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Réveiller la souveraineté historique : d'Augustin à Tighennif

par Abderrezak Bouchama*

L'histoire de notre pays n'a pas commencé en 1830. Des grottes de Tighennif aux écrits de Saint Augustin, des royaumes numides aux voix modernes, les Amazighs ont laissé une empreinte continue. Réveiller la souveraineté historique, c'est renouer avec ce fil rompu et refuser l'effacement. J'en ai eu la preuve un jour, à Los Angeles, en tombant sur un nom familier : Santa Monica. Boulevard mythique, ville balnéaire, plaque tournante de la Californie touristique et culturelle. Mais derrière ce nom, une question me hantait : faisait-on ici référence à Sainte Monique, mère de Saint Augustin notre Augustin ou à une autre sainte catholique plus proche du monde hispanique ? Le doute m'accompagnait depuis des années, jusqu'à une conversation inattendue avec un prêtre américain, lors d'un mariage en France. Je lui pose la question. Il ne sait pas. Et moi non plus, pas vraiment. Cette ignorance partagée m'a poussé à chercher. Je découvre alors qu'une vieille tradition rapporte que des missionnaires espagnols, frappés par une source intermittente près de la côte, l'avaient associée aux larmes de Monique pour la conversion d'Augustin. En hommage, ils auraient nommé l'endroit Santa Monica.

Mais ce que cette Californie ignore — et que nous oublions trop souvent nous-mêmes — c'est que Sainte Monique était amazighe, née à Thagaste (Souk Ahras), au IVe siècle. Et que son fils Augustin, l'un des penseurs les plus influents de la tradition chrétienne, était lui aussi un Africain du Nord. Un homme de notre terre. De notre matrice civilisationnelle.Ce geste symbolique, ce nom posé sur une carte, dit beaucoup. Il illustre comment notre mémoire a été effacée ou délocalisée, jusqu'à disparaître de nos propres récits. Ce n'est pas un oubli passif, c'est une dépossession active.

Quand l'imaginaire colonial réécrit nos visages

Je retrouve cette même logique dans Gladiator II, de Ridley Scott. Le film confie le rôle de Macrinus, empereur romain originaire de Césarée (Cherchell), à Denzel Washington. Un immense acteur, incontestablement. Mais il n'a rien d'un Nord-Africain. Son charisme ne justifie pas qu'on efface nos traits, notre identité, notre ancrage. Qu'un acteur blanc ait été choisi n'aurait rien changé à l'affaire. Ce n'est pas une question de couleur, mais de reconnaissance culturelle. Or, au lieu de s'inspirer des bustes authentiques de Macrinus, Ridley Scott explique s'être appuyé sur un tableau orientaliste du XIXe siècle (Le Bain maure, de Gérôme), représentant deux femmes dans un hammam. On déforme l'histoire à travers le filtre de l'imaginaire colonial. Le réel disparaît derrière l'esthétique. Le fait historique derrière l'exotisme.

On ne nous représente pas. On nous remplace. On ne célèbre pas notre histoire. On la réécrit à distance. Et ce faisant, on efface notre amazighité. Mais le plus violent, c'est quand ce déni vient de chez nous. Quand des intellectuels algériens affirment que l'Algérie « n'était rien » avant 1830. Qu'elle était, selon leurs mots, « une petite chose », sans structure, sans passé.

À cela, nous devons répondre. Non pas par l'indignation, mais par la souveraineté historique.

Une présence humaine ininterrompue

Nous sommes là depuis l'aube de l'Humanité. Ce ne sont pas des mythes. Ce sont des faits :

À Tighennif (Mascara), on a découvert des fossiles humains vieux de 700.000 ans. Ces restes majeurs, appelés Atlanthropusmauritanicus, un homo-erectus, sont aujourd'hui conservés au Musée de l'Homme à Paris. À Afalou Bou Rhummel (Bejaia) on retrouve les plus anciennes sépultures ibéromaurusiennes, preuve d'une continuité humaine structurée. À Bir el-Ater (Tebessa), des vestiges atériens révèlent un outillage préhistorique avancé. Ce que l'archéologie avait longtemps fragmenté, la paléogénétique le confirme/ : les Ibéromaurusiens et les Capsiens (dérivé de Capsa, l'ancien nom latin de Gafsa) qui peuplaient les Hauts Plateaux, sont nos ancêtres directs.

Des noms qui ne nous disent rien, choisis par d'autres, dans une autre langue, comme pour tenir à distance notre propre passé. Pourtant, derrière ces appellations froides se trouvent nos aïeux. Il est temps de décoloniser l'archéologie pour que nous puissions enfin nous reconnaître dans ces fossiles, les nommer avec nos mots, et renouer avec une mémoire qui est la nôtre.

Une civilisation productrice de sens

Nous avons eu des rois : Massinissa, Jugurtha, Macrinus. Des penseurs : Augustin, Tertullien, Donat, Cyprien, Apulée, Arkoun. Des poètes et des écrivains : Mohand ou-Mhand, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Assia Djebar, Taos et Jean Amrouche, Rachid Mimouni, Rachid Boudjedra, Yasmina Khadra…Des noms venus des montagnes, des villes, du désert. Certains écrivaient en tamazight, d'autres en arabe, en anglais, en latin ou en français. Peu importe la langue : ils sont les enfants d'une même terre. Des artistes et des voix : Idir, Cheikh El Hasnaoui, Hasna El Becharia, Amar Ezzahi, Mohamed Tahar Fergani, Blaoui Houari, Djamel Allam, Abdelkader Chaou, Abdelhamid Ababsa, Souad Massi… Qu'ils chantent le chaâbi, le staifi, le chaoui, l'ahallil, l'imzad, ou le malouf, ils portent une mémoire amazighe — même quand elle n'est pas nommée. Car soyons clairs : tous les Algériens sont amazighs. Amazighs de souche, même mêlés par des apports arabes, andalous, ottomans, africains ou européens. L'amazighité n'est pas une langue ou une revendication, c'est un socle civilisationnel.

Rétablir notre récit

Et pourtant, nos fossiles sont à Paris. Nos archives dispersées. Nos figures effacées. Nos ancêtres anonymisés dans les bases de données. Il est temps de se réapproprier l'archéologie, de revendiquer le rapatriement des vestiges, de relier la science à notre mémoire vivante. Quand le pape Léon XIV, de l'ordre des Augustiniens, vient en Algérie pour réhabiliter la Basilique de Saint Augustin à Annaba, il rappelle au monde que cette terre a donné des figures fondatrices à la pensée chrétienne. Mais il rappelle aussi, involontairement, que nous avons laissé d'autres raconter notre histoire. Il ne suffit plus de résister. Il faut reconstruire. Et pour cela, nous devons reprendre la main sur notre mémoire.

Revendiquer notre souveraineté historique

La souveraineté historique, ce n'est pas un slogan. Ce n'est pas un retour vers un passé mythifié. C'est la volonté de redevenir auteur de notre propre récit. Assez d'être les figurants de l'histoire romaine, ottomane, coloniale. Assez de nous voir définis à travers les yeux des autres. Nous avons existé avant Rome, Byzance, l'Islam et la France. Nous sommes là. Et cette histoire est la nôtre. Si nous ne l'écrivons pas nous-mêmes, d'autres continueront de l'écrire, à notre place. Et comme toujours… contre nous.

*Docteur