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Un 6 décembre à Alger

par Abed Charef

Un soleil magnifique illumine Alger en ce 6 décembre. Il donne à la cité cette couleur et cette lumière éclatantes, uniques, qui ont séduit tant de poètes et de voyageurs.

Car Alger est, en ce 6 décembre, animée d'une fièvre particulière. Quelque chose d'énorme se prépare. Des hommes ont discrètement pris possession de la ville. Ils préparent les Algériens à la visite d'un chef d'Etat français, avec la ferme volonté de lui délivrer un message qui va changer le cours de l'histoire. Des hommes, certains illustres, d'autres moins connus, ont joué un rôle, direct ou indirect, dans ces évènements. Nous en citerons trois : Boualem Rouchaï, Belhadj Othmane, et Mohamed Bousmaha, dit Mohamed Berrouaghia. Le premier est natif de Belcourt, ce quartier qui porte aujourd'hui le nom de Mohamed Belouizdad, premier chef de l'OS. Hocine Aït-Ahmed, son successeur à la tête de l'OS, avait demandé que le cortège le transportant à sa dernière demeure traverse ce quartier, pour lui dire adieu.

Nous sommes le 6 décembre 1960. Boualem Rouchaï avait quitté, quelques jours plus tôt, ses compagnons de l'ALN sur les hauteurs de Chréa, en promettant qu'ils entendraient bientôt la voix de l'Algérie, mais à partir d'Alger, cette fois-ci. Il avait un petit transistor, objet de luxe à cette époque, qu'il a offert à un de ses compagnons, en guise de cadeau d'adieu. « Ça te permettra de savoir ce que nous aurons accompli », lui a-t-il dit.

Le second, Bousmaha, est originaire de Berrouaghia, comme son surnom l'indique. Depuis que, jeune lycéen, il avait décidé de rejoindre l'ALN, il avait connu les moments fastes des katibas, les périodes plus dures, lors des grandes opérations de l'armée coloniale, et les drames qui ont émaillé le quotidien de l'ALN. Il avait été arrêté avant le grand jour. Belhadj Othmane, dit Si Djaafar, complétait le trio. Ahmed Bennaï, compagnon de Boualem Rouchaï, est le seul à avoir immortalisé ces moments dans un livre, après avoir participé à ces grands moments.

Ces hommes avaient été chargés par le FLN de reprendre Alger, que la wilaya IV tentait de réorganiser après le démantèlement des réseaux de la Zone Autonome d'Alger.

En ce début décembre 1960, au sein d'un groupe peu nombreux, avec des moyens dérisoires, ils font face à un évènement d'envergure : une visite du général De Gaulle, qui devait clore, à la mi-décembre à Alger, la dernière tournée qu'il fera jamais en Algérie. Dans une ville totalement quadrillée par l'armée coloniale et les forces de sécurité, les hommes de l'ALN tentent, à travers leurs contacts, de reconstituer les réseaux démantelés depuis quatre ans, lorsque les parachutistes de Bigeard avaient saccagé la ville. Après de nombreuses péripéties, dont ils se sortent miraculeusement, ils se retrouvent donc au cœurd'une bataille d'une envergure inédite : montrer que le FLN garde la confiance et l'adhésion de la population. L'enjeu de cette bataille souterraine est immense. De Gaulle veut prouver que ses choix politiques pour l'Algérie ont porté. Même si les écrits postérieurs indiquent qu'à ce moment-là, son idée sur l'avenir de l'Algérie est faite, il manœuvre encore, cherchant l'adhésion d'une frange d'Algériens et d'une partie des colons avec lesquels il veut composer. Il voulait donner corps au slogan qu'il venait de lancer, « l'Algérie algérienne ».

Pour les ultras de la colonisation, l'objectif est différent. Ils veulent imposer leur choix à un De Gaulle qu'ils considèrent en difficulté, et qu'ils veulent mener à une confrontation avec l'armée française. Mais si De Gaulle et les colons peuvent agir à découvert, les hommes de l'ALN ne peuvent en faire autant. Alger est supposée pacifiée, et il serait difficile d'y trouver des militants. Boualem Rouchaï Mohamed Bousmaha, et Belhadj Othmane, dans des rôles différents, ont longtemps travaillé dans l'ombre.

Le jour J, il suffira d'appuyer le bon bouton. Ce sera fait une semaine plus tard, le 11 décembre 1960. C'est Boualem Rouchaï qui réussit à changer le cours de l'histoire. Face à des manifestants mobilisés et encadrés par l'administration coloniale pour revendiquer cette fameuse « Algérie algérienne », le 10 décembre, il décide d'accompagner le mouvement et de le détourner au profit du FLN.

Après quelques heures de préparatifs fiévreux, les rues s'emplissent de manifestants, le 11 décembre, mais cette fois-ci, ils brandissent le drapeau FLN.

Ces militants, Frantz-Fanon avait passé la partie la plus dense de sa vie avec eux. Venu de sa lointaine Martinique, il était rapidement devenu l'un d'eux, essayant à la fois de théoriser et de porter leur combat.

Il deviendra une de leurs icônes. Quand ces hommes de décembre 1960 ont pris possession de la rue, Fanon a compris que le combat était sur le point de s'achever. Il ne restait plus qu'à trouver les moyens d'y mettre un terme. Ce sera fait sans lui, car Fanon partira un an plus tard, un 6 décembre.

Cela se passait 56 ans avant la visite d'Emmanuel Macron.