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Tahri Djillali et le journal qui tremble

par Boumediène Sid Lakhdar

Dans l'édition du Quotidien d'Oran du 29 juillet, j'avais lu un excellent article en évocation rédigé par Tahri Djillali. Il m'avait entraîné vers un passé en madeleine de Proust d'une génération entière. Comme je rédige souvent des chroniques sur la l'évocation de ce passé et de son analyse, l'article m'avait interpellé.

Il n'est absolument pas question de revenir sur ce qui a été écrit tant c'est d'une grande justesse dans sa description comme dans la sensation ressentie pour l'événement qu'il nous propose. C'est juste l'idée de rajouter des éléments qui peuvent compléter le souvenir.

C'est vrai qu'à cette époque les résultats du bac étaient publiés dans la presse régionale. Tahri Djillali nous rappelle cette angoisse d'aller acheter le journal le jour annoncé avec le tremblement de tourner les pages et la terreur de ne pas y lire son nom. Certains le faisaient avec la confrontation froide, pour d'autres on entendait le bruit des feuilles qui s'ouvrent car la terreur est toujours bruyante dans le cerveau.

Je ne sais plus si les résultats étaient publiés par centre d'examen ou par liste alphabétique de tous les lauréats par région. Mais même dans le premier cas, la ville était assez grande pour remplir plusieurs pages.

On ne contrôlait plus le mouvement de la tête qui allait du haut de la page vers le bas pour passer à l'autre. Cinquante ans que j'essaie de comprendre pourquoi repasser toutes les pages, de haut en bas, alors que le nom commence par une lettre dont on devine la place.

La seule réponse que j'ai pu trouver en un demi-siècle est celle de la peur d'affronter brusquement la réalité et de la nécessité de la préparer à l'arrivée ultime du rendez-vous avec le destin. Le pire était que toute la ville pouvait rechercher le nom du rejeton de la voisine avec laquelle on avait un contentieux, du cousin qu'on n'appréciait pas ou du riche prétentieux qui nous lançait à la figure que son fils était prédestiné aux grandes universités du monde.

Et le nom jaillit enfin aux yeux. Croyez-vous que l'angoisse soit terminée ? Oh non, les yeux remontent vers le nom précédent que vous reconnaissez par la composition des deux premières lettres. Puis il redescend en dessous du vôtre pour faire le même contrôle. C'est un phénomène étonnant mais vous aviez besoin de vous rassurer. La lettre au-dessus était bien composée de la même première syllabe et de une ou deux syllabes qui suivent, ouf ! Il n'y avait plus de doute que ce soit celui-là. Plus de doute ? Non, pas du tout.

Pourquoi ? Pour deux raisons, la première est la grande quantité d'homonymes lorsqu'une société, encore plus que d'autres, utilise les noms de métiers, géographiques ou des références religieuses. Il y en a un sacré paquet dans la ville.

Et conséquence pour la seconde raison, les Bou et les Ben en préfixe, il y en a pour peupler plusieurs villages. Il n'y a donc pas d'erreur avec un homonyme, c'était enfin certain. Toute une vie je n'ai cessé de remercier l'agent de la mairie qui avait oublié pour la famille une lettre dans son patronyme, Sid au lieu de Sidi. J'aurais été englouti dans la liste de la population de tous ces villages car s'appeler Sidi n'est pas seulement fréquent, c'est une marque identitaire du pays.

Dans le bureau du sergent recruteur était posé ce journal. Tu as eu ton bac ? Et à notre réponse positive il allait le vérifier sur ce journal. Bon, on t'accorde le sursis militaire m'avait-il dit. Mais ce n'est pas tout, la liste nominative va vous poursuivre tout au long de votre vie. L'angoisse la suit comme le smartphone dans votre main.

Ce n'était pas seulement le journal qui déroulait la liste mais aussi la radio. Imaginez un pauvre élève qui attend son résultat par ce media en pensant que c'était moins angoissant (ou alors divulgué avant le journal, ma mémoire n'est plus exacte sur ce point). Imaginez la très longue litanie des noms qu'il doit subir, aussi longue (pléonasme) que terrifiante. Cette fois-ci ce n'était pas le papier qui tremblait mais le poste transistor collé aux oreilles.

Mais ce n'est jamais fini avec ce cauchemar des listes. Le syndrome de la liste est revenu me hanter. Il n'y avait pas Internet à l'époque du concours du professorat ou très peu développé. Il fallait consulter la liste des résultats sur le minitel. Un véritable supplice chinois comme avec le son et le mouvement du téléscripteur d'autrefois, surtout dans les films.

Chaque ligne se déroulait, lettre par lettre, avec un son crépitant. Et voilà qu'il repart à la ligne et vous attendiez une éternité, car lorsque vous attendez des résultats, c'est toujours une éternité. Pas la peine qu'à la vitesse d'un escargot de vous dire l'état de mes nerfs. Souvenez-vous, mon nom est toujours dans les dernières positions. Quel est ce monstre qui a inventé l'alphabet ?

Tahri a dû attendre la neuvième page du journal pour vérifier si son article avait été publié. Ce n'est pas un rang de hiérarchie ou de qualité mais d'une nécessité éditoriale du classement des rubriques. L'injustice est que les sportifs n'ont pas ce moment de douce fébrilité (car dans ce cas ce n'est vraiment pas l'angoisse de la liste du bac), ils savent que dans de très nombreux journaux dans le monde la rubrique sportive est souvent à la fin du journal. Il y a toujours des VIP qui grillent le temps d'attente de la file.

Voilà mon cher Tahri Djillali ce que nous avons enduré, toi et moi. Mais à cette époque, nous savions que la réussite n'était pas donnée et qu'il fallait aller la rechercher de tout son corps et de son tremblement. Il n'est jamais trop tard pour te féliciter pour ton bac.

En fin de compte, il y aura un jour inévitable où je serai candidat au départ vers le ciel. Et là, il serait injuste que je ne sois pas parmi les derniers avec mon nom se terminant par un S. Que le génie qui a inventé l'alphabet m'excuse d'avoir précédemment porté contre lui des propos injustes.