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La file et la foule

par El Yazid Dib

La planification du désordre est une pratique bien de chez nous. Une fois les ingrédients de la rumeur bien empaquetés, on lance l'opération. Le reste est vite pris en charge par la ruée vers les étagères qui se vident à l'assaut. Une médiatisation. On tend l'oreille, on ricane et l'on attend la file et la foule.

Quand jeter de « l'huile » sur le feu devient un jeu de clans; le brasier qui s'en suit risque de faire fondre la charpente. Il est vrai qu'un manque d'huile est à remarquer ces jours-ci. Cependant s'il arrive à manquer autre chose sur les étals ce n'est pas la faillite de tout le magasin. Certains esprits malintentionnés s'en réjouissent et crient à la débandade, faisant ainsi le journal médiatique de ceux qui n'attendent que ceci, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. On les voit sur la toile faire tourner en boucle des chaînes de citoyens faisant la queue pour une chose ou une autre. C'est dire le cycle infernal de ce manque artificiel. De cette mise en scène scélérate et antinationale.

Pas d'huile, pas de farine, pas de lait. Après la cherté, voilà la pénurie. L'une des phases les plus critiques de la déstabilisation. Normal. C'est devenu habituel ce cycle non pas de rupture de stock mais de sabotage d'ordre politique. L'on assiste à une situation dont les secrets se sont révélés aux plus avertis qu'il ne semble pas s'agir de crise économique, beaucoup plus qu'il est question de spéculation bizarroïde. Point barre. Par définition, chaque crise crée des sphères informelles autour du noyau central chargé de produire et distribuer un produit ou un service de large consommation. Ce type de fièvre chronique, qui vient de temps à autre créer des soubresauts à la régulation commerciale ne peut être une simple perturbation ordinaire du réseau de distribution. Car le président de la République avait initié tout un panel d'actions à même de lutter contre cette lourde menace qui ne prend allure que de la conspiration. Les dispositions légales prévoyant de l'emprisonnement, le maintien toutefois timide des transferts sociaux, la commission d'enquête sénatoriale expriment la ténacité dangereuse de ce mode opératoire.

Sans aucune hésitation, l'on peut aisément affirmé que ce sont certaines malveillantes matières grises qui sont derrière le manque des corps gras. La issaba n'est pas uniquement celle qui est dans les prétoires ou en geôle. Il existe ailleurs ses fétides et nocifs relents. Les sous-traitants d'une rente sans efforts et à dessein institutionnel. Ils agissent en sourdine et évoluent le plus souvent dans le giron des tenants du pouvoir économique direct. Pour ce faire, il y a que le gain facile que provoque la rumeur qu'ils savent amplifier et que l'on sert à certains « agents » ou « operateurs économiques » pour bien mener le travail de sape. Non seulement du moral d'une population fragilisée et en quête d'un bien-être perdu, mais aussi celui d'un pouvoir exécutif frileux et manquant de témérité. Le ministre du commerce semble lutter contre une roche. Il croit faire disparaitre la tension par la surproduction, au moment il lui exigé de revoir radicalement l'organisation commerciale nationale. Déprivatiser ce qui a été privatisé serait une piste à investir.

Il est vrai que l'on puisse être envahi par un spectre dont la survenance remonte à des années. Il suffit pour cela qu'un simple fait disjoncteur et hop le souvenir cauchemardesque vous transvase dans des scènes, croyant les avoir bannies à jamais. La rue est par excellence le présentoir de la mal-vie et aussi du bonheur et de la liesse. Elle accueille la casse et les actes de saccage mais aussi le bruit et les klaxons d'une victoire sportive et même électorale. On y distribue aussi, comme dans le passé les produits sous tension. C'est ce dont j'étais témoin en cette matinée algéroise brumeuse. Cet appel d'un temps de pénurie s'est figé aujourd'hui dans cette longue file que j'ai vue, puis m'y étais joint et qui est dans l'attente à décrocher tel un trophée, un bidon d'huile. Cette foule en file, dans sa majorité avait vécu ces années là, où à souk el fellah on faisait la chaîne juste à la voir se constituer sans savoir ce que l'on allait nous offrir. J'étais positionné entre deux têtes blanches, comme la mienne. Deux retraités. La discussion s'est vite instaurée, pêle-mêle en ayant, évidemment recours aux affres de ces années là. Chacun y allait de ses propres interprétations. Encore de sa propre idéologie. L'un d'eux, un ancien cheminot n'a pas manqué de stigmatiser l'ère post- Boumediene. Je me sentais aussi dans sa logique. L'autre, à hirsute barbichette, qui dévoilait carrément son courant ; narguait le pouvoir et sa bureaucratie de saboter les investisseurs. Le privé, veut-il dire. Il paraissait être un ancien artisan. Étant au milieu, je devais intervenir à mon tour pour mettre mon grain de sel et essayer de donner un équilibre à la discussion mais également tirer du feu mes marrons politiques.    Toute la sève des maximes et de l'enseignement progressiste, des volontariats, de l'anti-impérialisme, du socialisme algérien se sont vite mis à la disposition de mes argumentaires. Je commençais à débiter les beaux jours de la Sogedia, de Sonelec, de Sempac, de l'Onaco,de l'Onab etc jusqu'aux jours où ces fleurons de la capitainerie organique du circuit commercial ont été, au nom d'une nouvelle ouverture sauvage ; déboulonnés . De nouveaux termes sont nés. La privatisation outrageante succédait à la fausseté de cette théorie hybride de « restructuration des entreprises » pour en finalité laisser place à la cession de tous les actifs infrastructurels de ces sociétés placées avec préméditation en état de banqueroute.

Ce que vient de vivre le pays en termes de cherté et de rareté n'est en soi qu'une expression que quelque chose se passe là-haut pour qu'elle soit déclinée dans la rue. Car l'huile c'est vitale, le sucre aussi. Avec toute la charge que celle-ci rapporte dans son lot de soucis quotidiens, l'accumulation de ce malaise ne doit pas être perdue de vue ou partir dans des simples statistiques. Une analyse politique s'impose. Il est pourtant prédit dans les sciences de la gouvernance ; qu'en face de situations précises, l'on oppose des solutions précises. Non pas, agir toujours et encore dans l'éloge d'un système économique national privatisé, arrivé aux limites de la patience collective et des règles perverties d'un semblant marché libre. Ce modèle n'arrange en rein un peuple qui tient encore aux vertus de l'Etat- nation. C'est poignant de constater cette simultanéité de crise dans le temps et l'espace. Ce n'est pas un dérèglement local du aux aléas du transport ou autre motif local. Ca ressemble à une orchestration millimétrée et territorialement généralisée. C'est idem pour les liquidités, la semoule, la pomme de terre, le lait. Voyez-vous, le génie malfaisant de ces luttes de clans, qui pour un objectif politique déterminé ne s'engage à fonctionner que sur le plan social, de surcroit ce qui touche franchement la vie du citoyen. Croyant ainsi le pousser encore à la rue, pas pour un projet de société ou une totale rupture avec ce qui reste de la Issaba mais pour un couffin, un bidon ou un sachet.

Mon occasionnel ami de file, le cheminot savait faire les parallèles utiles entre une pension minable et figée et l'envol des prix. Il voyait dans l'impôt sur les pensions des retraités comme une hogra, un vol légalisé car « nous ne pouvons rien faire à cet âge là ! » pour entendre l'ancien artisan lui dire « prie mon frère le bon Dieu de nous débarrasser de cette situation ». « Plutôt de ces gens, de ces pourris, ces saboteurs, ces voraces » lui rétorqua t-il d'un air semi coléreux. Là, je me persuadais de la diversité de la société et du choix des solutions. La raison contre la fatalité. L'action contre la résignation.

Ma position virtuelle dans cette chaîne m'avait permis de rentrer dans le propre corps de la société. Il y a avait de la précarisation des visages et de leurs rêves. De l'humilité citoyenne et de la résilience et aussi le vœu d'une éclaircie. L'ambition n'est pas à l'heure des défis mondiaux ni à l'accaparement de l'outillage nécessaire à la béatitude. Elle se limite à la conquête d'un bidon de Safia. Cela paraît de l'exploit sauf si l'on comprend le pourquoi de cette file aussi longue que la tourmente planant sur les têtes qui la font. La manigance de haute voltige. La responsabilité d'un tel scénario de catastrophe alimentaire n'est pas l'exclusivité d'un organisme étatique ou le manque de réaction publique. Elle est concomitamment partagée entre l'impuissance du contrôle en pareilles conditions et le doute craintif d'une population prise en otage par l'estomac. L'on ne blâme ni le restaurateur, ni le boulanger ni le fritteur encore moins la ménagère ou l'enfant de 12 ans. Un regard reste à jeter du coté des grands utilisateurs d'huile, de sucre et de farine au cours du ramadhan qui s'approche. Quoique le ministère du commerce édictant une note, a interdit l'usage des bouteilles d'une contenance d'un à cinq litres par ces marchands de zlabia et autres gros usagers de la matière. Une mesure peu dissuasive dans le fond et décourageante dans la forme.

C'est maintenant que je réalise tangiblement ce que j'appréhendais de ce temps où l'on a commencé à saper la substance des acquis de la révolution sociale. Les réformes initiées alors ne semblent n'avoir été qu'un prélude à la grande braderie qui allait avoir lieu crescendo. Certes il y avait énormément de dysfonctionnements, d'imperfections et d'impasses et peu de détournements ou dilapidation de deniers publics. La société nationale au sens d'entreprise commençait sa descente en enfer par la « complicité » involontaire parfois de ses propres enfants. Le sabotage s'amorçait de l'intérieur. Toute la bonne sève, la force de travail qui a été le socle fondateur de la Société nationale se faisait recrutée par l'appât qu'offrait au mieux le privé à peine sortant ses griffes. L'oligarchie somnolente frottait déjà ses mains. Jusqu'à la grande ouverture de l'import-import et la constitution par transferts illégaux d'avoirs en devises à l'étranger. Ce sont ces éléments d'un libéralisme insociable qui semblent toujours agir sous cape de nos jours. C'est enfin, ce qu'ont compris mes deux concitoyens, chacun un bidon d'huile pendu à la main. A vrai dire, nous ne manquons pas d'huile, mais de bons lubrifiants à nos mécaniques grippées par l'usure et les conflictuels engrenages. Voilà, l'huile Safia qui commence à ruisseler. Attendons nous à autre chose, un autre créneau ; ou de cherté ou de rareté. Le dessein « complotiste » pour ces promoteurs d'agacements populaires et de troubles ne s'arrêtera pas à une seule étagère, il persistera à se répandre sur d'autres espaces, à moins d'une prise de conscience dans un front national uni pour un véritable patriotisme économique.