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Grèce, Algérie, aller-retour

par Derguini Arezki *

La Grèce et l'Europe sont dans l'impasse. Qu'elles soient d'offre ou de demande, les politiques publiques semblent incapables de ramener la croissance, de rééquilibrer les comptes sans accroître la dette publique.

En vérité ce sur quoi on bute aujourd'hui en Europe quand il n'est pas mis en question, c'est sur le ralentissement de la croissance et la nature de ce vieux rapport des créanciers aux débiteurs, qui apparaît comme usuraire dès lors que l'un s'enrichit sur la faillite de l'autre. En effet, devant l'impossibilité de rembourser leurs dettes à cause du ralentissement général de la croissance, les Grecs contestent la nature usuraire de ce rapport que leur imposent les banques allemandes et françaises. Ils rejettent une telle relation qui obéit à la loi de chacun pour soi et désolidarise les membres de la communauté européenne. Les Européens vont devoir choisir.

Doivent-ils continuer à obéir à la règle de chacun pour soi sous la loi de l'euro et dans ce cas accepter de se séparer de ceux qui ne peuvent en supporter l'épreuve ? Ou doivent-ils obéir à un destin commun et reconstruire l'Europe par le bas et de manière progressive de sorte à soumettre leur compétition à un contrôle démocratique plutôt qu'à la loi de la finance mondiale ? Dans le premier cas, ils accepteraient la loi du monde et de la finance, dans un autre ils viseraient à la civiliser. Il est fort possible que les conditions internes et externes ne soient pas encore réunies pour la seconde alternative, mais pour échapper à la loi de chacun pour soi, il ne peut y avoir d'autre alternative que d'évoluer dans la direction d'un approfondissement de la démocratie. J'entrevois dès à présent qu'il faille passer par une révision du rapport entre les générations et du rapport à l'émigration, car c'est de leur distorsion que se nourrit l'usure. Questions qui deviennent de plus en plus lourdes pour avoir été longtemps écartées.

Les politiques de rigueur et d'austérité sont des politiques qui visent, suite à un excès des dépenses publiques sur les recettes fiscales, à rééquilibrer les comptes publics. Dans le cadre d'une économie fermée, dépenser mieux ou moins, consommer moins tout en investissant autant ou plus pour accroitre les capacités de production, signifierait non pas produire plus mais moins, puisqu'une partie seulement de la production trouverait un débouché.  Ce traitement de cheval au coût social élevé pourrait débarrasser l'appareil de production de ses nombreuses scories. Autrement dit, pour accroître la production et diminuer la consommation, il faut accroître les exportations. Pour accroître durablement ses capacités de production, une société qui peut faire l'effort de réaffecter ses ressources en faveur de l'accroissement de ses ressources, devrait réaffecter son excès de production de sorte à stabiliser une consommation puis à accroître ses capacités d'exportation. Ce n'est qu'ensuite qu'elle peut envisager d'améliorer sa consommation. Ainsi, peut être dite une leçon d'économie politique chinoise et décrit le pilotage de l'économie par les autorités chinoises. Les arbitrages pour déterminer ce qui doit être produit et investi, ce qui peut être exporté et consommé, ne peuvent être confiés au marché ; ils supposent un horizon commun aux différents acteurs de l'économie, attachés à la réalisation de certains objectifs dans le plus ou moins long terme. Cet horizon commun est d'autant plus nécessaire que l'effort qui doit être demandé à la société pour passer d'une société rentière à une société productive, est considérable. Stabiliser la consommation et l'inscrire dans un mode de production durable, que j'ai appelé ailleurs une politique de la demande[1], cela nécessite un consensus et une discipline sociale à la mesure de l'effort.

Il faudrait passer d'une situation où l'on consomme plus qu'on ne produit (en important à crédit ou en dissipant son capital naturel), dans un contexte de croissance soutenue par l'endettement, à un autre de resserrement du crédit, où l'on produit plus que l'on ne consomme, pour exporter et rééquilibrer ses comptes. Les Grecs ayant reçu du monde plus qu'ils ne lui donnaient, vint le temps où le rapport devait s'inverser. Aussi, leur revient-il désormais de produire plus qu'ils ne consommeront. Mais cela est-il possible ? En théorie, en bonne logique domestique, cela est même nécessaire : on ne peut durablement recevoir des autres plus qu'on ne leur donne. Mais en pratique ? Comment celui qui emprunte peut-il se transformer en prêteur ? Après avoir été dans l'incapacité de rembourser ses dettes, de transformer ses emprunts en capacités de production, comment pourrait-il accroître ses exportations et rembourser ses dettes ?

Dans un contexte de ralentissement de la croissance, de resserrement du crédit, la possibilité d'accroître les capacités de production est très faible et l'éventualité de rembourser ses dettes par la vente d'actifs est plus vraisemblable.

C'est dans le cadre d'une telle hypothèse que la troïka ne peut accepter le plan de Siriza : quels que puissent être les nouvelles aides, la Grèce en particulier, ne peut être en mesure d'attirer chez elle de nouvelles capacités de production et de rembourser ses dettes.

La politique d'austérité tue la croissance, mais une autre d'investissement ne la donne pas non plus. D'où le dilemme européen. La solution aujourd'hui n'est pas économique.

Reprenons notre raisonnement : accroître la production et diminuer la consommation signifie donc accroître les exportations. Cette équation fondamentale est enseignée très tôt aux économistes. Mais si nous passons d'une comptabilité nationale à une autre internationale, européenne par exemple, qui prend en compte les interdépendances économiques nationales, pour pouvoir développer ses exportations il faudrait que les pays importateurs puissent accroître leurs importations. Pour un pays qui dépendrait beaucoup de ses partenaires européens, il faudrait que ceux-ci acceptent de lui acheter plus qu'ils ne lui vendent. Il faudrait qu'ils acceptent soit de renoncer en sa faveur à une partie de leurs capacités de production, s'ils n'envisagent pas de les accroître, ou lui accorder une part plus importante que dans le passé s'ils envisagent leur accroissement. Mais ce qui se passe, c'est que tout en demandant le remboursement de leurs créances ils refusent de lui acheter ce qu'il veut vendre.    Ce que signifie le fait d'avoir emprunté en euro est de devoir rembourser en euro. Ils veulent être remboursés en marchandises solvables que les prêts n'ont pas contribué à produire, donc en actifs naturels ou touristiques. Les Grecs se retrouvent en face de créanciers usuriers et non d'une Europe solidaire dans une situation de dépendance douloureuse. Entre s'incliner et résister, la différence quant à l'effort peut être soulagée par la fierté de n'avoir pas mendié, mais il faudra bien faire face à cette dissymétrie entre leur existence et leurs moyens. Le temps des vaches maigres va faire disparaître une rente que consentait l'Europe à verser non sans malice.

Car dans la conjoncture mondiale actuelle, les politiques d'austérité se généralisent du fait du ralentissement de la croissance. Les nouvelles recettes fiscales n'arrivent plus à couvrir les anciennes dépenses publiques. Les rares pays qui y échappent sont ceux qui ont anticipé ce ralentissement, de sorte que quand ils ont mené une politique d'offre (baisse des salaires, réorganisation du marché du travail, investissement productif), ils ont profité de la politique de (soutien de la) demande que les autres continuaient de développer dans l'attente d'une reprise. Alors que les premiers anticipaient le ralentissement durable, les autres attendaient un retour de la croissance et finançaient les déficits budgétaires par de l'endettement. Dans cet ordre d'idées, on reproche aujourd'hui à l'Allemagne d'avoir profité de la demande des pays du sud de l'Europe. Comment donc la France, l'Italie, l'Espagne et le Portugal qui appliquent eux-mêmes aujourd'hui des politiques d'austérité pourraient-ils être solidaires de la Grèce ? Lui concéder des capacités de production qui lui permettraient de rééquilibrer ses comptes ?

Feraient-elles preuve de générosité, étant donné l'effort relativement modeste exigé par le sauvetage de la Grèce, que cela ne constituerait pas une solution ni pour elles ni pour la Grèce car des capacités de production réellement compétitives ne s'octroient pas.

Capacités de production compétitives, avons nous dit, durables parce que compétitives ou soustraites à la compétition mais intégrées à d'autres compétitives[2]. Ainsi, la Grèce ne peut être saisie hors de l'Europe, sans l'Allemagne vis-à-vis de laquelle elle a pris (importé) plus que donné (exporté), et dont elle réclame une solidarité[3]du fait qu'elle a profité de sa propension à s'endetter pour soutenir sa position dans le monde[4]. On le voit bien nous sommes dans un système d'interdépendance mondial hiérarchisé, dans lequel est tenu à un certain niveau un pays comme l'Allemagne, à un autre la Grèce. Pour le moment les capacités de production compétitives européennes ont tendance à se réfugier en Allemagne. Pour qu'elles puissent être mieux réparties sur les autres pays de l'Europe, il faudrait qu'elles puissent, ce faisant, conserver leur caractère compétitif afin de ne pas sortir de la zone. Autrement dit, il faudrait que le système d'interdépendance européen devienne lui-même compétitif d'un bout à l'autre, qu'il y ait une division européenne cohérente du travail qui soit défendue et assumée comme telle par les mondes du travail et des affaires. Perspective que chacun, grec ou allemand, redoute. De plus, selon les tendances actuelles de la productivité, on assisterait plutôt à une concentration des capacités de production industrielles plutôt qu'à leur étalement. Autrement dit, on irait vers une hiérarchisation plus prononcée de la division du travail comme le laisse voir la polarisation du marché du travail à ses deux extrémités : précarisation dans les emplois de service non qualifiés mais non mécanisables et consolidation à la borne supérieure du travail qualifié avec une émigration de la main-d'œuvre qualifiée européenne vers l'Allemagne. Tout se passe comme s'il faille choisir entre une concentration des capacités de production (en Allemagne) avec une nouvelle guerre économique entre les pays européens autour de leur répartition du fait de l'unité monétaire et une pacification de la compétition avec une distribution adéquate de ces capacités dans le cadre d'une division européenne du travail cohérente et équitable. La première tendance s'accompagnerait d'une dynamique de " naturalisation " de la hiérarchisation des nations et des sociétés dont la xénophobie et le racisme seraient les expressions.

Pour le moment, nous sommes au carrefour. Les positions de la troïka (qui représente les créanciers) et du gouvernement grec (les débiteurs) semblent inconciliables. En situation de récession, nous sommes dans un jeu à somme nulle : ce que gagne l'un est ce que perd l'autre. Les premiers qui ont profité de la faiblesse des seconds (leur propension à s'endetter) et de ce fait se font traiter d'usuriers, apportent à la demande de solidarité de la Grèce la réponse de la fourmi à la cigale : dansez maintenant ! Ils n'ont pas besoin de dire qu'ils tiennent leur manque de compassion du monde et non pas d'eux-mêmes. Ils ne peuvent regarder vers le bas : la Grèce, et oublier le haut : les USA et la Chine. Leur souci n'est pas celui des capacités qui préoccupe le ministre des Finances de la Grèce, Yanis Varoufakis, pour qui "l'austérité sape la capacité de la Grèce à rembourser sa dette"[5]. Il n'est pas question de donner encore à la Grèce, de surcroit pour des capacités de production qui ne sont ni possibles ni désirables. Il n'est pas question de céder des capacités de production et la division du travail apparaît pour ce qu'elle est.

Il faut rappeler que la Grèce est un pays chrétien orthodoxe, que son intégration à l'Europe ne s'est pas faite sur une base économique, mais en tant que référence culturelle de l'Europe. La crise grecque pourrait inaugurer l'ère de l'euro comme monnaie commune et non plus unique : à côté de l'euro serait rétablie la drachme, avant que ne se mette en place une démocratie européenne et n'existe un budget fédéral européen. Il faudra d'abord que la Grèce accepte d'ajuster ses moyens. Avec la polarisation et l'internationalisation du marché du travail, il est probable que les monnaies complémentaires ne soient appelées à mettre en cohérence les ressources des territoires dont certains ne peuvent pas se prêter à la spécialisation internationale. Comme elle pourrait inaugurer un redécoupage des ensembles économiques et sociaux pour leur assurer une plus grande cohérence.     

Un rapprochement avec la Russie et les pays slaves lui serait-il plus profitable ? Ce qui est sûr, c'est qu'en recourant au référendum, le gouvernement grec ne veut pas se faire le complice du Conseil de l'Europe, en appliquant sa politique au peuple grec. Il a pris le courage de dire non et de contester l'horizon fermé que voulait lui imposer la troïka. Mais cela suffira-t-il pour remettre en cause la division du travail qui se profile entre les pays du sud de l'Europe et ceux du nord ? Si l'on en croit les négociateurs expérimentés, on ne s'engage pas dans une négociation sans envisager la possibilité de l'échec et disposer d'une solution de rechange. Autrement, la négociation risque de conduire à des pertes plus fortes que celles prévues, ce qu'envisagent dès à présent un nombre élevé d'observateurs. Une chose est certaine, la Grèce pourrait conduire les pays du Sud à se mettre sur la voie d'une meilleure intégration au monde. L'unité monétaire sans l'unité politique soumet dans une certaine division du travail, le plus faible économiquement au plus fort.

Dans notre pays, à quoi pourrait viser une politique d'austérité ? Devant le ralentissement de la croissance à l'échelle mondiale, il serait erroné de vouloir substituer de nouvelles exportations aux anciennes. A moins qu'elles puissent être adressées à d'autres pays qui ne sont pas soumis à récession, tels ceux d'Afrique. Quoi qu'il en soit, à brève échéance, on ne pourra soutenir le niveau de dépenses actuelles en envisageant des exportations. Nous ne pourrions qu'échouer et donc aggraver la crise. Il faudrait pouvoir accroitre les capacités de production à destination des marchés locaux, stabiliser une consommation.

Pour ce faire, une libéralisation immédiate serait une mauvaise réponse, elle signifierait le renoncement à un effort collectif car elle soumettrait la satisfaction des besoins à la logique du plus offrant et étant donné la rigidité de l'offre, elle ne pourrait conduire qu'à un accroissement des inégalités. Cela devient de plus en plus clair pour les économistes actuels : à se focaliser sur la croissance on laisse filer les inégalités. " La cote de popularité de Barack Obama a suivi celle des revenus et non celle du PIB. Le président américain est le premier de l'histoire des Etats-Unis qui doit reconnaître une baisse du revenu médian des citoyens sur 20 ans (de concert avec ses prédécesseurs) "[6].

Avant de libéraliser il faut redonner à l'offre son élasticité de sorte à préserver la cohésion de la société. Ensuite, on pourra envisager d'exporter, puis de revoir les arbitrages entre consommation et investissement.

* Enseignant chercheur, faculté des sciences économiques, université Ferhat Abbas. Sétif député du Front des Forces socialistes, Bejaia.

Note

[1] Politique de l'offre ou politique de la demande ? In le Quotidien d'Oran du 17, 20 et 21 février 2010.

[2] L'exemple du marché du travail en Allemagne : le travailleur de l'industrie est soustrait relativement à la compétition, celui des services qui l'entoure est exposé. Mais le système social tient les deux bouts. Les monnaies complémentaires entre les entreprises en Suisse est un autre exemple.

[3] Voir l'intervention de Yanis Varoufakis: "L'austérité sape la capacité de la Grèce à rembourser sa dette".http://www.alterecoplus.fr/economie/yanis-varoufakis-lausterite-sape-la-capacite-de-la-grece-a-rembourser-sa-dette-201506191700-00001581.html

[4] En exportant vers le reste du monde, l'Allemagne a accumulé des excédents dont elle a " investi " en partie en Grèce, comme l'explique le ministre des Finances grec. Maintenant que la récession en Europe se précise, les créanciers voudraient reprendre leurs avoirs et les débiteurs ont du mal à les rendre.

[5] Art. op. cit.

[6]Le revenu augmente et le bien-être diminue, sauf en Suisse, http://www.letemps.ch/Page/Uuid/b9277322-ed06-11e4-8a43-4ad205b10b56/Le_revenu_augmente_et_le_bien-%C3%AAtre_diminue_sauf_en_Suisse