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Soudan: Prémices d'une guerre fratricide

par Ghania Oukazi

Les Etats-Unis affirmaient hier, mardi, avoir réussi à «obtenir des engagements des deux camps soudanais à respecter un cessez-le-feu de 72 heures» après des combats acharnés qui ont fait des milliers de morts, de blessés et de déplacés dans Khartoum et plusieurs autres régions du pays.

Les agences de presse étrangères attribuent cette déclaration au Secrétaire d'Etat américain Antony Blinken et constatent en même temps que «les explosions et les tirs se sont effectivement faits rares le même jour». Cet arrêt des hostilités armées entre l'armée régulière et le Forces de soutien rapide est entré en vigueur lundi à minuit. Il a même été relevé -du moins à Khartoum- que depuis samedi, premier jour d'évacuation des étrangers, les combats ont diminué d'intensité. Le cessez-le-feu a été accepté, dit-on, «dans tout le pays après d'intenses négociations». Notons que plusieurs pays occidentaux, asiatiques et arabes ont fait partir en catastrophe leurs diplomates et leurs ressortissants. L'Algérie, elle aussi, a fait évacuer hier son staff diplomatique ainsi qu'un certain nombre de ses ressortissants vers 11h30 à bord d'un avion militaire qui a décollé à partir de l'aéroport international de Port-Soudan situé à 792 km de Khartoum en état de siège depuis plusieurs jours, pour atteindre Boufarik après quatre heures de vol.

Ce sont donc les Etats-Unis qui ont réussi à convaincre les frères ennemis, les généraux Abdel Fattah al Burhane commandant des forces armées régulières et Mohamed Hamdane Daglo commandant des milices paramilitaires, les Forces de soutien rapide (FSR), de faire taire les armes pour «72h». Un semblant de répit ne serait-ce que pour que les Soudanais enterrent leurs morts et secourent leurs blessés qui, selon des médias étrangers, jonchent les rues et plongent Khartoum et de nombreuses d'autres régions dans la famine par manque de nourriture et d'électricité et agitent le spectre des épidémies qui pourraient se propager en raison de la putréfaction des cadavres, du manque de médicaments, de médecins et la mise «hors service» de nombreux hôpitaux pour cause de bombardements. C'est d'ailleurs ce que les deux généraux rivaux qualifient de «trêve dédiée à l'ouverture de couloirs humanitaires».

Réunion d'urgence du Conseil de sécurité

La dégradation de la situation sécuritaire au Soudan a engendré depuis le 15 avril dernier, jour du déclenchement de cette autre guerre fratricide, un pourrissement à tous les niveaux. Fort d'une milice paramilitaire de milliers d'hommes -les Forces de soutien rapide (FSR)-, le général Mohamed Hamdane Daglo tente de renverser le pouvoir en place détenu depuis la chute du président Omar El Bachir en 2011 par le général Abdel Fattah al Burhane, qui trône à la tête de l'armée régulière soudanaise.

L'histoire n'est pourtant pas aussi simple. Elle se décline depuis de longues années en séquences bellicistes qui ne cachent pas l'avènement d'un monde multipolaire pour lequel s'affrontent Américains, Russes, Chinois, Israéliens et... des pays arabes comme l'Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et l'Egypte. Il est d'ailleurs rapporté que Blinken a déclaré «avoir travaillé avec des alliés pour la constitution d'une commission chargée de négocier la cessation permanente des hostilités au Soudan» et l'armée fait état d'une médiation américano-saoudienne.

Le Conseil de sécurité de l'ONU devait se réunir «en urgence» hier, mardi, à la demande de la Grande-Bretagne, pour examiner la situation dramatique du Soudan. Le Secrétaire général Antonio Guterres a déjà prévenu contre les effets de «cette guerre ouverte qui pose un risque d'embrasement au Soudan» et qui, a-t-il dit, «pourrait envahir toute la région et au-delà». Bien que Volker Perthes, désigné il y a quatre ans comme envoyé spécial de Guterres pour le Soudan, s'acharne en vain à arracher des militaires aux commandes du pays, une transition vers la démocratie et l'instauration d'un pouvoir civil, l'on note que les agences onusiennes ont suspendues leurs missions. Guterres a toutefois affirmé qu'il a «autorisé la relocalisation temporaire à l'intérieur et à l'extérieur du Soudan de certains agents de l'ONU(...)». Le SG de l'ONU a surtout lancé un appel «à tous les membres du Conseil de sécurité à utiliser toute leur influence avec les parties pour mettre fin à la violence, restaurer l'ordre et retrouver le chemin vers la transition démocratique».

Les influences ou plutôt les ingérences étrangères directes au Soudan n'ont jamais manqué et leur grave première conséquence a été la scission en deux «Etats» d'un pays qui était considéré comme le plus grand de l'Afrique et qui partage des frontières avec des régions stratégiques. Une scission qui a fait craindre le pire à l'Algérie consciente qu'elle est qu'elle n'en finira pas d'engendrer des situations d'une gravité sans précédent et d'agiter des enjeux géostratégiques, pour lesquels s'affrontent les puissants de ce monde à l'intérieur même de ces territoires.

Ingérences étrangères et guerres inter-soudanaises

Chaque partie a ses hommes et ses milices. Le général de l'armée régulière Abdel Fattah al Burhane a été propulsé au devant de la scène militaire en tant que commandant des forces terrestres soudanaises pour destituer le président Omar El Bachir un certain 11 avril 2019. Il aurait cependant mené d'autres missions, celle entre autres d'envoyer en 2015 des troupes militaires au Yémen aux côtés de la coalition militaire arabe dirigée par l'Arabie Saoudite, pour combattre les Houthis soutenus par l'Iran. Ce qui lui a permis de se rapprocher du royaume wahhabite et des Emirats arabes unis. Il a aussi envoyé ses troupes pour combattre en Libye. Par ailleurs, Al Burhan est connu pour avoir normalisé les relations du Soudan avec Israël quelques mois après sa destitution d'El Bachir. A la même période, il a rencontré le 1er ministre israélien Benyamin Netanyahu en Ouganda. Il aurait d'excellentes relations avec l'Egypte et son président al Sissi pour avoir fréquenté comme lui l'académie militaire égyptienne. Les pays du Golfe, eux, travailleraient avec les deux généraux, Al Burhane et Daglo, unis durant les années post-El Bachir mais désunis aujourd'hui pour des questions de leadership et de pouvoirs.

Daglo refuse de fait que les FSR soient incorporées dans l'armée régulière. Considéré en outre comme une multinationale en raison de son accaparement et exploitation de mines d'or et d'autres minerais. Il est donné par les Etats-Unis pour collaborer avec les milices russes de Wagner. La renommée de Hemedti ou Hemeti (pour les intimes) remonte aux terribles événements qui ont secoué le Darfour, l'ouest du Soudan, depuis le début des années 2000 et où l'on dit de lui qu'il a dirigé alors les Janjawids, des milices issues des tribus arabes en guerre contre celles des tribus nord-africaines non arabes. Malgré son soutien à Omar El Bachir, Daglo s'est uni aux efforts d'Al Burhane pour arracher l'infime parcelle de pouvoir que détenaient les civils. C'était le coup d'Etat du 25 octobre 2021 par lequel le général Al Burhane a mis tous les responsables civils aux arrêts et instauré un pouvoir militaire absolu. Revirement de situation, Daglo change de camp pour se mettre du côté des civils, refusant ainsi toute hégémonie d'Al Burhane sur le Soudan.

Les prémices d'une guerre fratricide se font fortes. En sourdine depuis plusieurs années, elle éclate au grand jour le 15 avril dernier. Les FSR de Daglo s'emparent de Khartoum et de son aéroport ainsi que d'autres régions. Cette force paramilitaire connaît bien les rouages des pouvoirs civils, militaires et tribaux de tout le Soudan pour être issue des services de sécurité militaire qui ont toujours commandé et régné sur le pays.