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Les fermes pilotes semencières : Instruments de souveraineté alimentaire et de décolonisation de notre agriculture

par Mahmoud Chabane*

Il importe tout d'abord de dire que : conserver et stocker les semences est un geste sécuritaire majeur de la plus haute importance. C'est là, une manière de protéger la diversité génétique et de préserver la vitalité de chaque espèce en mettant un terme à la disparition du patrimoine génétique et à la désertisation biologique qui menace non seulement notre pays, mais aussi la planète entière.

Nous savons depuis bien longtemps que pour produire, il faut avoir des semences de qualité génétique performante et un milieu qu'il leur soit favorable. Même si limité par la ressource en eau pour produire et satisfaire les besoins essentiels en produit alimentaires de base, notre pays est nanti naturellement d'un milieu réunissant les conditions idoines pour faire pousser toutes les espèces. Pour s'en convaincre, il suffira aux esprits réfracteurs de faire tout simplement un tour au jardin d'essai du Hamma. Hélas, les semences (végétales et animales), cœur battant du processus de production agricole, sont, hormis celles des blés et orge, importées dans leur quasi-totalité, ce qui met en danger notre agriculture et notre patrimoine génétique, déjà très laminé par la colonisation dévastatrice. Ce n'est un secret pour personne que le marché des semences des cultures stratégiques, détenu par une poignée de multinationales (5 firmes en détiennent 50%), est utilisé par ces dernières pour imposer leur domination et soumettre tout un secteur vital de l'économie mondiale, principalement celui de l'alimentaire utilisé comme une arme, à leurs diktats. Pour ce faire, des multinationales comme Monsanto, Syngenta, Limagrain? se sont accaparées de milliers de variétés paysannes de nombreux pays, y compris le nôtre.

Elles se sont accaparées de ce bien commun après l'avoir breveté et disposent maintenant de puissants réseaux de fidèles et d'obligés importateurs bien formatés. Ces derniers jouent le rôle de « comptoirs coloniaux » des temps anciens pour écouler leurs marchandises au détriment des productions nationales et des trésors publics. Ce hold-up des multinationales met en péril la souveraineté alimentaire de bon nombre de pays menacés aujourd'hui par la famine. La guerre des semences stratégiques est déjà là ! Sommes-nous suffisamment préparés pour y faire face ?

CONTEXTE DE CRÉATION DES FERMES PILOTES SEMENCIÈRES

Dès notre indépendance, le cap fixé par les pouvoirs publics en responsabilité soucieux de repenser notre agriculture dévastée par la colonisation, en vue de l'orienter vers la satisfaction des besoins essentiels de la population en produits agricoles, avaient mis en place un réseau de multiplicateurs de semences constitué principalement des domaines agricoles socialistes (DAS) et d'agriculteurs du secteur privé, encadrés par les instituts techniques spécialisés. Notre agriculture arrivait, bon an mal an, à produire l'essentiel des semences stratégiques qu'induisait le plan de production national.

Cependant, le changement de cap opéré dès le début des années 1980 par les décideurs en responsabilité qui a conduit au démantèlement des Domaines Agricoles Socialistes, opéré en application de la loi 87.19 du 08 décembre 1987 portant mode d'exploitation des terres agricoles du domaine national?, a fait que la mission stratégique de producteurs de semences fut quasiment abandonnée. Cette opération a laissé place à des importateurs de semences peu scrupuleux, insatiables? qui inondent le marché en semences agricoles importées au détriment de notre production nationale de semences autochtones. Il faut dire que les précurseurs de cette entreprise de destruction du capital génétique autochtone (végétal et animal), et son remplacement par des espèces et variétés importées, fut largement entamée par les colonisateurs? leurs prédécesseurs ! Alors, pour anticiper les conséquences prévisibles induites par le démantèlement des DAS, les pouvoirs publics en responsabilité avaient mis en place un réseau conséquent de fermes pilotes semencières avec pour missions de :

- élaborer un plan de culture orienté vers la valorisation optimale des potentialités agronomiques et hydriques que recèle l'exploitation axé prioritairement sur la multiplication et la production de semences (animales et végétales) de qualité répondant aux standards en vigueur définis par les instituts spécialisés ;

- rayonner sur leur zone d'implantation en étant exemplaire en termes de gestion, de conduite des cultures ou des élevages, de conduite de programme d'optimisation de l'exploitation des potentialités méconnues, insoupçonnées. En un mot, être pilote ;

- servir d'interface pour les producteurs de zone d'implantation de la ferme pilote et les différents intervenants institutionnels (services techniques, instituts scientifiques et techniques...), pour identifier, analyser et solutionner les problèmes de différentes natures (agronomiques, économiques, sociologiques,?) que rencontrent les agriculteurs ;

- réaliser sous la supervision des instituts techniques spécialisés, des parcelles de démonstration et accueillir des journées vulgarisation et de formations continues des producteurs et de l'encadrement de base, ainsi que des regroupements périodiques conjoncturels et/ou liés aux itinéraires techniques ;

- jouer le rôle d'acteur économique créateur d'emplois (maitrise et main-d'œuvre qualifiée) participant activement au développement de la zone d'impact.

Cependant, les Fermes Pilotes Semencières créées dès la fin des années quatre-vingt n'ont pas produit les résultats escomptés, affirmation corroborée, s'il en est besoin par le constat sans appel fait par le conseil des ministres, et ce pour les raisons essentielles suivantes :

a)- elles n'ont pas été mises en situation de remplir les missions et rôles qui ont motivé leur création ;

b)- durant la décennie noire qui a semé la désolation et le chaos à travers le pays, l'opération de mise à niveau par la dotation en moyens (encadrement, matériels, investissements?) engagée par le ministère de l'Agriculture et entamée dès l'installation des premières Fermes Pilotes Semencières fut abandonnée ;

c)- les modifications successives apportées par le propriétaire (l'État) au statut régissant les missions, attributions, fonctionnement et gestion des Fermes Pilotes Semencières, en vue de le mettre en phase avec les orientations des décideurs en responsabilité, avaient dévié ces dernières de leurs missions et confiné durant de longues années, les organes de gestion dans le traitement des affaires courantes ;

d)- l'orientation du propriétaire (l'État) visant à conclure un partenariat avec le privé a installé durablement des Fermes Pilotes dans l'attentisme et la débrouille pour garantir les fins de mois, peu importe les moyens, délaissant de ce fait les missions qui ont fait leur raison d'être. Cet état de fait avait conduit inexorablement, un nombre non négligeable de Fermes Pilotes Semencières en attente d'un partenaire, à devenir des « mères porteuses » pour une faune de spéculateurs alléchées par le seul profit.

LA FERME PILOTE SEMENCIÈRE : INSTRUMRNT DE SOUVERAINETÉ

Le quotidien l'Expression dans son édition du 15.05.2023 rapporte je cite : « le Conseil des ministres a ouvert le dossier des fermes pilotes dont l'organisation actuelle ne répond pas aux attentes de l'Etat. Les résultats décevants de ces établissements publics obligent à changer de cap dans leur gestion, voire même leur statut... Le chef de l'État préconise de faire des fermes pilotes des pépinières orientées principalement pour sauvegarder et développer les richesses animale et végétale. Ces fermes doivent être les locomotives de la recherche et du développement dans le secteur agricole. Ce seront le bras armé scientifique et économique de l'agriculture nationale ».

À l'évidence, cette importante orientation du chef de l'État qui sonne la fin de la gabegie et du détournement de vocation et d'objet dont ont fait l'objet ces fermes pilotes semencières pendant une quarantaine d'années, ne peut être que favorablement accueillie par tout patriote soucieux de voir réaliser notre indépendance alimentaire. Cependant, ce redressement de cap tant attendu porteur d'espoir et de soulagement commande de rester vigilant face à des esprits malveillants qu'il convient de désigner sans exagération aucune, par l'appellation bien de chez nous, de « soussa el madsoussa » (insecte nuisible xylophage qui ronge de l'intérieur le tronc des arbres). Hélas, derrière ce bilan qui en dit long sur le bourbier dans lequel pataugent ces établissements publics stratégiques, il y a, évidemment, des individus nommés par erreur et maintenus par oubli (au point de s'enraciner solidement), à leur tête, beaucoup plus préoccupés par les avantages liés aux postes que par la réalisation des objectifs clairement définis ; produire des semences,? tout simplement !

À considérer cette question avec le plus grand sérieux, il va sans dire que le sort réservé aux 29 variétés autochtones de blé dur existantes déjà en 1930, bien adaptées au terroir, aux Fermes Pilotes Semencières créées pour jouer le rôle de pivot dans le processus de production de semences (végétales et animales) indispensables pour produire notre alimentation essentielle, et aux résultats des travaux de recherche, inspire cette crainte et incite à la réflexion et la vigilance. La réhabilitation de toutes les Fermes Pilotes Semencières, y compris celles exploitées en partenariat, conformément aux orientations de M. le Chef de l'État, en vue de leur faire jouer nécessairement les missions sus-rappelées, doit porter nécessairement sur :

A)- le retour au statut initial d'Enterprise Publique Industrielle et Commerciale (EPIC) dotée d'un Conseil scientifique et technique, et d'organes de gestion. Le remplacement de la tutelle administrative actuelle, trop directive et pesante, qui a montré ses limites (elle est juge et partie), par un conseil scientifique et technique investi de la mission suivante :

a)- tout mettre en œuvre pour exploiter de manière rationnelle les potentialités que recèle chaque ferme, promouvoir et piloter le programme production de semences dans la zone d'implantation ;

b)- assister scientifiquement et techniquement la ferme pilote et les multiplicateurs de semences dans la recherche de solutions agronomiques aux problèmes rencontrés pour jouer pleinement leurs rôles respectifs ;

c)- servir d'interface entre les laboratoires de recherches agronomiques et les producteurs de semences.

d)-aider ces laboratoires, actuellement circonscrits, à leur corps défendant, à trouver au niveau des Fermes Pilotes Semencières les moyens nécessaires pour développer leurs projets et semer le progrès.

B)- la mise à niveau des moyens humains (encadrement et maîtrise), matériels et équipements spécialisés à mutualiser,? dimensionnés de manière à répondre dans des délais convenus aux besoins des multiplicateurs contractuels.

C)- un travail de terrain visant à identifier, sensibiliser et démarcher les potentiels multiplicateurs en vue de conclure des contrats de production de semences. Autrement dit, la ferme pilote ne doit plus se limiter à son propre périmètre. Elle doit s'ériger en acteur pivot de la production de semence, et à ce titre : assister, orienter et encadrer les multiplicateurs de sa zone d'influence et d'intervention.

MESURES D'ACCOMPAGNEMENT COMPLÉMENTAIRES:

À la lumière de ce qui précède, il est permis d'affirmer et de soutenir que le règlement définitif de l'approvisionnement en semences des producteurs qui relève tout simplement du bon sens? paysan, est à notre portée. Un paysan sait que pour récolter il doit semer, et pour semer, il ne doit compter que sur sa réserve de semences. Pour atteindre les objectifs et améliorer le niveau d'efficience attendu du programme de réhabilitation des Fermes Pilotes Semencières dont il est question, il est nécessaire de mettre en place des mesures d'accompagnement complémentaires suivantes :

1)- Décréter d'intérêt national la filière (du laboratoire à l'assiette en passant par la banque de semences) production et commercialisation de semences des espèces stratégiques.

2)- Elaborer et mettre en œuvre sans tarder le plan national production de semences.

3)-Actionner les leviers dont disposent les pouvoirs publics, en l'occurrence l'eau, la terre, la réglementation, le financement, la recherche agronomique et l'assistance technique, pour amener les multiplicateurs à adhérer et à être partie prenante de ce plan d'intérêt national.

4)-Revoir en profondeur la réglementation en vigueur régissant l'entrée sur le territoire national des semences et plants, interdire les importations de matériel végétal produit et ou susceptible d'être produit localement, et proscrire toute importation de matériel végétal génétiquement modifié (OGM) et/ou hybride.

5)- Créer un organisme spécialisé et autonome, avec un statut d'EPIC (peut porter l'appellation de banque semencière) chargé du développement de la filière semences, missionné par les pouvoirs publics et jouer le rôle de chef d'orchestre dans la mise en œuvre et la réalisation d'un plan national semences. Il aura à ce titre la tâche d'organiser, de coordonner, de créer les synergies nécessaires, de contrôler et animer les actions des différents acteurs économiques, techniques, sociaux, intervenant au titre de ce plan suivant des règles et des procédures transparentes dûment convenues et arrêtées opposables à tous. Il veillera à la mise en place d'un système de suivi-évaluation et d'assistance technique assurés par un personnel formé pour prendre en charge les préoccupations des producteurs de semences (Fermes Pilotes Semencière, privés, autres), semer le progrès technique et éviter tout gaspillage. Les missions de production, de traitement et de conditionnement de semences céréalières, assurées par l'OAIC, doivent être transférées, selon des modalités à arrêter à cet organisme.

6)-Convoquer les états généraux de la recherche agronomique pour faire l'état des lieux du secteur semencier, fixer les perspectives et organiser une synergie entre la recherche agronomique et les multiplicateurs de semences impliqués dans la réalisation des objectifs stratégiques définis et arrêtés par le plan national semences.

CONCLUSION :

Cette bataille est à la portée de notre pays pourvu qu'elle soit à nouveau déclarée sans ambages, cause nationale et que les leviers dont disposent les décideurs en responsabilité soient utilisés à bon escient pour gagner cette fois-ci le pari du recouvrement de cette indépendance ô combien vitale.

Toutefois, il convient de ne pas perdre de vue que l'histoire nous enseigne que même des œuvres conçues par des savants et autres inventeurs et bâtisseurs progressistes, mus par la seule intention d'œuvrer pour le bien-être de la société et de la planète, la pérennisation de la vie sur notre terre, sont détournées par de monstrueux malfaisants à leur profit dans le seul but de détruire, dominer, posséder? Et les exemples de détournement d'objectifs d'œuvres de cette nature sont légion. Hélas !

Si j'ai tenu à souligner de prime abord le risque lié à cette entreprise majeure de notre souveraineté à travers la production de semences, c'est pour rappeler que souvent les bonnes intentions ne se suffisent pas à elles seules ! Pour leur matérialisation, elles doivent être portées par des personnels qualifiés, jouissant d'une moralité irréprochable, motivés et engagés pour atteindre les objectifs progressistes visés par les maîtres d'œuvre. C'est de l'avenir de notre pays dont il s'agit et la vigilance se doit être de mise, à commencer par le choix de la ressource humaine qui aura à prendre en charge ce projet vital pour notre agriculture...

*Agronome