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Hommage à Hadj Miliani (1ère partie)

par Omar Carlier*

Hadj nous a quittés, mais il est là pour longtemps. Longtemps, il restera lié à ses lecteurs par ses livres, articles et essais, à ses étudiants emmenés dans des expériences novatrices, mais aussi à ceux qui ont eu la chance de le connaître, par la qualité de sa présence humaine.

De cette œuvre, qui pourrait paraître dispersée, bien que chacune de ses composantes en dise l'unité profonde, on n'a pas encore pris la mesure, alors qu'elle porte son auteur au premier rang des explorateurs de la culture populaire algérienne contemporaine. Le grand public connaît surtout son livre sur L'aventure du raï ; musique et société, écrit avec Bouziane Daoudi, et publié aux éditions du Seuil en 1996. Des éditions qui avaient naguère publié le jeune Yacine Kateb. C'est un ouvrage de sociologie historique qui part du présent pour remonter à la source et revenir ainsi mieux armé pour comprendre l'actualité culturelle. Peut être a-t-on lu aussi son ouvrage plus académique sur Le champ littéraire en Algérie et la production littéraire de langue française éditée en Algérie (1970-1995), publié chez L' Harmattan en 2002. Mais il se trouve que l'œuvre de Miliani intègre à sa recherche, avec le même bonheur, bien d'autres textes malheureusement moins connus, sinon ignorés. Ils pourraient être réunis, c'est mon vœu personnel, dans un ou deux livres les rendant plus accessibles à ce même public. Ce pourrait être aux éditions du CRASC, dont il a été l'un des piliers.

Sans doute Hadj n'est-il pas le seul Algérien à déployer son talent en ce domaine, puisque des universitaires et chercheurs constantinois, pour ne citer qu'eux, font écho au fils de Sidi el Houari, et réciproquement. On n'oublie pas le regretté Abdelmajid Merdaci, maître du milieu musical se déployant à Constantine de la fin du 19è à la fin du 20è siècle. Ni Djamel Boulbier, lui aussi parti trop tôt, qui a constitué en objet de recherche les pratiques associatives et sportives prenant leur essor sur le Rocher à la fin du 19è siècle1. Les uns et les autres, sans former en rien un groupe organique, n'ignorent pas les « fondamentaux » séculaires de la medina maghrébine : le souk, la mosquée, la zaouïa, la médersa, la synagogue, le hammam, le café, la « maison » du cadi, le palais du dey, dont la plupart sont encore présents et actifs au 20è siècle, le leur. Et avec ces lieux les manières d'être, de dire et de faire dans lesquelles domine encore, au début du siècle précédent, le temps lent, la récurrence du retour au passé, jusqu'à la perfection indépassable des salaf, dont l'idée de futur, si l'on peut utiliser ce terme, renvoie à la référence messianique au moment ultime annonçant la fin des temps.

Une société qui n'ignore pas pour autant la nécessité de la vitesse : nécessité de la communication pédestre du courrier ou des informations orales par le coureur infatigable qu'est le rakkas ; vitesse et ivresse jouant avec le méhari de course et de guerre, et plus encore avec une société équestre qui en maîtrise, à la perfection, la manifestation ludique, mais aussi le rôle décisif dans l'art de la guerre, illustré par le génie militaire d'Abdelkader. Une société du temps lent, néanmoins, réglé par le calendrier lunaire et les heures de la prière, dont la temporalité s'accorde à la psalmodie du dhikr à la zaouïa, à celle du medh, dans les soirées familiales et les fêtes religieuses, aux grands rituels annuels de l'Islam (les deux aïds, le mouloud, le départ et le retour du Hadj, le ramadhan), aux oua'dat et moussems liés au culte des saints, sans oublier le rite païen d'en nayer annonçant le retour du printemps. Une société du court espace et de la proximité généalogique, de la force du groupe gentilice, de la puissance identitaire du local, qui s'ouvre néanmoins au réseau des marchés limitrophes et se raccorde à minima aux marchés lointains méditerranéens et sahariens, dont les traces sont présentes dans le langage et la lingua franca.

Mais les deux sociologues constantinois, comme leur homologue oranais, ont une préférence pour les pratiques sécularistes ou profanes de leur temps, qui sont déjà présentes à la génération de leur père, sinon à celle de l'aïeul, explorées dans leurs registres respectifs, la musique, et le sport ; lesquels, y compris le second, n'effacent pas toute référence aux signes, au lexique et aux symboles du religieux. Le genre musical du melhoun en Algérie et au Maroc, ou du maalouf en Tunisie, chanté en arabe vernaculaire maghrébin, intègre dans son registre la poésie amoureuse, sa forme légère ou licencieuse, sans ignorer le genre bachique, tout en continuant à pratiquer le medh, à la gloire du prophète. Mais sans que les chioukhs n'enseignent leur art sous une forme institutionnelle, comme celle de la Moutribia inaugurée en 1912 par Edmond Yafil, qui ouvre la voie à une structure associative pérenne. Ce sont les bases anciennes sur lesquelles, au-delà de la musique dite andalouse, va se reconstruire la chanson algérienne au XXè siècle. Avec de nouvelles compositions vocales et instrumentales, une nouvelle expression vestimentaire, le relais du disque, qui envahit les cafés, et des impresarios. Ces nouvelles formes de production, de distribution et de circulation sont au principe de leur connaissance et reconnaissance. Y compris en émigration. Rien ne dit aussi bien la diversité de la culture populaire algérienne que celle de ses chansons 2. Le sport lui-même, pratique profane s'il en est, se développe, lui aussi, au tournant du siècle, selon une hiérarchie sociale et ethnique nettement établie. Les praticiens de l'escrime, du tennis, de l'aviron, et leurs publics, ne sont pas les mêmes que ceux du cyclisme, de la boxe et du football. Mais son lexique, inscrit déjà dans la raison sociale des clubs, fait écho au religieux avec la multiplication du terme mouloudia singularisant la pratique autochtone musulmane, à l'instar de ses homologues juifs, et à la différence des clubs européens. Il est vrai qu'un autre terme dénotant l'ancienneté culturelle plus que la référence religieuse trouve sa place sous le nom féminin de Widad. Un autre aspect caractéristique de cette nouvelle effervescence urbaine, prend la forme du cercle culturel, du nadi, selon un continuum allant du profane au religieux : cercle Salah Bey à Constantine, Et Taraki à Alger, El Widad à Oran, Nadi Islami à Tlemcen. Soit une triple référence à l'histoire, au progrès, à l'Islam. La nouvelle sphère culturelle populaire est donc créatrice, sans oublier le présent du passé. La plupart de ces pratiques sont liées au monde du café, qu'elles se recoupent ou non, avec la halte quotidienne chez le coiffeur, le cordonnier, plus tard le tailleur, qui précède ou suit les achats chez le quincailler, une nouveauté fort prisée, ou chez les petits métiers de l'alimentation dont les grossistes participent de la nouvelle bourgeoisie montante. Soit un monde d'hier qui en partie disparaît, mais qui sait aussi s'adapter au nouveau et contribue à le construire. En undergound s'affirme enfin la chanson protestataire, sinon libertaire, avec le raï, lancé dès l'entre deux guerres contre l'ordre imposé tant par la force coloniale encore dominante que par les élites bourgeoises musulmanes bien pensantes.

Les trois sociologues n'ignorent pas pour autant un autre monde, qui est en partie le leur. Un monde qui succède à celui des janissaires, à bien des égards, d'un maghzen à l'autre, et cependant différent du premier. Un monde où l'infrastructure urbaine signalise et matérialise dès l'abord la domination coloniale. Emerge en effet un complexe urbanistique qui a son équivalent a minima dans les villages de colonisation, formant un axe de bourgs ruraux à proximité des grandes voies de communication, sur les terres prises aux autochtones, mais qui trouve sa pleine réalisation et sa plus grande extension dans les villes au statut de capitale régionale, qu'elles se développent sur le bâti ancien, ou jouxtent celui-ci, à des degrés divers d'interconnexion. Un complexe qui réunit la grande place, les casernes, l'hôtel de ville, l'église, le jardin public, la poste et l'école, mais aussi un ensemble de bâtiments publics et privés : théâtres, hôtels, banques, gares, grands magasins, brasseries, salles de sport, stades, et cinémas. Autant de lieux d'unités fonctionnelles, qui progressivement, à leur tour, induisent de nouvelles conduites sociales et langagières, de nouvelles formes de socialisation et de sociabilité, de nouveaux types d'oralité et de scripturalité3.

Il va sans dire que ce renouvellement citadin différencié se fonde, jusqu'à l'indépendance, sur la séparation communautaire entre allochtones et autochtones, musulmans et juifs, entre ces derniers, pour ceux qui sortent des vieilles médinas et des anciens quartiers qu'il est pourtant difficile en Algérie de qualifier de haras. Et ce bien qu'apparaissent aussi des mixités à la marge, ainsi que des formes diverses d'un mimétisme créatif et combatif, dont font partie la presse, l'édition, littéraire et musicale, la pratique du théâtre, puis de la radio. De nouveaux acteurs sociaux apparaissent: sportifs, musiciens, journalistes, acteurs tout court, chanteurs liés à la technique nouvelle du disque et aux « maisons » qui la popularisent, mais qui dépendent d'elles, avec l'apparition d'un marché et d'une économie de la culture, non seulement élitaire mais populaire ; comme le montrent le répertoire musical et les teams de chanteurs et d'orchestres constitués par Ahmed Hachelef. Militants des partis, ulémas, scouts sont partie prenante de cette effervescence culturelle, en tant qu'acteurs de l'émergence de la politique moderne. Avec ces nouveaux acteurs viennent aussi de nouveaux objets faisant vivre ces lieux. Vêtements, uniformes, tenues, shorts et maillots pour les nouveaux besoins du travail, les affirmations communautaires, à l'instar de la chechia, qui se décline dans la hiérarchie sociale, allant de la petite calotte rouge du travailleur à la version stambouliote de haute taille prisée de la bourgeoisie des Jeunes Algériens et de nombreux élus, dont le type par excellence est représenté dès 1933 par le Dr Bendjelloul.

 Nouveaux usages et nouvelles images du corps, par conséquent. S'y ajoutent les représentations de l'espace par les cartes et plans, des visages et des paysages par la peinture, puis la photo, et la carte postale, avant le septième art qui, par l'image animée fait venir sur la toile le vivant et le mouvement. Et plus encore, sans doute, les instruments mesurant l'heure et construisant un nouveau temps social, séculier: horloge, réveille-matin, montre à gousset puis bracelet-montre.

Les moyens de communication et de transport réaménageant l'espace-temps : carriole à cheval, diligence pour les transports interurbains, voitures à cheval et corricolo pour les transports interurbains, véhicules à moteur se substituant au cheval (automobile individuelle, taxi, car), trains et tramways, télégraphe puis téléphone, usages multiples d'une nouvelle énergie : par exemple, quand au réverbère (le père de Bachterzi est fanardji) succède l'éclairage électrique. Rien qui ne fut inaccessible à une Algérie restée indépendante mais que la concurrence capitaliste et géopolitique, propre à la société industrielle née en Europe, n'a pas permis d'éclore à l'intérieur d'un Etat souverain.

Sans que personne ne puisse imaginer davantage le mode de distanciation ou de séparation d'avec la domination deylicale qui fit écho jadis à la puissance de la Sublime porte et du Grand seigneur. De fait, s'impose la version coloniale d'une société industrielle à minima, dominée par les Européens, sous la contrainte et dans les limites de la situation coloniale. Bref, tout un univers de techniques, de pratiques, de représentations construisant une nouvelle temporalité du quotidien, le comptage et le pointage des heures de travail, le calendrier des heures de transport, celui des anniversaires, des fêtes religieuses, civiles et militaires, tandis que l'horloge profane se superpose au chant du muezzin.

A suivre

*Chercheur au CRASC - Directeur de rédaction de la revue Insaniyat

Notes:

1- Chacun devient pour Miliani une sorte d'alter ego, restituant avec bonheur l'identité, le style, l'ambiance, la personnalité de leurs cités respectives. Merdaci et Boulbier en duo, pour la capitale de l'Est, Miliani en solo, pour celle de l'Ouest. Bouziane Daoudi apportant sa connaissance de la réception en France de la musique populaire algérienne, et notamment celle du raï, dans un duo continué à plusieurs reprises.

2- En sus de la musique andalouse qui retrouve tout son éclat au tournant du XXè siècle, à Tlemcen, Mostaganem, Alger, Constantine, de nombreux styles émergent dans le deuxième tiers du XXè siècle. Le genre cha'abi à Alger, qui trouve ses prolongements à Constantine, notamment avec Fergani; la musique dite kabyle, très présente dans la capitale, en sus des maîtres du cha'abi dont beaucoup sont originaires d'Azzefoun ; le bedoui originaire du sud qu'on écoute également à Alger, avec son prolongement sous la forme du Ayay d'Ahmed Khelifi, ou celle, régionale, de cheikh Hamada à Mostaganem. A Alger encore les orchestres judéo-musulmans jouent et chantent du moderne aussi bien que de l'andalou. Se différencient encore Les genres stifi et chaoui à l'est. A l'ouest ceux, plus récents, de Blaoui, puis d'Ahmed Ouahbi, à Oran, sans oublier les précurseurs du raï et la trompette de Bellemou. Quelle diversité en effet, que les spécialistes peuvent identifier et analyser en tant que tels.

3- Tous ces lieux, avec les pratiques et représentations culturelles qu'ils suscitent, s'inscrivent volens nolens dans la logique spatio-temporelle du modèle haussmannien, avec son extension viaire et ferroviaire