Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Science et pouvoir en Algérie

par Djamel Labidi*

Le 15 juin, l'Agence américaine du médicament (la FDA) a interdit l'usage aux États-Unis de la chloroquine pour les malades du Covid-19. La FDA l'a fait, non pas seulement pour son inefficacité qui semble désormais généralement reconnue, mais aussi, comme le précise son communiqué du même jour, «au vu des effets cardiovasculaires indésirables graves et des autres effets secondaires possibles».

La France avait interdit aussi ce traitement dans les hôpitaux depuis le 19 mai déjà. Les autorités sanitaires avaient alors préféré le faire, par précaution, plutôt que de s'exposer à un scandale annoncé, et des procès, à travers des décès qui pourraient être attribués à ce traitement.

L'OMS vient de mettre fin, elle aussi, définitivement aux essais cliniques pour les mêmes raisons d'inefficacité et de soupçons de dangerosité. C'est le cas désormais presque partout dans le monde. Mais, en Algérie, certains responsables sanitaires continuent de défendre «mordicus» l'usage de la chloroquine contre le Covid-19. Que se passe-t-il donc ? Pourquoi ce feuilleton interminable en Algérie sur l'usage de la chloroquine alors que partout ailleurs le feuilleton est terminé.

Pourtant le président de la République, dans son entretien avec la presse du 12 juin 2020, avait semblé avoir pris ses distances avec de telles positions en prenant soin de déclarer nettement et à plusieurs reprises qu'il n'y avait pas actuellement de traitement pour le Covid-19 et que le seul traitement efficace était la prévention sociale: masques, tests, confinements.

«La chloroquinomania»

Il fallait le dire car on peut craindre que cette illusion de l'existence d'un traitement soit néfaste et nuise aux efforts de prévention sociale en amenant à sous-estimer la gravité de l'infection. Signes de ce danger d'illusions, le journal «Echourouk» rapporte le 13 mars 2020 que des Algériens sont même sortis dans la rue pour manifester leur joie de la découverte de ce médicament miracle et donc de la fin de l'épidémie. Et lorsque des personnes ont des formes modérées de la maladie, on leur donne une plaquette de chloroquine et on les renvoie chez elles, sans plus, sans enquête sur la chaîne de contamination. C'est ainsi que la croyance en ce traitement peut conduire à négliger les formes actives, «dynamiques» de lutte contre l'épidémie, tests, enquêtes épidémiologiques sur les clusters, sur les «cas contacts» pour casser la chaîne de contamination. La situation a en effet évolué: les besoins économiques et sociaux rendent de plus en plus difficiles les confinements prolongés et imposent le recours à ces formes dynamiques de lutte contre l'épidémie. On mesurera peut-être un jour le mal qu'a pu faire cette «chloroquinomania», directement ou indirectement.

Une question alors se pose. Comment se fait-il que cette «chloroquinomania» ait touché l'Algérie et quelques pays d'Afrique francophone, et même continue d'être, alors que partout ailleurs dans le monde le traitement a été abandonné. Ce traitement par la chloroquine, on le sait, a été introduit en Algérie sous le label du protocole du Pr Raoult qui associe hydroxychloroquine et azithromycine. Ceux qui sont à l'origine de ce choix parlent de façon grandiloquente de «décision souveraine» (1), voulant dire par là qu'ils n'ont pas à prendre en compte le choix des autres pays ou les recommandations de l'OMS. Mais comment se fait-il alors que le choix du protocole du Pr Raoult ait été annoncé dès le 24 mars, c'est-à-dire au lendemain même du jour où le Pr Raoult en exposait les premiers résultats, lesquels provenaient d'une expérimentation sur un petit groupe de 20 malades, et sans même attendre des résultats plus probants. Une telle précipitation est-elle un signe de souveraineté ? Le Pr Raoult aurait-il autant de crédit en Algérie ?

À toutes ces questions, on a peut-être un début de réponse grâce à un article, sur le sujet, du journal français «Le Point»(2). On peut y découvrir, entre autres, que le Pr Raoult a de solides relais scientifiques, «influents» comme les qualifie le journal, en Afrique francophone et au Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie). On pourra noter alors que les pays avec lesquels le Pr Raoult et son institut entretiennent des relations étroites sont précisément ceux qui défendent avec le plus de conviction et d'énergie le traitement qu'il propose. Est-ce une coïncidence. Situé à Marseille, en face des côtes africaines, accueillant au cours des années des centaines d'étudiants, de stagiaires du continent, Didier Raoult, «l'Africain», comme certains le nomment, dispose d'un solide réseau scientifique et médical sur le continent. Existerait-il une Françafrique médicale ?

L'utilisation généralisée de la chloroquine en Afrique occidentale francophone et au Maghreb, sous l'influence du Pr Raoult, pourrait lui permettre, en retour, et dans son pays même où il est controversé, de se prévaloir des résultats probants annoncés dans ces pays, sans qu'aucune démonstration n'en soit exigée, ou réellement faite, puisque de façon générale les malades guérissent spontanément. Mais ceci pourra alors être présenté comme un résultat du «traitement», comme il le fait d'ailleurs actuellement.

L'un des premiers actes publics du président de la toute nouvelle Agence de sécurité sanitaire, le Pr Senhadji, va être de défendre avec véhémence, partout sur les médias, le traitement du Covid-19 par la chloroquine. Le paradoxe veut ainsi que le premier responsable de la sécurité sanitaire du pays va ainsi défendre un traitement qui est remis en cause, partout dans le monde, précisément pour des raisons... de sécurité sanitaire. Le Pr Senhadji reproche vivement à l'OMS de s' opposer à l'utilisation de la chloroquine contre le coronavirus et de la considérer comme dangereuse. Il dit, à ce propos, que « les critiques récentes du président Trump contre l'OMS sont justifiées» (3). Il ira encore plus loin, puisque jusqu'à déclarer que la position de l'OMS est «une honte» et à la relier à l'action «de lobbies financiers mondiaux visant la commercialisation d'autres traitements médicaux qui coûtent plus cher pour maximaliser les profits». (4) Bref, il la soupçonne ainsi de sacrifier la santé mondiale à des intérêts financiers. Des accusations graves qu'aucun pays dans le monde n'a jamais formulées. Cela fait beaucoup...

Compétences nationales et compétences algériennes à l'étranger

Cette crise sanitaire, entre autres retombées inattendues, met brusquement au premier plan deux questions qui ont fait bien souvent polémique, celle de l'utilisation des compétences se trouvant à l'étranger, puisque le Pr Senhadji a passé l'essentiel de sa vie active en France, et de l'accès des binationaux aux hauts postes de sécurité. Élu en tant qu'algérien à l'APN de 2002 jusqu'en 2008, puis élu en tant que français à la mairie de Lyon en 2008, décoré de l'Ordre national du mérité du ministère de la Santé algérien en 1999, puis fait chevalier de la Légion d'honneur français en 2006, son profil est Franco-Algérien s'il en est. L'une des principales références du professeur Senhadji, d'après le CV présenté de lui, serait qu'il aurait «obtenu aux États-Unis un brevet d'invention pour le traitement génétique du Sida» (5), sur la base de recherches qu'il aurait faites sur cette question, conjointement avec son collègue, le Pr Jean Louis Touraine. Il s'avère cependant, d'après la presse lyonnaise de l'époque, que la demande de ce brevet, déposé début 2003, n'a jamais abouti et que «finalement, les recherches seront abandonnées en raison de mauvais résultats scientifiques, tout comme la finalisation du brevet, après les nombreuses questions techniques posées par l'Office américain des brevets».(6)

Il semble qu'il y ait un contresens qui se développe de plus en plus sur la question des compétences nationales et des compétences algériennes à l'étranger.

Il faut savoir que le même mot «Science» peut vouloir dire deux choses, la Science, en tant que connaissance, qui, elle, est universelle, et la Science, en tant que système social, système scientifique et technique (centres de recherches, universités, etc.) qui produit cette connaissance. Ce système scientifique et technique est, lui, propre à chaque pays, il est «national». A ce titre, on pourra parler de «Science américaine» ou «russe» ou «française», etc. Il y a donc entre les différents systèmes scientifiques et techniques de chaque pays des différences de développement et de niveau qui peuvent être considérables. C'est ce qui peut expliquer par exemple qu'un scientifique peut être stérile dans un pays et actif, créatif dans un autre. C'est le système scientifique qui l'a transformé en chercheur actif.

Ceci veut dire d'un chercheur algérien reconnu par exemple aux États-Unis qu'il n'est algérien que par la nationalité, mais qu'en tant que chercheur il est américain, il est produit par la science américaine. C'est donc un leurre de croire qu'en le transférant en Algérie on va y transférer la science américaine. Il pourra même être totalement inopérant, et bien moins efficace qu'un spécialiste algérien connaisseur du terrain. Mais souvent les responsables politiques, ou même le chercheur concerné lui-même qui a peu réfléchi sur les déterminants sociaux de son activité, se nourrissent de cette illusion. D'où les sempiternelles discussions sur «cette grande compétence algérienne, ce cerveau qui est revenu au pays et qui a trouvé les portes fermées, l'incompréhension», etc.

Tout ceci explique l'inversion totale qui peut se produire alors dans la politique à l'égard des compétences. Les compétences se trouvant à l'extérieur sont assimilées faussement au pays d'accueil, au système qui les produit, et elles sont donc survalorisées. On a alors une attitude de survalorisation des compétences se trouvant à l'extérieur alors qu'il faut avoir une politique de valorisation des compétences nationales. Les compétences nationales partent à l'extérieur, vers d'autres pays, précisément parce qu'elles y sont mieux valorisées que dans leur propre pays. Continuer donc de les dévaloriser, ne pas organiser une politique résolue de valorisation des compétences nationales, de reconnaissance aussi bien morale que matérielle de leurs efforts au service de leur pays, c'est continuer dans le cercle vicieux de l'aliénation et de la dépendance.

«M. le Président, ce que vous promettez, donnez-le à ceux qui sont au pays»

L'appel et le recours à nos compétences scientifiques se trouvant à l'étranger est évidemment nécessaire et utile. Mais il suppose lui-même, plus, il exige, de donner la priorité aux compétences nationales. En effet c'est l'existence d'un système scientifique national développé qui va jouer un rôle d'attraction de la diaspora scientifique algérienne et permettre son intégration à l'effort scientifique national. L'exemple de la Chine le prouve: c'est lorsqu'elle est arrivée à un certain niveau critique de développement scientifique et technique mais aussi économique et social que les retours des scientifiques chinois ont commencé à s'opérer massivement. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les raisons pour lesquelles ils sont partis vont être celles pour lesquelles ils reviennent. Les raisons, comme dit précédemment, sont aussi des raisons économiques et sociales. En effet les scientifiques, les chercheurs sont très sensibles à la question de la qualité de la vie et elle est une des raisons pour laquelle ils restent à l'étranger. Un chercheur m'a raconté l'anecdote suivante: dans le pays où il vit, le Canada, un Président algérien était venu et avait réuni à l'ambassade des compétences scientifiques et intellectuelles. Ils leur avaient promis monts et merveilles s'ils revenaient au pays. L'un d'eux a alors pris la parole pour lui dire «M. le Président, ce que vous promettez, donnez-le à ceux qui sont au pays, et ils resteront. Pour nous, c'est trop tard.»

Une façon biaisée de poser le problème serait aussi de croire qu'il s'agit de donner aux compétences scientifiques algériennes de l'étranger des postes, des responsabilités, et de les attirer ainsi. C'est très administratif, et c'est très dans l'esprit de certains de nos responsables politiques qui abordent souvent les questions sous cet angle. C'est ainsi que la question de l'appel aux compétences scientifiques s'est déplacée sur celle de la nationalité et de la réforme des dispositions en la matière pour, le croit-on, ou le dit-on, permettre à des compétences binationales d'accéder à des postes de responsabilité et revenir au pays. C'est pourquoi les rédacteurs du «brouillon» de Constitution ont cru judicieux de supprimer de celle-ci l'article 63 qui stipule que «La nationalité algérienne exclusive est requise pour l'accès aux hautes responsabilités de l'État et aux fonctions politiques». Il y a fort à parier que cette suppression ne résoudra rien, sur le plan de notre développement scientifique, et même qu'elle ne fera que créer des problèmes, avec des réactions même de rejet, comme vient de le montrer tout dernièrement la réaction du milieu médical à la nomination du président de l'Agence de sécurité sanitaire (7). Elle ne peut être interprétée aux yeux de beaucoup que comme une défiance envers les compétences nationales, et continuer de nous faire évoluer dans ce cercle de la dévalorisation des compétences locales et donc nourrir l'exode des compétences.

L'appel aux compétences nationales a cet avantage supplémentaire qu'il permet de connaître l'itinéraire de chacun et donc sa compétence réelle. En matière scientifique et universitaire, rien ne remplace le jugement des pairs. De plus, même en ce qui concerne les compétences se trouvant à l'étranger, seules les compétences scientifiques locales peuvent les identifier, déceler les fausses réputations, reconnaître les contrefaçons. Surtout pas les politiques. En effet, concernant le monde de la science et de la recherche, la confiance de nos responsables semble sans limite. C'est un monde probablement qu'ils idéalisent. Ils le connaissent mal si ce n'est pas du tout: le domaine de la recherche et de la science, comme tout domaine de la création intellectuelle, est un domaine très sensible, très vulnérable à toutes sortes de manipulations : CV et même résultats de recherche. C'est la raison pour laquelle la communauté universitaire et scientifique, partout dans le monde et depuis toujours, a prévu tout un système de vérification et de contrôle: publication des résultats, revues scientifiques de référence internationale, ainsi que leur reproductibilité indépendante, soutenance publique des thèses et présentations des travaux de recherche, etc. Cette crise sanitaire, la crise du coronavirus, en Algérie, comme partout ailleurs, révèle bien des problèmes en indiquant, en même temps, les moyens de les surmonter et les voies de l'avenir pour aller vers la République nouvelle à laquelle tout le monde aspire.

Ici, il révèle, entre autres, les rapports entre Science et Pouvoir. Ces rapports sont encore plein de malentendus en Algérie. Depuis l'indépendance, les pouvoirs qui se sont succédé ont autant pu surestimer, absolutiser l'action de la science et de la technologie, en en faisant une solution miracle, qu'ils l'ont en pratique sous-estimée, c'est-à-dire en ne l'entourant pas de la considération nécessaire, en faisant abstraction de ses déterminants sociaux, c'est-à-dire des conditions sociales et de l'environnement à lui créer. La surestimation des compétences externes n'est que l'autre volet de la sous-estimation des compétences internes. On ne peut imaginer à quel point le fait que de hauts responsables et l'establishment aillent se faire soigner, et souvent en réalité mourir, à l'étranger a fait du mal et a symbolisé souvent l'attitude de défiance du pouvoir envers toute la science, et pas seulement la médecine algérienne, et au final envers les compétences nationales elles-mêmes. De même, n'était-il pas possible de trouver dans le riche réservoir de professeurs de médecine en Algérie une compétence susceptible d'assurer la responsabilité de la sécurité sanitaire du pays. Ceux- là étaient là, et ont consacré leur vie et leur travail à la santé de ce pays. C'est en soi la meilleure des garanties.

*Pr.

1) https://www.tsa-algerie.com/utilisation-de-la-chloroquine-en-algerie-nous-avons-constate-tres-peu-deffets-secondaires-graves/

2) https://www.lepoint.fr/afrique/le-professeur-didier-raoult-n-est-pas-encore-seul-27-05-2020-2377259_3826.php

3) https://www.algerie360.com/pr-sanhadji-des-lobbies-etrangers-derriere-larret-des-traitements-a-base-de-chloroquine/ et https://www.youtube.com/watch?v=swpROi0AfmI

4) Idem

5) http://www.aps.dz/sante-science-technologie/106145-l-agence-nationale-de-securite-sanitaire-favorisera-la-reforme-du-systeme-sanitaire-et-sera-souveraine-dans-ses-decisions

6) https://www.leprogres.fr/rhone/2013/04/10/jean-louis-touraine-et-kamel-sanhadji-leur-projet-avorte-aux-bermudes

7) https://www.algerie1.com/indiscretion/agence-de-securite-sanitaire-la-designation-du-pr-senhadji-a-sa-tete-ne-plait-pas-aux-mandarins