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L'ombre de Moulay Mohand

par Mahdi Boukhalfa

«Votre corruption commence à puer» ! C'est ainsi que s'est exprimée dimanche à Rabat une manifestante venue de Tétouan (nord) pour participer à la «marche de la dignité» organisée en solidarité avec les militants du Hirak, un mouvement de jeunes d'Al Hoceima, dans le Rif, pauvre, sous-équipé et marginalisé par le palais royal depuis les événements de 1958. C'est une manifestation de protestation contre la corruption qui gangrène l'administration marocaine, l'injustice et l'état de sous-développement chronique de la région du Rif, dans le nord du Maroc, pratiquement laissée à l'abandon par les monarques marocains depuis le soulèvement d'Abdelkrim El Khattabi et la création d'une république dans le Rif.

Les manifestations qui se déroulent en ?'non stop'' depuis huit mois dans le nord du pays, après la mort atroce en octobre dernier d'un marchand de poissons dont la marchandise avait été saisie, avaient très vite changé de cap non seulement pour exiger toute la lumière sur les responsabilités de la mort de Mohcine Fikri, mais rouvert la profonde blessure des massacres par le Makhzen de Rifains en 1958 en représailles au soulèvement d'El Khattabi, alors surnommé Moulay Mohand.

Du coup, les revendications socio-économiques du mouvement Hirak, constitué de jeunes militants, se sont radicalisées pour entrer dans le champ de la contestation politique contre un régime monarchiste injuste, corrompu et, surtout, décadent socialement. Bien sûr, côté face, les revendications du Hirak, dont les principaux militants-responsables ont été arrêtés et emprisonnés, portent essentiellement sur l'amélioration des conditions sociales et économiques dans cette région du Maroc déshéritée, où aucune infrastructure d'importance n'a été réalisée depuis le début des années 1960. Pauvre, la région n'offre que peu d'opportunités de survie. D'où ce rassemblement massif, imposant et terriblement significatif d'un ras-le-bol au Maroc contre la répression qui s'est abattue sur les populations rifaines. Côté pile, contre la cécité du palais royal devant la misère, la corruption et l'injustice qui rongent comme un cancer un royaume où toute contestation, toute velléité démocratique de changement des choses sont étouffées par la terreur et le cachot. Les bagnes ont été certes démantelés, mais les «années de plomb» au Maroc sont de retour.

Dimanche à Rabat, au moins 12.000 Marocains en colère avaient manifesté leur solidarité avec les populations du Rif. Selon des observateurs, ce mouvement ?'spontané'', a pris des airs de ?'protesta'' politique contre le régime en place, un air de déjà-vu avec le mouvement de jeunes du 20 Février, dont les militants avaient été réprimés, certains assassinés, comme ces cinq jeunes trouvés morts dans une pharmacie à Al Hoceima durant le printemps arabe, en 2011.

La démonstration populaire de dimanche à Rabat est également un sérieux avertissement aux autorités marocaines qu'il y a des lignes rouges à ne pas franchir, un message ardent au palais royal que les lignes de fracture doivent être vite colmatées, à commencer par la libération des militants du Hirak et la satisfaction de leurs revendications. Car la «marche de la dignité» de Rabat est un signe qui ne trompe pas : les Marocains ont non seulement montré leur solidarité avec les populations rifaines, mais ont surtout lancé un sérieux message d'avertissement au gouvernement, tout autant qu'au roi : la répression dans le Rif est en train de réveiller de profondes fractures qu'il serait difficile de combler ensuite par des demi-mesures enrobées de répression juridico-policière.

Le drame est que le gouvernement, tout comme le palais royal, ne semblent pas avoir compris le message de la rue marocaine, avec des signes évidents que ni la Primature, ni le palais royal ne maîtrisent plus la situation, débordés par l'ampleur de la vague contestataire menée par le Hirak depuis octobre dernier. Des revendications que les Marocains sont en train d'endosser.