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Le grand désarroi

par Mourad Benachenhou

Comment et quand l'Algérie sortira-t-elle de la crise profonde dans laquelle elle est plongée depuis bien longtemps, et qui a finalement éclaté au grand jour le 22 Février 2019? Dans le contexte actuel, il n'y a aucune réponse à ces deux questions, pour la bonne raison que ce genre de situations inédites et rares dans l'histoire, est rebelle à des modèles d'analyses préétablis, et n'appelle pas à des solutions toutes prêtes.

Le manuel : « Comment sortir d'une crise politique en 1 minute,» une mystification, s'Il est jamais écrit !

Hélas! Dans certains cas, et si portés soit-on à refuser de le reconnaitre, la meilleure et la plus sûre façon de trouver son chemin est le tâtonnement.

L'innovation dans l'approche, tenant compte des spécificités nationales algériennes, est de mise, et l'argumentation inspirée du raisonnement par analogie, ce grand défaut simplificateur de nombre d'analystes perspicaces, n'aboutira certainement pas à la découverte de la parfaite solution, ni même à la moins mauvaise, quels que soient les critères utilisés pour évaluer l'une et l'autre.

Il ne faut pas confondre simplisme et simplicité, et trop souvent la distinction entre l'un et l'autre est impossible, spécifiquement dans le domaine politique, particulièrement complexe, car il touche à toute une société en crise, dans laquelle interviennent de multiples facteurs, les uns visibles à tous, et les autres cachés au point où, malgré leur importance, ils sont impossibles à déceler, et dont l'analyse n'a donc rien de simple, par définition. L'omniscience ne fait pas partie des qualités de l'individu face à ce genre de situation, et les erreurs grossières d'analyse ne sont jamais loin, avec les conséquences néfastes qu'elles peuvent engendrer !

Il faut faire, donc, preuve de modestie, d'ouverture d'esprit, et se prémunir contre les raisonnements précipités et les analyses à l'emporte-pièce qui ne font qu'obscurcir la vision de ce phénomène extraordinaire qu'est le Hirak, ce produit spontané du génie populaire qui révèle la vitalité d'un peuple longtemps qualifié de passif et de résigné.

L'omniscience politique, une stupide prétention sans fondations !

Pourtant, nombre « d'hommes politiques » qui, bien que condamnés à être de simples spectateurs du fleuve populaire, veulent à tout prix faire croire qu'ils auraient été, à titre individuel, les précurseurs du Hirak, et, donc, auraient immédiatement compris ses causes, ses motifs et ses objectifs, dés le moment où il a envahi la scène politique nationale. Ils seraient, selon leurs propos, en possession de la formule magique « secrète » donnant immédiatement satisfaction à toutes les attentes de ce mouvement.

Munis de ce capital autoproclamé « d'omniscience, » Ils jouent tantôt aux ingénieurs confrontés à une fuite inopinée de gaz, et qui en connaissent l'origine, et disposent de la boite à outils nécessaires pour l'arrêter, à condition qu'ils soient autorisés à intervenir pour la boucher, tantôt aux prophètes, doués de perspicacité d'inspiration divine, ayant eu à l'avance une connaissance détaillée du mouvement, édictant des rites spécifiquement conçus pour le maitriser, et traçant avec assurance le chemin vers la salvation.

La modestie n'est, nulle part au monde, la qualité principale des hommes politiques, en particulier lorsque la puissance odeur de la proximité du pouvoir les conduit à « redoubler de férocité, »selon l'expression d'un célèbre écrivain algérien du siècle dernier. Ils se vantent, à longueur de pages de médias imprimés, de sites internet ou de débats télévisés, d'être capables de tracer, au détail prés, le chemin qui doit être parcouru pour que l'Algérie sorte rapidement et surement de la tourmente actuelle. Ils prétendent posséder l'omniscience leur permettant d'effacer, quasi du jour au lendemain, tous les maux dont souffre la société algérienne, qui se sont accumulés au fil des décennies depuis Juillet 1962, et qui ont été compliqués, au cours des ces vingt dernières années par le mode de gouvernance destructeur de la Nation, qu'avait déployé le président, certes déchu, mais non encore traduit en justice pour ses crimes contre cette Nation.

Un ancien premier ministre n'est pas une victime du « système, mais son complice et comparse !

« Qu'on nous confie les rênes du pouvoir et vous verrez ce que vous verrez.» C'est, sans caricature ou ironie, le fil conducteur de l'idée de « période transitoire » que défendent ces « supermen » politiques. Parmi ces personnalités qui se prétendent prédestinés à sauver l'Algérie de ses tourments passés et actuels, beaucoup ont occupé des postes de responsabilité au plus haut niveau de la hiérarchie politique du pays. Ils ont, donc, qu'ils le reconnaissent ou non, pris part, d'une manière ou d'une autre, à la lente descente aux enfers qui a abouti à l'explosion populaire actuelle.

Pour se laver de leur collaboration avec le régime moribond, certains d'entre eux, complices et comparses de ce régime, ont poussé l'indécence jusqu'à se poser en victimes. Ils remplissent, pour gagner le soutien de l'opinion, l'espace public de pleurnichements sur la tristesse de leur sort et l'ingratitude de leur ex-employeur!

Le poste majeur de chef de gouvernement ou de premier ministre ne peut, et quels que soient les critères utilisés, placer la personne parmi les « victimes du pouvoir. » Ces « malheureux, » qui se prétendent « opposants permanents du régime » alors qu'ils le servaient avec zèle au point de le convaincre de leur offrir des postes politiques puissants, sombrent jusqu'au cou dans la mauvaise foi et la fourberie.

Si, vraiment, ils étaient dans l'opposition, même virtuelle, -comme certains le prétendent -avant même d'être appelés à des postes de haute confiance, que le régime passé ne distribuait pas à tout un chacun, pourquoi ont-ils accepté de les occuper et de servir servilement, -même si c'est là un pléonasme,-ce régime qu'ils vouent actuellement aux gémonies ?

On peut s'interroger à juste titre sur la solidité de leurs convictions politiques et sur leur sincérité : ont-ils choisi de servir le système par ambition, et sans remord de conscience, parce que cela flattait leur égo et satisfaisait leur vanité ? Ont-ils basculé dans la position d'opposants, appelant même à la naissance d'une seconde république, par dépit, plutôt que par conviction ?

Dans le contexte actuel, qui exige un engagement profond et sans réserve pour une nouvelle Algérie, ces questionnements n'ont rien d'impertinent ou de marginal. Les Algériennes et Algériens veulent une rupture avec les pratiques politiques passées, où les postes les plus élevés de l'Etat étaient exclusivement réservés à des complices ou des comparses, comme le prouve amplement la chronique judiciaire actuelle.

Le message profond du Hirak occulté et parasité

Le recyclage des «déchus du système, » ne constitue pas la meilleure base de départ pour une Algérie nouvelle. En fait, ceux qui veulent rebondir et relancer leur carrière politique sur le « trampoline » du « Hirak » ne l'aident pas à atteindre ses objectifs.

Au contraire, ils parasitent ses messages et travaillent pour en détourner le cours à leur avantage. Ils ne sont pas les alliés du peuple, mais ses exploiteurs. Ils veulent entretenir la confusion actuelle pour la retourner à leur faveur, lasser les tenants actuels en augmentant le volume des bruits de fonds qu'ils émettent, sous la forme d'une pluie de « projets de sortie de la crise, » tout aussi farfelus et inconsistants les uns que les autres, et tout aussi nuisibles les uns que les autres, car ils sont fondés sur une image ultra-simplifiée des causes de la crise, et donc sur des solutions qui, par définition, sont mortes-nées , car elles évitent l'essentiel des questions et des revendications posées par le Hirak.

Ils veulent à tout prix planter dans l'esprit des uns et des autres qu'il suffit de tracer une route qui ne va nulle part, car leur plan donne les étapes de sa construction, mais non où elle doit arriver et par où exactement elle doit passer.

«Nous ne savons pas où il faut aller, mais nous savons comment y aller !»

En fait, tous les plans de sortie de la crise, qu'ils aient été les œuvres de « personnalités, » politiques , intellectuelles, ou autre, seuls ou regroupés en conclaves, décrivent bien comment il faut marcher, mais pas où la marche va se diriger. Qu'on ne l'oublie pas, la démocratie aussi est une procédure, pas un programme. Le résumé de leur démarche, absurde, peut être le suivant :

« Nous ne savons pas où il faut aller, mais nous savons comment y aller. » Ils ne remplissent même pas le vide politique. Ils font faire du surplace au Hirak, et c'est la raison pour laquelle il continue de plus belle. Il demande un chemin. On lui explique comment il doit marcher !

Et, pire encore, on constate que beaucoup applaudissent à cette approche et la considèrent comme « positive. » Certes, elle manifeste la liberté d'expression qui règne finalement dans le pays. Mais, être libre de raconter n'importe quelle sornette n'est pas avoir systématiquement raison. Il ne faut pas confondre l'expression d'un point de vue avec la validité de ce point de vue. Ce n'est pas parce qu'une absurdité prend la forme imprimée qu'elle revêt brusquement la qualité de vérité absolue.

L'argument d'autorité n'est pas suffisant, non plus, pour transformer des délires en paroles d'or. Les titres universitaires, les titres officiels ne sont pas forcement des preuves de bon sens ou de rationalité, particulièrement dans le contexte actuel où chacun et sa femme de ménage se croient doués de génie politique.

Une offre de dialogue dont on ne peut contester la bonne foi, mais dont on peut questionner l'effectivité

On peut même affirmer, sans trop de risque, que le dialogue libre de toutes contraintes qu'appellent les autorités du pays, ne va déboucher que sur le maintien du statu-quo, car les conditions politiques et sociales de son effectivité ne sont pas réunies.

La classe politique qui est volontaire pour y prendre part n'a pas encore prouvé qu'elle avait les racines populaires lui permettant de parler au nom d'une partie suffisamment importante de la communauté nationale pour représenter réellement son opinion. Toutes les initiatives de la société civile souffrent du fait qu'elles aussi émanent de milieux sans mécanisme « d'embrayage » les liant au Hirak , et ne se placent pas, malgré leurs prétentions, au niveau politique, mais restent au niveau intellectuel, c'est-à-dire sur le même plan que les efforts des analystes qui étalent leurs vues dans les colonnes de la presse nationale, sans, toutefois, -il est important de le souligner- prétendre à aucune représentativité populaire.

La stratégie diplomatique stérile de l'esquive

De plus, le recours à l'approche tirée de la pratique diplomatique pour gérer la coalescence des « oppositions, » n'est pas une bonne idée. On sait, et on en a l'expérience amère, que le diplomate a le défaut professionnel de l'excès de recours à la stratégie de l'esquive, et passe maitre dans l'art de réunir autour de la même table des adversaires de tout bord, et à obtenir des accords formels, qui s'attachent à ne traiter que les sujets qui ne divisent pas, mais laissent de côté les problèmes de fonds, accords qui s'effondrent aussitôt les réunions terminées. L'histoire du monde, et même de l'Algérie, abonde de situations où les accords sont signés et ratifiés avec grande solennité, mais débouchent sur des crises encore plus graves que celles qu'elles avaient sensé régler. Sans aucun doute, il pourrait sortir de conclaves réunissant à la fois « les loups et les agneaux, » des déclarations communes faisant croire à une avancée dans la définition d'une feuille de route permettant de parvenir à voir la lumière au bout du tunnel actuel, mais où ni la nature des loups, ni celle des agneaux n'est changée, et où, donc, les problèmes essentiels seront laissés de côté au profit de détails procéduraux. On arriverait à un accord de façade qui ajoute encore plus à la confusion actuelle.

En conclusion

Tous les problèmes accumulés, mal résolus ou ignorés depuis l'indépendance du pays, et exacerbés par la gouvernance destructive du président déchu, et qui a s'est étalée sur plus du tiers de la période d'Indépendance, sont remontés à la surface à la suite du mouvement de résurrection nationale, connu maintenant sous le nom de Hirak .

Les solutions toutes faites, ou tirées de situations analogues pour sortir le pays de sa crise complexe ne permettront pas à la Nation de dépasser cette phase, la plus périlleuse de son histoire contemporaine .

Toute approche simpliste, tirant ses références de situations étrangères analogues, ne peut qu'ajouter à la confusion actuelle ;

Il n'y a pas de solution toute faite et toute prête pour ramener la sérénité dans le pays et établir un système politique tirant sa légitimité de la volonté populaire ;

Dans ce contexte complexe et délicat, certains « repentis » de l'ancien système de gouvernance tentent d'exploiter à leurs fins personnelles le mouvement populaire, et proposent des solutions qui sont, non seulement, inappropriées, mais également sources de dangers supplémentaires, car elles omettent d'aborder les problèmes de fonds soulevés par le mouvement populaire ;

Ces « repentis » et ceux qui appartiennent à la même mouvance idéologique qu'eux proposent, en guise de solution de sortie de la crise, des procédures qui sont vides de toute substance politique, et renvoient à plus tard la discussion sur les choix stratégiques qui doivent être faits pour consolider la Nation algérienne et garantir la continuité de l'Etat

La proposition d'organiser un dialogue libre de toutes contraintes parmi les membres de la société civile constitue une approche dont on ne saurait discuter la bonne foi, car la situation du pays est top fragile pour se prêter à des manœuvres de diversion et des ruses ;

Cependant, ce n'est encore rien d'autre qu'une autre forme de procédure qui ne conjecture pas définitivement de son contenu, ni de ses résultats ;

Car, dans ce genre de grand déballage, la solution surgira, peu à peu, par tâtonnements et prendra beaucoup plus de temps que ne le laissent croire les divers auteurs de solutions-minutes ;

Entre-temps, il faut bien que le pays soit gouverné, et que d'autres mesures de redressement soient prises par les autorités légales en place.

C'est un exercice à la fois stupide et stérile que de questionner chacune des décisions prises par un gouvernement qui assure la pérennité de l'Etat et la survie de la Nation.

La vigilance nécessaire ne doit pas donner lieu au dénigrement, qui ne rime à rien d'autre qu'à affaiblir les forces de changements et à multiplier les obstacles qui jonchent la route vers une Algérie nouvelle et forte, une Nation unie par un destin, une histoire et des valeurs partagées, que certains, profitant du Hirak, veulent mettre en cause, sous le couvert de lutte identitaire, comme si le système colonial n'avait tenté de faire disparaitre l'identité que d'une partie de la population du pays, et comme si le drapeau national n'était pas le symbole sous l'ombre duquel se regroupent toutes les communautés de cette Nation, forgée par la lutte et le sang de toutes ses composantes populaires, dans leur diversité dialectale, linguistique et culturelle.

Ceux qui exploitent le »Hirak » pour faire avancer une cause, dont les références sont exclusivement tirées de la falsification de l'Histoire , inventée par l'ancienne puissance coloniale pour justifier son occupation et ses exactions, risquent fort de faire dérailler la Résurrection Nationale que demande ce mouvement, tout en ruinant la légitimité de leur propre cause !. S'appuyer exclusivement sur les écrits coloniaux n'est pas le meilleur chemin vers la reconquête de l'identité, alors que sa revivification doit tout à l'indépendance de l'Algérie. Le message du Hirak est un message d'unité nationale qui ne doit pas être parasité, car de sa réussite ou de son échec dépendra l'avenir politique du pays. Tout ce qui peut ajouter au désarroi actuel doit être laissé de côte, à moins que certains visent, non à faire triompher le Hirak, mais à l'exploiter pour détruire la Nation algérienne au profit d'intérêts qui n'ont rien à voir avec ceux du peuple algérien. Il ne s'agit pas d'une question d'opinion, mais d'un problème d'objectifs, et les manipulateurs derrière la tentative de dérailler le Hirak le savent très bien.Et ils peuvent bien ne pas être ce qu'on pense qu'ils sont !

Dans ce contexte de trouble, tous les coups sont permis, et l'ami et le soutien le plus proche, le plus fidèle et le plus engagé pour la cause qu'on embrasse, risque de se révéler être le pire des ennemis.

L'exploitation des passions les plus populaires, les plus spontanées et les plus sincères a souvent servi, au cours de l'histoire, à détruire les causes les plus nobles et à défaire leurs partisans les plus convaincus et les plus décidés.

Les ennemis du « Hirak » ont-ils finalement trouvé la faille pour le briser ? « L'union fait la force, » et jamais cette devise n'a été aussi valable que dans ces temps de grande tourmente et d'incertitudes. « Une seule voix, un seul message, » tel est le secret de la réussite de ce mouvement de Résurrection nationale ! Il ne faut pas que le message d'espoir du « Hirak » se transforme en cri de désespoir, et que l'œuvre de reconstruction de la Nation qu'il réclame devienne le premier pas vers la destruction et l'anarchie.