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Les artistes, les vigiles de la société !

par Kamal Guerroua

En lisant l'ouvrage «Diego et Frida» de l'écrivain français JMG Le Clézio, je me suis vite laissé voguer dans l'univers des arts et de la culture. Cet univers aussi vaste que fantastique où il n'y a plus aucune barrière entre l'amour et l'engagement ! Follement épris de l'artiste-peintre Frida Kahlo (1907-1954), le peintre muraliste Diego de Rivera (1886-1957) eut fini par demander la main de sa dulcinée. A ce moment-là, le père de la concernée se contenta, non sans un brin d'humour ironique, d'une seule remarque pourtant passée depuis à la postérité : »Ce sont les noces d'un éléphant avec une colombe !». En avait-t-il tort? Non ! D'autant que ce fut, en vérité, l'alliance d'un géant de la peinture mexicaine moderne qui s'est engagé, tout au long de son existence, à promouvoir la culture paysanne et citadine où s'expriment facilement toutes les sensibilités plébéiennes ainsi que le legs révolutionnaire du Mexique et de cette femme libre, sa compatriote, douée d'une intelligence enchanteresse, intense et hypnotique. Celle-ci aurait également donné, par le charme au sens fort de ses tableaux de peinture, une puissance onirique à l'âme mexicaine moderne. Les deux ont fait rimer fibre artistique avec engagement et vocation citoyenne au moment où leur patrie s'enfonçait dans les remous post-révolutionnaires. Ces deux promeneurs dans la rêverie politique de leur époque nous rappellent aussi deux autres figures artistiques, l'Espagnol Pablo Picasso (1881-1973) et l'Algérien M'hamed Issiakhem (1928-1985). Âme vive et percutante, le premier a pu transformer un drame, en l'occurrence, le bombardement en 1937 de l'aviation nazie de la ville basque «Guernica», en moment de ressouvenance mémorielle et surtout en un hymne à la vie et à l'espérance. Le second, blessé et amputé lui-même de sa main gauche suite à l'explosion d'un obus ayant ôté, en 1943 durant la colonisation, la vie à deux autres membres de sa famille, il a ressuscité par la vivacité de ses peintures le dernier vestige de l'humaine condition enseveli sous les décombres d'une monstruosité coloniale aussi abjecte qu'irrationnelle. Bref, les artistes ne sont pas seulement ces êtres bancals et ces destins étranges qu'on croit faits de souffrance, de fragilité et de vagabondage mais les hérauts des ressentis de leurs peuples et de leurs nations. Ainsi, réfutent-ils les discours promotionnels de toutes les idéologies et les cloisons institutionnelles des totalitarismes et des dictatures, en transmettant par le biais de l'art la ferveur des indignations de leurs compatriotes. Puis, en multipliant les errances, physiques et imaginaires fussent-elles, ils explorent les peurs, démantèlent les orthodoxies et détruisent les tabous qui hantent les esprits. En outre, ils ne laissent pas le temps basculer dans l'éternel passé mais jettent des ponts d'espoir vers l'avenir. C'est pourquoi l'œuvre d'un artiste quelconque s'inscrit toujours dans une dimension immortelle, dans l'au-delà des vécus et des frontières. Le Turc Orhan Pamuk n'a-t-il pas, comme on dit, jamais quitté Istanbul, sa ville natale, quoique fustigeant toujours dans ses œuvres les frontières et les limites? Tout se passe dans la tête lorsque quiconque est emprisonné entre quatre murs. Il ne peut s'en échapper que par l'imaginaire, la liberté d'esprit. Toute la vie semble figée et seul le rêve offre un horizon, une promesse. L'art n'est-il pas, après tout, un anti-destin comme l'affirme André Malraux (1901-1976) ?