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Belles-lettres de Legende

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

La dernière impression. Roman de Malek Haddad (préface de Nedjma Benachour). Editions Média Plus, Constantine 2015 (Editions René Julliard, Paris 1958, Editions Bouchène, Alger 1989), 800 dinars, 184 pages.



Novembre 54. La guerre est là, bel et bien là, dans une ville vivant encore ?en surface- dans une certaine indifférence. Constantine, la ville qui, du haut de ses ponts bâtis entre les rochers, contemple une (autre) légende naissante.

D'un côté, Said, l'ingénieur bardé de diplômes qui vient de terminer la construction d'un pont, permettant aux populations rurales déshéritées d'économiser du temps sur 60 km de chemins difficiles. Son frère, Bouzid est déjà engagé dans la lutte armée... et, il est décidé que les ponts construits (dont ceux par Said) doivent «sauter».

Il y a, aussi, Lucia, l'enseignante provençale arrivée depuis peu, amoureuse de Said... Mais, avant de rejoindre son nouveau poste en France, elle est victime d'une balle perdue lors d'un «accrochage» en ville. Elle voulait tellement que Said parte avec elle...

Il y a, enfin, Chérif, le beau-frère, petit fonctionnaire bien «assimilé» qui veut «rentrer» en France malgré le refus de son épouse.

Chronique d'une guerre qui n'est pas encore généralisée mais qui pose déjà, avec acuité, le problème des choix. Accepter que «ses» ponts sautent ? Accepter sans regret la mort (inattendue) de Lucia, la gentille «métropolitaine» si amoureuse, ne supportant pas l'«apartheid» colonialiste et si attentionnée ? Ne pas trop s'attacher aux images (extérieures) calmes et sécurisantes des villes et des populations de France ? Oublier ses diplômes ? Etre ou ne pas être... Faire ou ne pas faire... Telles sont les questions... Servir, enfin, à quelque chose... Etre avec les siens... telles sont les réponses... Dans la douleur ? non. Dans la réflexion et dans l'examen de la réalité vécue.

L'Auteur : Constantinois (né le 5 juillet 1927). Un père instituteur. contemporain (et ami) de Kateb Yacine et de M'hamed Issiakhem, (ils formeront un «trio infernal» selon Mohamed Harbi) un des pionniers de la littérature nationale francophone, auteur de quatre romans, d'un essai et de deux recueils poétiques. Une œuvre traduite en près d'une quinzaine de langues. Durant la guerre, il effectuera plusieurs missions (à l'étranger) de conférencier et de diplomate, au nom de l'Algérie combattante. Après l'Indépendance, il mènera une carrière de journalisme culturel, tout particulièrement dans le quotidien ?An Nasr' (de Constantine) de 1965 à 1968.

Directeur de la Culture au ministère de l'Information et de la Culture avec le ministre M-Seddik Benyahia (1968-1972), puis Ces au sein du même ministère (chargé de la production culturelle en français). Co-fondateur et animateur de l'Union des écrivains algériens (Sg de 1974 à 1976). Un seul regret pour tous ses admirateurs : il avait décidé de ne plus écrire en français... qu'il considérait, désormais, comme sa douleur et son exil. Décédé, à Alger, le 2 juin 1978.

Extraits: «Une guerre, même juste, est une difficile habitude à prendre. Une habitude à prendre jusqu'à ce que le décor s'adapte de lui-même au nouveau jeu des acteurs» (p 15), «Je suis comme les autres, je suis avec les autres. Je comprends leur galette et leur fusil...Tout me rattache à eux, tout m'identifie à eux. Je ne suis moi-même qu'avec eux » (p 119), «Faire, c'est un verbe qu'il faudrait embrasser sur les deux joues... Faire... bien faire, faire du bien, faire beau, nom de Dieu, faire beau ! Servir. Servir non pas comme un garçon de café vous sert un Pernod, mais servir, servir à quelque chose» (p 137), «L'Algérien commença à compter le premier jour du onzième mois de l'année mil neuf cent cinquante quatre. Avant, c'était de l'algèbre. On n'écrit plus avec des lettres» (p 142).

Avis : Peut-être le mieux écrit de tous les romans de Malek Haddad. Car le premier, celui du grand amour... pour l'écriture, la prose et la poésie.Celui en lequel tout est investi. Celui qui affronte et tente de répondre aux mille et une interrogations de l' «être» et le «faire» dans une société colonisée, opprimée. Donc, un livre superbement construit, mélangeant les genres, avec une écriture recherchée, certes, mais aux phrases bien faites et aux mots qui touchent. Des longueurs... mais quel style !

Citations : «Souvent les amoureux font (...) des campagnes électorales (...). L'amour n'a pas de programme. Ballotage interdit» (p 25), «Le bonheur ne fait jamais crédit. On dirait parfois qu'il prend un malin plaisir à nous laisser nous endetter. Vous payerez à la caisse. Rien n'est plus traître que le self-servive. Tous les fauchés de joie le savent bien «( p 47), «Les amoureux sont des avares. Une seconde est une seconde, ça ne fait pas deux secondes, ça fait deux baisers» (p 78), «Rien n'est métaphysique dans le malheur humain» (p 79),



L'élève et la leçon. Roman de Malek Haddad (préface de Mouloud Achour) Editions Média Plus, Constantine 2008 (Editions René Julliard, Paris 1960), 650 dinars, 160 pages.



Un homme. Une femme. Un père, Idir Salah. Sa fille Fadila. Lui est médecin, installé, depuis bien longtemps en Provence. Bien «intégré». Traumatisé par les effets de la 2ème Guerre mondiale qu'il a vécue. Déjà se sentant bien vieux, «à cheval sur deux époques, sur deux civilisations» et aux certitudes inébranlables mais fragiles.

Elle, étudiante, aime Omar, un étudiant en médecine. Ils s'aiment et un enfant est attendu. Elle n'en veut pas... elle le voudrait... mais l'Algérie est en guerre contre l'occupant et Omar est recherché en raison de ses activités politiques.

Le père acceptera-t-il de faire «partir» l'enfant, car signe d'une révolte qu'il a vécue. La demande, il la comprend, mais il ne comprend pas l'insulte (!), lui qui se voyait déjà grand-père et presque beau-père. C'est, en fait, là, le nœud de la problématique de l'engagement social et politique (lui qui avait abandonné, femme et enfant, après sept années de vie commune).

Temps de guerre. Temps de fureur. Temps des choix. Temps de sacrifices !

Mais, aussi, conflit de générations.

L'une, «périmée», vivant dans un monde «sécurisé», prisonnière de la «pénombre», avec des «états d'âme» romantiques ou dépassés, qui continue à se poser et à poser des questions. L'autre, la nouvelle qui cherche, d'abord et avant tout, et à tout prix, à se libérer en libérant le pays de l'occupant colonialiste.

L'Auteur : Voir plus haut

Extrait : «Tu es malheureuse parce qu'il serait anormal, voire indécent d'être heureux quand on est Algérien, ou tout simplement quand on a du cœur. Je connais des Algériens qui sont heureux. Mais ceux?là sont des amnésiques... Ils ont le geste sûr des complexes ignorés. Ils ont le verbe haut et ne doutent de rien, les malheureux !Voyez d'ailleurs les ânes comme ils sourient... Même en français, ils sont contents de braire» (p 53)

Avis : Malek Haddad, un maître de l'écriture. Construction claire mais parfois difficile d'accès. Il faut apprendre à le connaître pour l'apprécier. Troisième roman. Pas le plus simple. Pas le plus clair.

Citations : «Le malheur réunit bien plus que la joie» (p 33), «Les veillées sont plus chaudes lorsque l'hiver menace» (p 33), «Rien ne vaut un orphelinat pour raconter la nostalgie des familles «(p 33), «Le bonheur est un accident» (p 33), «C'est un phénomène typiquement algérien : l'intellectuel musulman appartient à toute la communauté» (p 104), «Je hais l'Histoire parce que l'Histoire complique tout . Dans sa forme subalterne, servile et servante, la politique essaie, tente, pauvre petite gamine, de la conduire par le bout du nez» (p 127)



Le Quai aux fleurs ne répond plus. Roman de Malek Haddad (préface de Nedjma Benachour). Editions Média Plus, Constantine 2008 (Editions René Julliard, Paris 1961), 650 dinars, 173 pages.



Un roman où se côtoient le passé et le tragique... avec une chaîne de relations impossibles, comme l'écrit Aragon, poète et ami de Malek Haddad. Heureusement, pourrait-on dire, car, «c'est dans la douleur que naît le chant». Et quel chant que ce roman !

Un roman dont l'exil est beaucoup plus l'auteur que le cadre.

Paris, Constantine. La France, pays colonisateur ; l'Algérie pays colonisé. La guerre qui ne dit pas encore son nom... en tout cas à Paris.

L'histoire de deux amis, l'arabe : Khaled ben Tobbal, écrivain et poète indépendantiste, toujours «supporté» par les autorités coloniales, en exil à Paris... laissant (abandonnant ?) derrière lui Ourida (l'encore jeune et toujours belle épouse) et les enfants. Simon Guedj, avocat, enfant de Constantine, époux assez mal compris de la belle Monique, elle-même fervente (un peu trop ?) admiratrice de Khaled. Monique qui ne supporte plus «les confidences de la vulgarité générées par une intimité, de plus ne plus insupportable et usant l'amour». Simon était devenu gros et «petit» et Monique l'insupportait.

Voilà donc le génial, le beau et l'enigmatique Khaled qui apparaît et c'est la découverte d'un autre homme, d'un autre monde, d'une autre vie.

Entre-temps, la belle Ourida ne répond plus aux lettres. Elle file le parfait amour avec... un officier parachutiste. Khaled ne l'apprendra que plus tard, très tard, par la presse (après l'exécution des deux «tourtereaux», l'officier para et la femme infidèle ).

Fin d'un amour trop idolâtré. La fin d'un homme qui, peut-être, bien que très, trop patriote n'a pas, à force de trop sacraliser ses sentiments, et de trop respecter ceux des autres... finira par ne choisir, une fois encore, que la fuite en avant... dans la mort

L'Auteur : Voir plus haut

Extrait: «Il est étrange que peu d'amitiés aient résisté à l'expérience conjugale. Chacun rentre chez soi. On relègue ses souvenirs dans l'album des vieilles photographies. L'amitié devient presque une erreur de jeunesse, un enthousiame péjoratif, un laisser-aller de mauvais goût. Une fois marié, on n'a plus d'amis, on a des relations» (p 101)

Avis : Dernier (et plus fameux) roman de Malek Haddad. Triste à en mourir. La guerre, l'amour, les trahisons... un mélange assez douloureux. Aujourd'hui, pour emprunter à l'auteur lui-même, Malek Haddad peut «apparaître comme un écrivain qu'alors que le siècle est à Pierre Boulez». Heureusement, de la belle musique !

Citations : «Lorsqu'une femme devient injuste, c'est qu'à coup sûr elle perd du terrain» (p 23), «L'exil, c'est une mauvaise habiture à prendre» (p 27), «Un patriote ne fait pas la patrie, mais la patrie permet les patriotes» (p 39), «Il n'y a pas de goutte d'eau d'eau qui fasse le vase. Il faut plusieurs gouttes d'eau pour faire débordre le vase, c'est tout» (39), «Il n'est rien d'être un homme. Rien, absolument rien. Mais être humain, voilà le difficile, voilà l'essentiel» (p 43), «Une amitié qui s'effrite, c'est le passé qui tombe en ruine, c'est le temps qui dévore la mémoire» (p 100), «Le printemps ne dure pas très longtemps, en Algérie. Sa mission consiste surtout à annoncer l'été» (p 147)

Note : Le deuxième roman, présenté dans Médiatic en date du 31 janvier 2012, est «Je t'offrirai une gazelle», préfacé alors par Yasmina Khadra («son disciple»). Media-Plus. Constantine 2008 (1ère édition : en 1959 chez Julliard, Paris), 169 pages, 400 dinars.Qu'écrivions nous alors ?

«C'est certainement le plus grand écrivain francophone de son temps. Quelle écriture, quelle sensibilité, quelle poésie? et quelle ubiquité. Une qualité, mais aussi, en 1958, alors que la guerre de libération nationale battait son plein, une déchirure pour un tel homme, partagé entre ce qu'il était, ce qu'il voulait être et surtout ce qu'il devait être.

Tout cela est retranscrit avec pudeur et netteté, dans une sorte de culpabilité qui n'ose pas dire son nom, à travers le «héros» (en est-t-il vraiment un ?), partagé entre sa réalité parisienne, bistrotière et germanopratine, terne, un «univers élémentaire», passant des bras d'une allemande jouisseuse instantanée de la vie à ceux d'une femme française, celle-ci, bien mûre, mais qui pense ou parle trop avant de passer à l'acte (une réalité qui est, en fait, une véritable prison, plus ou moins dorée!), et ses rêves d'évasion autour d'une histoire d'amour entre un routier saharien, amoureux des grands espaces et des dunes sans entraves, et une très jeune targuie, un amour pur comme l'air du désert, à la recherche de liberté. L'échec assuré dans les deux dimensions ! Heureusement, et il n'est jamais trop tard pour bien faire (il y en a qui ont bien attendu le 19 mars 1962 pour se réveiller !), il y a l'Ami qui vous révèle une «autre réalité», celle du combat libérateur, un combat où le Peuple n'a que faire de poésie, de rêve et d' histoires d'amour. Il «se fiche de la gazelle promise, des histoires d'harmonica, du vin rosé et du prince-barman». Il choisit alors de ne plus «être un bâtard» et de ne pas publier son roman. Tout en sachant que «les amis qui pensent que les histoires de gazelles ça n'intéresse pas un peuple qui se bat, ont peut-être raison. Peut-être à tort. Car, en fin de compte, c'est bien pour des gazelles et des harmonicas que l'on se bat . L'opportunité n'a toujours pas de talent».

A noter que Malek Haddad, qui, par la suite, a beaucoup écrit dans la presse nationale (en français !) naissante, a le sens des formules qui, en très peu de mots, «disent tout».

Avis : Doit se lire (même si vous l'avez déjà lu) pour en vouloir encore beaucoup plus à l'auteur d'avoir été «récupéré» par le système en devenant (haut-) fonctionnaire, puis d'avoir arrêté d'écrire des romans en français à partir de 1968, à cause d'une «histoire de langue arabe», car il aurait produit des textes encore plus magnifiques. «Il est mort de ne pouvoir écrire» écrit le préfacier. Et, ceci, en fin de compte, a arrangé beaucoup plus la littérature franco-hexagonale et ses auteurs qui n'avaient donc plus de grand concurrent. N'a-t-il pas fallu 178 ans (132 ans de colonialisme et 46 ans d'Indépendance pour qu'un écrivain algérien (et arabe au sens géographique du terme ) entre à l'Académie française (Assia Djebbar en 2005) ?

Phrases à méditer : «Le drame du langage est là : c'est un mur», «J'ai vouvoyé, on m'a dit : tu. Je suis un Arabe, c'était devenu un métier», «Le destin, quand il porte un képi, il faut s'en méfier deux fois. Ou alors être très fort pour lui déplaire et le plus fort pour lui désobéir», «Je t'aime. En arabe, c'est un verbe qui dépasse l'idée», «Il faut mourir dans son lit pour avoir l'idée de prier» et «On ne dit pas d'un chrétien qu'il fait du christianisme lorsqu'il est vraiment croyant ? Parce que les chrétiens dans l'ensemble ne se prennent pas pour Jésus-Christ»