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L'HORREUR AU QUOTIDIEN

par Belkacem Ahcene-Djaballah

LA FIN QUI NOUS ATTEND. Roman de Ryad Girod. Editions Barzakh, Alger 2015, 600 dinars, 161 pages

C'est l'histoire romancée des derniers jours «de la fin du monde» annoncée d'une société en pleine décomposition, prise en étau entre les affairistes jouisseurs et les religieux mortifères, société dirigée par une caste de militaires et d'oligarques qui vit «ailleurs», en dehors d'elle, dans le luxe, la luxure et l'indifférence, ayant à son service des personnes à la gâchette facile, encadrant les quartiers et n'ayant aucune pitié, obéissant au doigt et à l'œil aux ordres d' «en haut» ; une histoire qui tourne autour de la vie quotidienne d'un agent officier des «services», alcoolique sur les bords, vie rythmée par des séismes apocalyptiques et des répliques destructeurs, et par l?attente de la caisse de bon whisky, bien âgé, en provenance d'Ecosse, entre une maîtresse très attentionnée, au prénom significatif, Douce, masseuse (!!!) de hammam, une épouse revêche et devenue inabordable (!) et un enfant, jeune homme obèse, goinfre, fainéant et totalement occupé à «virussé» les réseaux informatiques, pour le plaisir de faire semer, encore, bien plus de panique... bref, un homme qui, pris au piège de sa «vie de merde» dans «une société de merde» en fin de vie, se met à distribuer la «merde» et la mort non comme châtiment, mais comme récompense... pour délivrer sa maîtrese atrocement mutilée par les religieux ou son fils qui a totalement «déjanté». Un roman, mais aussi un essai sur la vie et la mort... dans une «société de merde» et dont la disparition va peut-être enfanter quelque chose de nouveau. «Ce tremblement de terre nous avait brusquement jetés dans une réalité si nouvelle que même le malheur le plus douloureux avait des airs de renaissance». Qui sait ? Phrase à (bien) méditer, surtout en temps de crises.

L'Auteur : Né à Alger en 1970, Ryad Girod est professeur de math'. Il a enseigné à Alger, Ryadh et Paris, dans le cadre de l'Agence pour l'Enseignement français à l'étranger. Déjà auteur d'un premier ouvrage, un récit ( «Ravissements», en 2010, aux Editions Barzakh).

Avis : Un livre étrange, plein de haine et de mépris pour l'humanité telle qu'elle est, car trop cruelle. On le comprend ! Une écriture totalement originale maîtrisée et de virtuose qui ne vous lâche pas : ramassée, rapide, vertigineuse, aux ponctuations rares ou introuvables (voir le style de mon commentaire)... Livre mortifère et déprimant.

Citations : «Ce temblement de terre nous avait brusquement jetés dans une réalité si nouvelle que même le malheur le plus douloureux avait des airs de renaissance» (p 13), «La bonté, le bien, c'est une histoire de sens» (p 112), «Etre mauvais c'est naturel... être bon, au contraire, c'est miraculeux... c'est laisser le miracle s'exprimer, c'est continuer le miracle qui est à l'origine de tout ça» (p 118)

LE MINARET ENSANGLANTE. Roman de Dey Bendifallah. Editions Sedia, Alger 2015, 550 dinars, 186 pages

C'est l'histoire de trois jeunes hommes, amis d'enfance, chacun ayant fait sa vie de son côté, mais chacun n'ayant pas oublié l'autre.

C'est l'histoire de trois adultes plongés, soudainement, dans la tempête islamo-terroriste des années 90 . Il y a,là, le fonctionnaire bureacratique qui essaye de «faire son trou» ou bien plutôt de l'agrandir. Il y a l'intellectuel moderrniste qui se voit obligé à l'exil car se sentant menacé (effectivement, il est dans la liste, inscrit par un des trois). Il a , enfin, le «raté» de la bande, qui, emporté par ses convictions religieuses, veut percer à tout prix allant jusqu'à se mettre au service des assassins .

C'est leur itinéraire qui est décrit ; des cheminements différents mais qui décrivent bien les déchirures internes de la société algérienne durant les années rouges (la décennie noire !) . On y retrouve de tout : un système éducatif lacunaire, une vie familiale dans une société bloquée, une foi religieuse aveugle, la vie professionnellle ratée avec ses difficultés matérielles, la haine des autres, tout particulièrement de l'autorité, une vie politique confuse?

A la fin, l'incompréhension totale s'installe, le dialogue est impossible, les amis et frères qui s'entretuent, les valeurs séculaires positives sont oubliées, l'intransigeance s'installe... et le crime de sang se banalise. La chute du livre est inattendue.

L'Auteur : Né en 1951 à Souk Ahras. Etudie et enseigne l' agronomie durant plus d'une décennie à Mostaganem. Il s'expatrie, durant les années 90. S'installe en France où il se convertit aux métiers du web. Premier roman.

Avis : Un «essai romancé» ou un «roman avec des passages sous forme d'essais» ; une manie bien algérienne

Citations : «La terreur était devenue familière et cette banalisation était elle-même porteuse du pire fléau dont une société pouvait être atteinte : la congénitalité du mal . Jamais un véritable climat de paix ne pourrait succéder à ceclimat de terrorisme» (p 92), «Le peuple devait vivre une modernité d'où il était exclu. Il devait accepter la théorie des castes qu'on lui imposait ou bien choisir le nivellement par le bas, en établissant sa propre règle d'appartenance à cette caste dominante, celle du premier entré dans la mosquée ; en somme, la règle accessible au plus grand nombre excluant de fait la minorité dominante» (p 137)

PANTIN DE FEU. Roman de Bachir Mefti (traduit de l'arabe par Lotfi Nia). Editions El Ikhtilef (et Difaf Publishing, Beyrouth), Alger 2015- 1436 H, 700 dinars, 186 pages

Un livre bien étrange dans sa construction ; à deux voix. L'auteur qui signe l'œuvre d'un autre avec l'accord de ce dernier. Un ami ? un frère ? Un compagnon de lutte. Non, au hasard d'une rencontre, entre amis, autour de verres bien remplis, chez un «gourou» écarté du système ou l'ayant écarté, on ne sait, et dans la discrétion la plus totale. Pas dans la clandestinité, mais presque. Comme tout ce qui se fait de convivial, en Algérie, auujourd'hui encore. : des déçus ? des aigris ? des ratés ? des comploteurs ? Des «complotistes» ? Pas mal d'ambitieux comme celui qui va nous raconter son histoire : encore jeune, portant beau, instruit, une «bonne éducation», fils de famille avec un père, directeur de prison, donc «haut fonctionnaire», exploité par la nomenklatura et qui «sert» très bien le régime politique en place? ou bien plutôt, le pouvoir le plus fort du moment, ou, bien plutôt un «Groupe» de décideurs clandestins faisant et défaisant les carrières et les (in-) fortunes, tirant les ficelles du «grand et du petit», du «global et du détail», du mauvais et du bien (il ne faut pas trop y compter? sauf pour les serviteurs zelés) dans le pays... l'essentiel étant de conserver, au mieux et au plus, entre ses mains, les rênes.

Il y a, bien sûr, en fond, l'image retrécie de la société : Une belle jeune fille, une voisine, un amour déçu (avec son lot de jalousie, de dévotion mais aussi de viol et de masochisme) ; un père quelque peu tyrannique ne montrant jamais ses faiblesses et ses états d'âme, même quand il craque finissant sa vie dans le suicide, une mère respectueuse des traditions et devenue, peu à peu, dévote accomplie ; des camarades de quartier ayant mal tourné (dont un policier «ripoux» et un voyou de la pire espèce devenu «islamiste»), la prostitution, l'alcool,... Puis, tout d'un coup, le terrorisme... et la mort au bout du chemin. Les terroristes sont abattus? et le négociateur (père d'un des terroristes)... aussi. La mort n'a plus de forme chez nous. Serait-elle partout ?

L'Auteur : Né en 1969, journaliste (dans plusieurs quotidiens, après 88, puis à la Télévision nationale au service culturel) et écrivain ayant fait des études à Alger à l'Institut de langue et de littérature arabes. Animateur d'une Union des écrivains indépendants ; auteur, depuis 1997, de plusieurs ouvrages, la plupart déjà traduits en français, Cet ouvrage a été sélectionné pour l'Arabic Booker Prize 2012.

Avis : Nouvelle génération de la littérature nationale de langue arabe avec, pour crédo, la création... et beaucoup de questionnemements sur la «tragédie nationale». Ecriture de réflexion, à la limite du philospophique. Pas ennuyeuse du tout !

Citations : «La littérature est une illusion redoutable quand vous l'investissez de l'espoir trop grand de vous sauver de la mort de l'habitude et de l'ennui quotidien» (p 10), «L'amour est la chose la plus importante qui puisse arriver dans la vie d'un homme... Quiconque n'a pas connu l'amour, ne serait-ce qu'une fois dans sa vie, doit être tenu pour mort. Vivre sans aimer, ce n'est pas vivre» (p 30), «Boumédiène, ce militaire qui a voulu changer le visage de l'Algérie, et qui a rêvé d'un pays plus grand que celui qui existait» (p 42), «Le système du président (Boumédiène) : un système fermé comme il se doit, mais avec deux ouvertures : un balcon donnant sur le rêve, et un autre sur le vide «(p 42), «Le cœur est le lieu de la vraie résistance car la volonté est faible et elle peut se laisser corrompre à n'importe quel moment» (p 121).