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Comme une ambiance des années 1970

par Kenneth Rogoff*

CAMBRIDGE - Il est encore trop tôt pour prédire l’évolution à long terme de l’épidémie de coronavirus. Ce qu’il est en revanche possible d’annoncer, c’est la possibilité toute proche d’une nouvelle récession mondiale, qui pourrait être très différente de celles apparues en 2001 et 2008.

Pour commencer, il faut s’attendre à ce que la prochaine récession émane de Chine. Elle pourrait d’ailleurs avoir déjà débuté. La Chine est une économie hautement endettée, qui ne peut se permettre d’être interrompue aujourd’hui, comme ne pouvait se le permettre un Japon à croissance rapide dans les années 1980. Individus, entreprises et municipalités ont besoin de fonds pour rembourser leurs dettes massives. Démographie nettement défavorable, rétrécissement des perspectives de rattrapage technologique, et surabondance des logements liée à des programmes de relance récurrents - sans parler d’un processus décisionnel de plus en plus centralisé - présagent d’ores et déjà d’une croissance significativement moindre en Chine au cours de la prochaine décennie.

Par ailleurs, absent des deux précédentes récessions mondiales de ce siècle, le nouveau coronavirus, le COVID-19, entraîne un choc de l’offre et de la demande. Il faut remonter aux chocs de l’offre pétrolière du milieu des années 1970 pour observer un impact aussi conséquent. Bien entendu, la peur de la contagion impactera la demande relative aux compagnies aériennes, au tourisme international, et l’épargne de précaution augmentera. Mais lorsque plusieurs dizaines de millions de personnes ne pourront se rendre à leur travail (par crainte ou en raison des confinements), que les chaines de valeur planétaires se briseront, et que le commerce mondial diminuera en raison de la méfiance des pays autour des statistiques sanitaires des autres, la souffrance sera au moins aussi importante du côté de l’offre.

Les pays impactés creuseront à juste titre d’importants déficits liés aux dépenses visant à consolider leur système de santé ainsi qu’à soutenir leur économie. Si les pays épargnent pour les jours difficiles, c’est pour dépenser lorsque les difficultés se présentent, et la préparation aux pandémies, aux guerres, aux crises climatiques et autres événements imprévus démontre précisément pourquoi les déficits budgétaires illimités sont dangereux en périodes favorables.

Or, trop de dirigeants politiques et commentateurs économiques échouent à comprendre en quoi la composante offre pourrait rendre la prochaine récession différente des deux précédentes. À la différence de récessions principalement engendrées par une pénurie de demande, un ralentissement du côté de l’offre peut entraîner d’importantes baisses de production, ainsi que des goulots d’étranglement à grande échelle. Dans ce cas, les pénuries généralisées - phénomène que certains pays n’ont pas connu depuis les files d’attente aux stations essence dans les années 1970 - sont en fin de compte susceptibles de pousser l’inflation à la hausse, pas à la baisse.

Certes, les conditions initiales d’une maîtrise de l’inflation généralisée sont aujourd’hui extrêmement favorables. Pour autant, quatre décennies de mondialisation ayant certainement constitué le principal facteur d’une inflation faible, un repli prolongé derrière les frontières nationales, lié à une pandémie de COVID-19 (voire à la peur durable d’une pandémie), en parallèle de frictions commerciales croissantes, constitue la recette parfaite d’un retour à des pressions haussières sur les prix. Dans un tel scénario, l’augmentation de l’inflation pourrait pousser à la hausse les taux d’intérêt, et mettre en difficulté les décideurs monétaires et budgétaires.

Il faut également souligner que la crise du COVID-19 frappe l’économie mondiale alors même que la croissance est déjà faible, et que de nombreux États sont lourdement surendettés. La croissance mondiale en 2019 a atteint seulement 2,9 %, peu supérieure aux 2,5 % qui constituent historiquement le signe d’une récession mondiale. L’économie de l’Italie commençait difficilement à se rétablir lorsque le virus est apparu. Le Japon s’orientait déjà vers la récession après une hausse inopportune de sa taxe sur la valeur ajoutée, tandis que l’Allemagne chancèle sur fond de désarroi politique. Ce sont les États-Unis qui semblent dans la meilleure forme, mais ce qui apparaissait hier comme un risque de 15 % de voire une récession frapper avant les élections présidentielles et du Congrès en novembre semble aujourd’hui beaucoup plus élevé.

Il peut apparaître surprenant que le nouveau coronavirus soit susceptible de provoquer autant de dégâts économiques, au sein même d’États à priori doté des ressources et technologies suffisantes pour faire face. Parmi les principales explications à cela, les générations précédentes étaient beaucoup moins aisées que la génération actuelle, et par conséquent beaucoup plus d’individus n’avaient d’autre choix que de prendre le risque d’aller travailler. Hier, contrairement à aujourd’hui, un retrait économique radical en réponse à une épidémie relativement peu mortelle n’était pas une option.

Ce qu’il s’est produit à Wuhan, épicentre de l’actuelle épidémie en Chine, est aussi extrême que révélateur. Le gouvernement chinois a pour l’essentiel confiné la province du Hubei, plaçant 58 millions d’habitants sous le coup de la loi martiale, et empêchant ainsi les citoyens ordinaires de quitter leur domicile, sauf circonstances très spécifiques. Dans le même temps, le gouvernement semble en capacité d’alimenter les citoyens du Hubei en eau et nourriture depuis environ six semaines, ce qu’un pays pauvre ne pourrait imaginer pouvoir faire.

Ailleurs en Chine, de nombreux habitants de grandes villes telles que Shanghai et Pékin sortent très peu de leur domicile, afin d’éviter de s’exposer. Les gouvernements de pays comme la Corée du Sud et l’Italie ont beau ne pas appliquer les mesures extrêmes imposées en Chine, de nombreux habitants restent également chez eux, ce qui est synonyme d’impact négatif important sur l’activité économique.

La probabilité d’une récession mondiale a considérablement augmenté, bien au-delà de ce que veulent bien admettre les investisseurs et institutions internationales dans leurs projections habituelles. Les dirigeants politiques doivent comprendre qu’en parallèle des taux d’intérêts et des relances budgétaires, le choc immense subi par les chaînes logistiques mondiales doit également être appréhendé. Le soulagement le plus immédiat pourrait résider dans une marche arrière significative de l’Amérique concernant les droits de douanes dans le cadre de sa guerre commerciale, ce qui apaiserait les marchés, et ce qui démontrerait un certain sens politique vis-à-vis de la Chine, tout en remplissant un peu plus les poches des consommateurs américains. Le temps de la récession mondiale est celui de la coopération, pas de l’isolement.

Traduit de l’anglais par Martin Morel
*Ancien économiste en chef du FMI, est professeur d’économie et de politique publique à l’Université d’Harvard