Le fait d'affamer intentionnellement des civils en les privant de biens indispensables à leur survie.» Mais au-delà de la qualification de crime de guerre, les circonstances actuelles permettent de qualifier les actes commis - ou facilités - comme des crimes contre l'humanité. En effet, l'article 7 du Statut de Rome définit comme crime contre l'humanité tout acte inhumain commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile, y compris : « L'extermination, lorsqu'elle inclut la privation intentionnelle de nourriture ou de médicaments dans le but de faire périr une population. » Il devient donc juridiquement et moralement intenable de dissocier la fermeture prolongée de Rafah de cette dynamique d'extermination lente. L'Égypte peut-elle prétendre à la neutralité ? À première vue, le rôle de l'Égypte pourrait sembler secondaire, voire neutre. Il n'en est rien. En sa qualité d'État souverain, elle dispose d'une maîtrise exclusive sur sa portion du poste de Rafah. Elle a donc la capacité juridique d'ouvrir ce passage pour laisser passer les convois humanitaires, ou d'autoriser l'accueil temporaire des réfugiés et blessés. Le droit international coutumier, notamment tel que codifié par la Commission du droit international (CDI) dans ses articles sur la responsabilité de l'État pour fait internationalement illicite (2001), prévoit qu'un État engage sa responsabilité s'il : «aide ou assiste un autre État dans la commission d'un fait internationalement illicite, en ayant connaissance des circonstances de ce fait. » (article 16) L'Égypte ne peut ignorer les conséquences humaines de son obstruction : elle contribue sciemment à priver une population civile des moyens essentiels à sa survie. Cette contribution, même indirecte, peut constituer une forme de complicité dans un crime international. De plus, les États parties aux Conventions de Genève ont l'obligation non seulement de respecter, mais aussi de faire respecter le droit international humanitaire en toutes circonstances (article 1 commun). L'Égypte, loin de répondre à cette obligation, semble avoir privilégié des considérations sécuritaires ou diplomatiques à courte vue au détriment d'une responsabilité humanitaire immédiate. La famine comme instrument de gouvernance par la terreur Ce qui se joue à Rafah n'est pas un simple malentendu logistique. Il s'agit d'un mécanisme d'enfermement total, d'un système de punition collective, visant à briser la résilience de la population de Gaza. Priver d'eau, de nourriture et de soins une population entière ne relève pas d'un excès de zèle sécuritaire. C'est un mode de gouvernance par la terreur. Ce modèle de contrôle absolu sur les flux humanitaires et les personnes, avec le concours - actif ou passif - d'un État voisin, rappelle des précédents tragiques dans l'histoire contemporaine : le siège de Leningrad, les famines organisées en Biafra ou au Yémen. Dans tous ces cas, le droit a fini par rattraper les responsables, même après des décennies de silence. Le silence des puissances : une complicité par passivité ? Au-delà de l'Égypte, la passivité des puissances occidentales et des institutions internationales face à cette situation aggrave encore la perception d'un droit international à deux vitesses. Là où des interventions humanitaires ont été rapidement organisées ailleurs (Ukraine, Haïti, ...), Gaza semble faire figure d'exception tragique. Or, le silence diplomatique face à une famine délibérée constitue en soi une abdication morale. Il sape les fondements mêmes de l'ordre juridique international et donne carte blanche à des États pour instrumentaliser la souffrance civile à des fins militaires ou politiques. Pour un sursaut juridique et humanitaire Il est urgent d'en finir avec la banalisation de la famine comme arme contemporaine de guerre. Le droit existe. Les normes sont claires. Les responsabilités peuvent être établies. Ce qui manque aujourd'hui, c'est la volonté politique de les appliquer, sans exception, ni calcul. La réouverture immédiate du point de passage de Rafah est un impératif absolu. Elle doit être exigée, obtenue et encadrée par une mission humanitaire internationale neutre et indépendante, avec un mandat clair : sauver des vies, pas faire de la géopolitique. Conclusion : humanité ou complicité Ce qui se passe à Rafah n'est pas un simple échec diplomatique. C'est une ligne rouge franchie dans le droit de la guerre. Face à la famine planifiée, ne rien faire, c'est participer. Chaque jour de fermeture supplémentaire équivaut à des dizaines de morts évitables. À ce stade, l'inaction devient complicité. Il est encore temps d'agir. Mais il faut le faire maintenant. * Chercheur en droit public. Université Badji Mokhtar - Annaba Références juridiques et sources 1. Statut de Rome de la Cour pénale internationale, articles 7, 8, 25, 28. 2. Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, article 54. 3. CDI - Articles sur la responsabilité de l'État pour fait internationalement illicite, 2001. 4. CICR - Commentaire des Conventions de Genève, édition 2020. 5. OCHA - Gaza Situation Reports, avril - juillet 2024. 6. Human Rights Watch, Gaza: Famine Is Setting In, avril 2024. 7. FAO & PAM, IPC Acute Food Insecurity Analysis - Gaza, juin 2024. |
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