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A LA RECHERCHE DE L' «ÈVE» PERDUE

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Le sel de tous les oublis. Roman de Yasmina Khadra. Casbah Editions, Alger 2020 (Julliard, Paris 2020), 287 pages, 1.300 dinars



Début de l'Indépendance du pays. Adem Naït-Gacem est un homme sans histoire... un Monsieur tout-le-monde d'un village banal. Un enseignant - du primaire - pas du tout malheureux. Marié depuis pas mal de temps à Dalal, une femme encore jeune et désirable. Pas d'enfant (on ne sait si c'est lui qui ne pouvait ou si c'est elle qui ne voulait). C'est dire qu'au lit, après les premiers grands ébats de la découverte de l'Autre, ça ne batifolait pas trop bien ou pas assez. Les corps n'exultaient pas. Juste ce qu'il faut ! Puis, patatras ! Il est quitté pour un autre... un «ami d'enfance rencontré par hasard» dit-elle, évidemment plus jeune et moins taiseux. Il n'arrive pas à comprendre, lui, si attaché aux liens et aux certitudes du mariage qu'il croyait indissolubles.

Que faire ? Ni ni deux, n'arrivant pas «à faire avec», il laisse tout tomber : le logement de fonction, la fonction, ce qu'il lui restait comme famille (une sœur très terre à terre)... et, équipé d'un sac de toile contenant quelques vêtements, un cahier d'écolier et un vieux livre d'un auteur russe, il s'en va, dans l'anonymat, errer sur les routes. Pour quoi faire ? Il n'en sait rien... Seulement habité par la désillusion, la rancœur à l'endroit de l'humanité environnante... le vide complet... dans sa vie, dans sa tête... n'acceptant ni les discussions ou les questionnements, ni la vie en groupe. Une sorte de «philosophie» de vie - style «road-movie» - conjuguant l'errance et l'a-socialisation. Car à la différence des «intellos» qui prennent la route, il n'y allait pas pour «traquer» une part de bonheur... mais plutôt pour fuir un malheur qu'il a peut-être lui-même causé en grande partie. Encore fallait-il qu'il le sache ou qu'il l'accepte ?

En voulant à tout le monde, n'arrivant pas à reprendre goût à la vie, il va, ainsi, devenir un «Don Quichotte des temps modernes», en réalité un vagabond livré aux vents contraires de l'errance, allant d'asile et tanière, découvrir le pays et ses habitants, leur vie et leurs difficultés... parfois leur générosité, souvent leur indifférence ou leur dureté. Des rencontres providentielles jalonnent sa route : ...toutes le renvoient constamment aux rédemptions en lesquelles il refuse de croire. Un garçon de café philosophe, un ivrogne, un nain, Mika, réfugié en pleine nature sauvage... portant une croix sans être résolument chrétien... Il travaillera aussi en tant que manœuvre dans un chantier...

En fin de parcours, il sera recueilli, soigné, logé et nourri par une famille de paysans et il arrive même, grâce à eux, à devenir le nouvel instituteur du hameau déserté depuis longtemps par l'ouverture sur le monde... et encore dirigé, juste après l'indépendance, par un «mouhafedh» (du parti unique) faisant la «pluie et beau temps» et écrasant toute contestation. Il est vrai que tout bon roman de la littérature contemporaine nationale ne peut plus se passer de cette «parenthèse» historique partisane qui se veut résumer toute la crise politique du pays.

Le drame pour notre «héros» c'est qu'au fond de lui il n'est autre qu'un simple quidam (comme vous et moi ?) recherchant son «Eve» perdue (par sa faute, mais ne le reconnaissant pas)... et, comme le paysan - infirme de surcroît - qui l'a accueilli, a une belle... femme, encore jeune et attirante, gentille et serviable (ce qui laisse croire !!!)... rattrapé par ses vieux démons, il est ainsi tenté de l'entraîner à «sortir du droit chemin». Une fin peu appétissante mais qui est une méditation sur la possession et la rupture, le déni et la méprise, et sur la place qu'occupent les femmes dans les mentalités obtuses.

L'Auteur : Il n'est plus à présenter... ses innombrables romans étant traduits en 49 langues... et certains adaptés au théâtre dans plusieurs pays... et certains portés à l'écran. Ecrivain certes, mais aussi scénariste... et un certain temps, court, très court, engagé en politique.

Extraits : «Comment réapprendre à vivre ? /En gardant la foi/Et quelle est la tienne, toi qui est en froid avec le Seigneur ?/Ne jamais me considérer comme mort avant d'être enterré» (pp 116- 117), «La vie est un navire qui ne dispose pas de la marche arrière. Si on n'a pas fait le plein d'amour, c'est la cale sèche garantie au port des soupirs. Lorsqu'on échoue là où les voiles sont en berne, on s'en veut amèrement de n'avoir pas laissé grand-chose pour ses vieux jours» (p 152)

Avis : Un roman (de désamour ?) qui commence mal et finit... très mal. Mais qui se laisse lire... rapidement... malgré ses 287 pages. Heureusement, les gros caractères facilitent la lecture.

Citations : «Lorsque l'évidence vous met au pied du mur et que l'on s'évertue à chercher dans l'indignation de quoi se voiler la face, on ne se pose pas les bonnes questions, on triche avec soi-même» (p 15), «La femme est un exercice de haute voltige. Ce qu'elle montre n'est qu'illusion, ce qu'elle déclare n'est qu'allusion» (p 280)



L'agonisant. Roman de Hedia Bensalhi. Editions Frantz Fanon, Boumerdès, 2020, 197 pages, 700 dinars



Ce sont, en fait, deux histoires, l'une lointaine, l'autre assez proche qui se croisent et souvent se mêlent pour décrire une seule et même situation... frisant, bien souvent, dans une atmosphère, surréaliste et presque toujours noire, de liberté et de répression... de «révolution culturelle et artistique».

La première, la cause ou la source (c'est selon !) s'est déroulée en Autriche, à Vienne, juste avant la Première Guerre mondiale, avec Egon Schiele (et son modèle et amante Wally)... un peintre et dessinateur - fan de Gustave Klimt, le peintre, figure clé de l'Art nouveau viennois - qui se met avec des amis à «casser» les codes classiques et petits-bourgeois de la peinture... et à développer un graphisme d'une exceptionnelle tension, notamment dans l'érotisme et la morbidité, ce qui en avait fait un maître de l'expressionnisme.

La seconde se déroule en Algérie, dans une ville de l'Ouest algérien, juste avant le Hirak (je suppose) avec Hamid, un peintre, enseignant (pour faire plaisir à ses parents) qualifié de «farfelu et évaporé» par ses beaux-parents, libre-penseur, adepte de la subversion (culturelle) et poète qui, en compagnie de son épouse, muse et amante, Louisa, marqué par l'histoire d'Egon et une copie saisissante du portrait de Wally par Egon en sa possession, avec quelques amis aussi engagés que lui dans la «révolution» artistique (les «activistes de l'esprit», les «agitateurs d'idées» dont les échanges permettent la réflexion, l'innovation puis l'émergence de leurs mouvements respectifs), font face à l'incompréhension d'une société «travaillée» par le conservatisme, la religiosité exacerbée et la bureaucratie. Une société dont la dynamique est en berne : «les universitaires ne produisent rien de transcendant et les artistes ne travaillent que pour leur propre gloire. La nouvelle bourgeoisie est plus préoccupée par l'instauration de l'écart financier entre elle et cet agrégat inculte ; elle se construit son cocon douillet...». Une incompréhension... qui va jusqu'à la répression des «Rencontres» programmées (des peintres et des poètes, les éternels laissés-pour-compte et écorchés) avec les publics, en public... la prison... Le dialogue interdit (alors que «même les arbres communiquent et prennent soin les uns des autres») ! L'«assassinat» judiciaire programmé de la créativité et de l'originalité ! Le nivellement par le bas et le «rien» ! Le drame d'une société aux multiples contradictions qui truandent l'espoir, le plombent. «Aucune perspective d'épanouissement, rien ne bouge, aucune transcendance... une médiocrité instaurée et admise pour éviter les remous...». Des larves partout... dans un pays qui agonise.

L'Auteure : Née à Ténès. Master en littérature (Alger) et Dea en didactologie des langues et des cultures (Paris III), enseignant et, accessoirement, photographe. Son premier roman, «Orages», a été prix Yamina Mechakra 2019 (langue française)

Extraits : «L'ancienne clé de la maison de mon grand-père est magnifiquement réalisée, un vrai travail d'artisan passionné, comme il disait, mais elle ne sert qu'à ouvrir une porte physique, matérielle ! Pas les cerveaux !» (p 37), «Le mythe et le conte ne peuvent pas devenir obsolètes...Ce sont des paraboles du dépassement de soi, ils servent à rappeler la nature humaine et ses surpassements possibles. Derrière ces histoires émerge toujours une certaine façon métaphorique de saisir le monde. C'est cela ma modernité : comprendre l'intemporalité des situations humaines.» (p 76)

Avis : Il faut le terminer pour comprendre la forte dose philosophique... et le dur, le très dur combat des «révolutionnaires» de la culture et des arts.

Citations : «Une fois qu'un peuple, s'abandonnant à la mollesse, goûte de la mendicité, avec complaisance et impudeur de surcroît, c'en est fait pour lui : car en retour, il vomit sa valeur dont il digérait la vertu» (p 24), «Sans le foisonnement des mots libres pour construire un raisonnement, la pensée complexe restera entravée ! Elle devient même impossible. Or, il n'y a pas de pensée critique sans pensée de base» (p 28), «Le «Système», ce n'est pas un homme, c'est un tout ! C'est une conspiration ! C'est un principe de fonctionnement ! C'est une construction de l'esprit» (p 95), «Les mots doivent être libres, sinon la pensée ne l'est pas, puisqu'ils la reflètent. Les mots, les langues, ce sont des outils de la pensée, pas des trophées» (p 126), «La langue qui ne sert pas à émanciper l'esprit construit des cadavres ambulants» (p 127)